Chapitre 24 - ASTRID

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Je m'affale derrière un pilier sans me rendre compte immédiatement que c'est là que tout a commencé : il y a quelques heures, je discutais avec Sacha à cet endroit précis.

Mon coeur fait un bond dans ma poitrine quand une silouhette passe devant moi sans me remarquer, puis je m'aperçois qu'il ne s'agit que d'une femme. Combien de temps serai-je en sécurité ici ? Je suis la grande attraction de ce bal, je l'ai compris dès la première heure. Depuis une éternité, je passe de mains en mains comme un objet que tout le monde veut tester. Je suis épuisée, littéralement, et surtout dégoûtée. Plus le temps passait, et moins j'avais de force pour repousser les avances de tous ces hommes puissants habitués à ne rien se voir refuser. Je me demande même comment j'ai réussi à m'échapper des bras du dernier alors même qu'il était de loin le plus possessif de tous. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai été embrassée sauvagement, sans la moindre douceur. Il y a une telle différence entre ces baisers arrachés et ceux que je partage avec Sacha. Et pourtant, il fait partie de la même caste à mes yeux : celle qui me manipule et se sert de moi. Celle des hommes. Mais inexplicablement, quand je suis avec lui, j'ai envie de plus, alors que les autres me donnent juste envie de m'enfuir le plus loin possible.

Mes pieds sont meurtris à force de marcher dans ses chaussures et je ne compte plus le nombre de fois où je me suis tordu la cheville à cause d'elles. J'ai les jambes tremblantes, les mains moites et mon chignon, déjà à moitié défait par mon altercation avec Sacha, en début de soirée, est à présent complètement détruit : mes cheveux retombent simplement en une vague indomptable sur mes épaules. Mon maquillage n'est plus qu'un vague souvenir, j'ai les paupières lourdes et les lèvres douloureuses. Et pourtant, je ne peux que me rappeler que le pire n'est pas encore à subir. Heureusement, minuscule contre-partie, je n'ai pas croisé Christian Carren une seule fois de toute la soirée. Soit il m'évite, soit j'étais trop concentrée sur mes différents partenaires pour le remarquer, soit il n'est tout simplement même pas venu.

En revanche, un homme froid et dur aux cheveux blonds parfaitement organisés me suit et me fixe depuis le début du bal, sans que je comprenne pourquoi. Contrairement à tous les autres, il ne m'a jamais approchée à plus d'un mètre, mais je sens sa présence continuellement, comme une ombre invisible qui glisserait sur mes pas sans jamais se détacher de moi. Quelque chose dans ses traits m'est vaguement familier, mais dans l'agitation, je n'ai pas réussi à le regarder assez longtemps pour savoir quoi exactement. Cependant, cette impression de déjà-vu me trouble de plus en plus à mesure que les heures passent, et qu'il se tient toujours là, pas loin de moi. J'ai un pressentiment obscur à son sujet, mais à chaque fois que je tiens la réponse, elle s'échappe avant que je ne puisse la voir. C'est tellement frustrant que j'ai envie de me défouler sur quelque chose. Brutalement. Violemment.

Une sonnerie étrangement familière me sort de mes pensées, et je comprends immédiatement pourquoi : c'est exactement la même que celle qui annonce le début et la fin de l'Heure de Séduction, chaque jour qui passe. La musique se coupe, le silence se fait, religieux. Je suis toujours recroquevillée dans mon coin, les genoux repliés contre ma poitrine, et j'espère que personne ne me trouvera jamais là où je suis. Mais je me fais des illusions, bien sûr : tout dans cette salle est nu, à découvert. Je ne suis pas plus cachée ici que n'importe où ailleurs. La seule différence, c'est ce pilier, mais je doute qu'il change vraiment quoi que ce soit.

Une voix puissante sortie de nulle part, répercutée partout par les murs, résonne soudain dans l'immense salle, me faisant sursauter :

- Chers invités, je suis au regret de vous apprendre que les festivités touchent à leur fin. On vient de m'apprendre que le dernier des quarante-sept bracelets de réservation vient d'être fixé. Le dernier produit vient d'être acheté.

Des rires résonnent dans toute l'espace, qui font écho à celui de la mystérieuse voix.

Et je réalise soudain.

Cette voix.

Christian.

C'est lui.

Mais déjà, il continue son discours :

- Ce moment que vous attendez sûrement tous arrive maintenant. Je vous prie de bien vouloir vous présenter devant le numéro au sol qui correspond à celui de votre achat. Les ascenseurs vont bientôt arriver.

La voix se tait et les duos se mettent en mouvement.

Une image terrifiante de Willer et moi s'impose à mon esprit, et quand je rouvre les yeux, je me rends compte qu'elle n'existe pas que dans mon imagination. Alors que je suis toujours par terre, il se dresse devant moi, me dominant de toute sa taille.

Sans perdre de temps, il me relève et m'entraîne vers le numéro 97. Le trajet au milieu de tous les autres convives se déroule dans un brouillard flou, et je ne m'extirpe de ma léthargie qu'au son des exclamations. Toutes sans exception sont poussées par des hommes. Les femmes restent immobiles, silencieuses, aux côtés de leurs "possesseurs". Je ne fais pas exception à la règle. Et malgré mon état lamentable, physique comme mental, je ne mets pas longtemps à repérer la cause de cette agitation.

Surgit de nulle part, le Leader de Paris s'avance d'une démarche royale vers la dernière place libre.

Le numéro 19.

Alyzée.

Mon coeur se glace d'horreur.

Je n'avais plus pensé à elle depuis bien longtemps. Et pourtant, elle se tient là, stoïque, magnifique dans la déchéance. Je voudrais bondir vers elle, mais je sais bien que cette fois, je suis bel et bien impuissante. Seule contre tous ces hommes, je n'ai aucune chance de faire reculer Christian. Et pourtant, je serais prête à le tenter, si seulement la poigne de fer de Willer ne me maintenait pas sur place. Résister même si ça ne sert à rien. Tout simplement parce que, de la même manière que j'ai défendue Cassie la dernière fois, je me refuse à laisser une de mes semblables subir ce sort sans réagir, sans montrer que je ne me tais pas. Que je ne suis pas soumise. Que je proteste même si ma voix n'est pas entendue. Faire quelque chose apporte un peu de baûme à ma conscience torturée, mais cette fois, même ce droit élémentaire m'est refusé.

Christian enroule son bras autour de la taille d'Alyzée, qui ne réagit toujours pas. Elle fixe un point loin devant elle, comme elle a l'habitude de le faire si souvent. C'est sa manière à elle de se protéger, je suppose. Sa manière à elle d'oublier. Sa manière à elle de résister. Parce qu'aujourd'hui, la rebelle du Sanctuaire n'est rien de plus que toutes les autres.

À cet instant, je sens soudainement comme une conscience collective m'envahir. Et, l'espace de quelques secondes, une puissante vague de tristesse me submerge. Ce sentiment s'évanouit aussi vite qu'il est apparu, mais je suis sûre qu'il a bel et bien existé. Et instinctivement, je sais d'où il venait : malgré tout ce qu'elles peuvent dire, Alyzée brille dans le noir du Sanctuaire comme la flamme de l'espoir pour les autres femmes. La voir ainsi, résignée, abattue, soumise, est pour elles le signe que tout espoir est définitivement perdu. La fin de la résistance. Par un simple bracelet en métal, Christian vient d'anéantir des années de lutte silencieuse, et des dizaines de brasiers.

J'ai une vision fugace de Shaïma au bras de Sacha avant d'être entraînée par Willer dans le minuscule ascenseur.

Et avant d'avoir pu réaliser ce qui vient de se passer, je suis déjà de retour dans ma cellule, seule avec lui.

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