Chapitre 8 - ASTRID

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Cela fait maintenant presque vingt-quatre heures que je me suis évadée, et une douzaine depuis la première fois que j'ai dû assomer Sacha. Le maintenir dans l'inconscience avec une méthode aussi brutale me pose quelques problèmes par rapport à sa santé, mais je me dis à chaque fois que les renforts ne devraient pas tarder à arriver et que, faute d'anesthésiants, je n'ai pas vraiment d'autre choix. Au début, j'attendais qu'il ouvre les yeux pour le frapper à nouveau, mais à force de l'entendre me supplier de l'écouter, j'ai fini par me lasser et anticiper ses réveils. À chaque fois, il saute sur la moindre occasion pour me dire quelque chose, comme un avertissement. Je dois avouer que je serais curieuse d'écouter ce qu'il a à me dire, mais j'ai tellement peur qu'il déclenche quelque chose que je l'en empêche toujours.

Je vois une telle résignation dans ses yeux, et presque de la culpabilité, que j'ai cependant toujours peur de céder. Mais je résiste, impassible à l'extérieur alors qu'à l'intérieur je bous de mille sentiments mêlés. Je ne dois pas laisser mes sentiments entrer en compte là-dedans. Mes sentiments ? Depuis que nous nous sommes posés, je n'ai fait que quatre choses : fouiller l'avion, en vain, à la recherche de provisions, attacher fermement Sacha avec ce que j'ai pu trouver, l'assomer à cahque nouveau réveil, mais surtout, penser. Penser à lui, principalement. Malgré la honte que me provoquent ces réflexions, je ne peux m'empêcher de repasser les dernières journées en boucle.

Notre étreinte passionnée pendant le bal était-elle vraiment forcée ? De sa part comme de la mienne ?

Que signifient tous ces sentiments que je peux lire dans ses yeux quand il les ouvre quelques secondes, mais dont aucun n'a trait à la haine ou le désir de vengeance ?

Comment dois-je interpréter ses comportements ?

Je me retrouve face à une impasse, et la rareté de ces situations où je suis incapable de connaître les sentiments des autres me rend encore plus mal à l'aise. Je me sens tellement vulnérable, presque mise à nue maintenant que mon don me fait défaut.

Mais pourquoi mettent-ils autant de temps ? Le soleil commence déjà à se coucher derrière les arbres qui bordent le champ où nous nous sommes posés, annonçant une nouvelle nuit et la fin d'un énième jour. Le temps file si vite entre mes doigts, j'ai si peur de ne pas y arriver. De faillir à ma mission. D'avoir déjà failli. Et si les informations de Willer étaient fausses ? Et s'il ne s'agissait que d'un piège, un leurre destiné à piéger l'Organisation ? Ça ne serait pas la première fois, mais surtout, ça ne serait pas stupide de leur part. Voilà le genre de coups auxquels on peut tout à fait s'attendre venant de la DFAO, je l'ai appris à mes dépends.

Je pose mon regard sur le corps affaissé de Sacha. Depuis la première fois que je l'ai vu, ses cheveux ont repoussé, dégageant une teinte bien plus claire sur le sommet de son crâne. Je comprends qu'il a dû se teindre les cheveux en noir et je me demande quelle est sa couleur naturelle. Il est trop tôt pour le déterminer, et de toute manière je n'ose pas m'approcher de lui. J'ai peur de ce que je pourrais faire, ma haine étant à peu près retombée maintenant qu'il n'est pas conscient pour en faire les frais. Etrangement, ses traits se sont adoucis et je peux le regarder comme jamais auparavant : les traits anguleux de son visage prennent une certaine douceur sous l'éclairage naturel, déclinant, du soleil. Ses paupières abaissées laissent de longs cils blonds, d'ordinaires presque invisibles, caresser sa peau. Sa mâchoire carrée s'affine pour effacer, rien qu'un instant, ce qu'il représente pour moi depuis le début : un homme. En quelque sorte, un ennemi, même bien avant que je ne comprenne sa trahison.

Dans ce monde, les femmes sont une espèce à part, je l'ai bien compris. Et n'importe qui peut nous faire du mal. Apprendrai-je jamais à accorder ma confiance à quelqu'un ? Si nous ne l'emportons, j'en aurai besoin plus que jamais pour continuer à me battre, même si je ne suis pas sûre d'en avoir la force. Et dans l'optique d'une possible victoire... dans quel monde devrai-je apprendre à évoluer ? Quels changements s'opéreront ? Je n'avais jamais songé aux conséquences d'une réussite de notre part. Désactiver les puces et ouvrir les yeux au monde semble si simple dit comme ça. Mais les hommes se laisseront-ils convaincre, même libres de penser ? Après tout, ils ne le seront jamais complètement ; je suis la première à savoir que des années de conditionnement ne s'effacent pas en un coup de baguette magique. Ne préfèreront-ils pas leur ancienne tranquilité à toute l'agitation que causera la réinsertion des femmes ?

À écouter Allen, détruire le CCP est la fin de cette pénible mission, le terminus du train. Mais plus j'y réfléchis, plus je me rends compte à quel point j'ai été naïve d'y croire. La lutte pour nos droits ne sera jamais finie. Et je me demande même si nous pourrons ne serait-ce que la commencer réellement un jour. L'emprise des Leaders et du Nouveau Système va bien plus loin que ce que j'avais imaginé jusque là. Elle s'étendra encore, même après leur mort, qui ne dépendra elle-même que d'une succession d'éléments favorables à l'Organisation. Trop d'hypothèses, trop de retournements, mon cerveau commence à saturer de toutes ces réflexions sur le futur.

Comme j'aimerais pouvoir simplement revenir en arrière, du temps où seule ma féminité me préoccupait, et non pas le sort de dizaine, que dis-je, de centaines de femmes réparties dans le monde. Et puis je me rappelle que, de toute manière, tout ceci n'était qu'une illusion, alors que Alyzée, Cassie, Shaïma, et toutes les autres, sont bien réelles. Je n'ai pas le droit de penser ainsi. Je me dois de tenir le coup, de garder la tête haute, pour elles. Je me dois de mettre à profit cette liberté qu'elles n'ont jamais eu la chance de connaître pour faire tout ce qui est en mon pouvoir. Moi qui ai la chance de n'avoir vécu que quelques jours au Sanctuaire, qui suis-je pour baisser les bras ? Je me sens soudain coupable de toutes celles que j'ai abandonnées derrière moi. Dans ma folle évasion, je n'ai songé à aucune d'entre elles, pas une seule fois, et pourtant, à des centaines de kilomètres de moi, enfermées entre les quatre murs de leurs cellules, elles survivent toujours. Inconsciemment, elles attendent peut-être l'aide que je suis dans l'obligation de leur fournir, de par mon statut de femme.

Un vrombissement sonore m'arrache à mes pensées. Je lève la tête vers le ciel avec un calme étrange, au vu de toutes les réflexions qui m'agitent depuis le matin. Je me sens presque apaisée, aussi absurde que cela puisse paraître. Sûrement grâce à cette révélation que je viens de me faire. Sûrement parce que j'ai enfin compris où est ma place : enterrée six pieds sous terre, ou au coeur de la mêlée pour défendre celle que je suis. Je ne mérite pas de vivre si je ne me bats pas pour toutes ces femmes. Comment ignorer la réalité après avoir vécu au Sanctuaire et enduré ce qu'elles endurent depuis leur naissance ? Elles ne sont qu'un champ de ruines alors que j'ai la vie devant moi, et tellement de possibilité... Elles sont limitées à une durée de vie de quarante ans à peine, alors que je suis libre de décider où, mais surtout comment mourir.

Silencieuse, ou en hurlant contre notre oppresseur.

Je me sens prête à sortir de l'ombre.

Définitivement.

Non pas par bataille interposée, en menant une mission secrète dans le Sanctuaire, en mentant sur ce que je sais.

Mais en décochant mes flèches les unes après les autres dans le coeur de mes ennemis, sans cacher qui est derrière l'arc.

Alors, maintenant que mon destin se joue, que ces avions peuvent tout aussi bien appartenir à la DFAO qu'à l'Organisation, je me tiens en pleine lumière, et je ne me suis jamais sentie aussi forte.

*****

Un homme pose délicatement une couverture chaude sur mes épaules tandis que deux autres s'occupent de hisser Sacha à bord d'un des deux avions. Je ne leur ai rien dit, depuis leur atterrissage, et ils ne m'ont rien demandé. Ils savent parfaitement que je nourris des doutes à leur sujet, et ils l'acceptent sans rancune. Je me doute qu'ils me comprennnent : à ma place, ils ne prendraient pas non plus le risque de dévoiler des informations sensibles à l'ennemi. Je n'ai aucune certitude qu'ils appartiennent bien à l'Organisation et pas à la DFAO : je ne pourrai en être convaincue que quand je verrai Allen. Il est la seule personne en qui j'ai totalement confiance, la seule que je connaisse malgré ma mémoire effacée.

Je n'essaie même pas d'analyser mes potentiels sauveurs, qui s'activent le plus vite possible autour de moi. De toute manière, qu'est-ce que ça pourrait bien changer ? Tant que ma bouche reste close, je ne fais courir aucun risque à l'Organisation.

En tout, deux avions ont été détachés pour venir me chercher. Evidemment, ils n'avaient pas connaissance de la présence de Sacha, mais ils ont vite compris quand ils l'ont vu, attaché et inconscient. Je n'ai lâché que le minimum d'informations possibles : je l'ai entraîné avec moi dans mon évasion et il s'est évanoui alors que nous échappions aux chasseurs adverses. J'en ai profité pour le maintenir dans cet état jusqu'à leur arrivée. Je présente mon ancien compagnon de route comme ce qu'il est : un traître, et surtout, un prisonnier auquel il est primordial d'extorquer le plus d'informations possibles. Mais en dépit de la véridité de mes propos, je sens une pointe de tristesse me traverser, comme si une époque se terminait définitivement pour laisser place à une autre, bien plus sombre.

Cela fait maintenant un quart d'heure qu'ils ont atteri, et nous nous apprêtons à repartir vers je ne sais trop où. Cependant, ne pas être traitée en criminelle et personne dangereuse me soulage. Ne pas être accompagnée partout où je vais par deux gardes me provoque toujours la même surprise. Ils placent en moi une totale confiance, comme s'ils me connaissaient de longue date, comme si... nous étions dans le même camp. Et quelque part, ce lien que nous partageons m'apaise incroyablement. Ils m'aident, se montrent respectueux, n'affichent pas de mine dégoûtée à la vue de mon corps de femme, malgré la tenue légère dans laquelle j'ai dû sortir pour l'Heure de Séduction. Je n'ai bien sûr pas pu changer de vêtements et je me sens nue, mal à l'aise, bien qu'ils ne semblent prêter aucune attention à ces détails. J'ai l'impression que je ne les gêne pas, et c'est une sensation si particulière, si agréable, que je ne peux retenir un petit sourire timide sur mes lèvres. Ils me proposent même à boire et à manger, bien que je décline poliment : ma méfiance naturelle est toujours présente. Et si l'eau était empoisonnée, droguée ? Et si tout ce cirque ne servait qu'à apaiser ma méfiance ? Après tout, la DFAO sait à présent ce que je peux faire, et la prudence est de mise. Je mets donc ma soif de côté.

Après de longues minutes de préparation, nous sommes prêts pour partir. La couverture toujours enroulée autour de moi, je laisse l'homme de tout à l'heure me guider vers l'un des deux appareils ; ce ne sont pas des chasseurs comme celui que j'ai utilisé pour m'échapper, mais ils ne manquent pas non plus de charme et de finesse. Je devine qu'ils doivent remplir à peu de choses près les mêmes fonctions, à ceci près qu'ils peuvent transporter de nombreuses personnes. Pratique, je songe en moi-même. C'est également une information précieuse sur l'Organisation : ils possèdent manifestement eux aussi une technologie avancée, qui leur permet sûrement de lutter à armes égales contre le Gouvernement. Voilà pourquoi aucun d'eux ne réussit à prendre définitivement le contrôle sur l'autre. Voilà pourquoi les résistants sont encore en vie depuis tout ce temps.

On m'aide à m'attacher, bien que, d'instinct, je sache parfaitement le faire moi-même. Mais le temps que je m'en rende compte, l'opération est terminée. Déjà, nous décollons, tandis que, à côté de moi, l'homme sympathique qui m'aide sans cesse démarrre une transmission sur son Communicateur. Il ajuste un petit objet noir dans son oreille et je devine qu'il s'agit sans doute de son oreillette.

- Nous l'avons récupérée. J'ai personnellement effectué tous les contrôles, elle est clean. Un jeune homme était avec elle, inconscient. Elle prétend l'avoir emmené avec elle dans son évasion comme prisonnier. Nous l'avons placé sous sédatifs en attendant d'arriver. Lui aussi a été vérifié. Rien à part un traceur inactivé, et un micro à faible portée. Nous avons brouillé les ondes dans toute la zone. Nous décollons. J'ai lancé la procédure d'effaçage des traces.

J'ai à peine le temps de me demander à qui il parle, et surtout ce qu'est cette fameuse procédure, que déjà j'ai la réponse à ma question, du moins à la deuxième : en-dessous de nous, un vacarme assourdissant vient d'éclater, et une intuition qui ne vient sûrement pas de nulle part m'indique que le chasseur que j'ai utilisé pour m'échapper vient d'être détruit. Bien sûr. Ne laisser aucune trace derrière soi. J'ai moi-même dû effectuer cette manoeuvre à de nombreuses reprises, dans mon passé. Voilà pourquoi je le sais sans même avoir besoin de vérifier visuellement. J'imagine parfaitement la scène : une onde de choc qui ravage le champ, un feu destructeur qui se met à brûler là où nous étions quelques minutes auparavant. La végétation, qui commençait à peine à repousser, vient d'être à nouveau réduite à néant.

Nous prenons rapidement de la vitesse grâce au pilote qui nous guide en souplesse dans les airs.

Je contemple les soldats assis autour de moi, dont aucun n'a jamais cherché à me contrôler, m'attacher, ou me torturer.

Quelles surprises m'attendent encore à l'Organisation ?

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