L'Appel du Printemps

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Sa main s’écrase sur mon visage, redoutable.

Pendant une seconde je ne ressens rien, puis une douleur lancinante envahit le côté gauche de mon crâne, déchire ma chair de l’intérieur.

Face à lui, je me tiens immobile, le regard fixé dans le vide. Je me mords la langue pour retenir mes gémissements, pour oublier la souffrance et l’humiliation. Je n’ai pas le droit de pleurer. C’est ma faute. Je l’ai mérité.

Il plonge son regard dans le mien, un moment, sans un mot, et un frisson chatouille ma nuque. Je sais qu’il hésite à me frapper de nouveau, je peux le lire dans ses yeux, dans ses mains tremblotantes serrées en deux poings. Il pince les lèvres et se détourne pour donner un coup de pied fielleux dans l’assiette que j’ai fait tomber, raison de ma correction. Les restes de nourritures valsent dans les airs avant de retomber mollement sur le sol, dans un fracas strident des morceaux de faïence.

Pas d’insulte cette fois, il se contente d’éviter de me regarder, se détourne de ma carcasse inutile.

Pourquoi suis-je incapable de faire les choses comme il faut ? Ce n’est pas étonnant qu’il me batte. N’importe quel être humain me frapperait, c’est normal. Je l’ai provoqué en faisant tomber son repas, avoir trébuché n’est pas une excuse.

Je me force à le penser, en tout cas.

Si l’idée d’une injustice me traverse l’esprit, je l’étouffe avant même qu’elle ne se dessine clairement devant mes yeux.  Trop effrayée de mes propres pensées, comme s’il pouvait les deviner, les lire sur mon visage coupable.


- Allez, j’y vais, me dit-il, à moins qu’il ne se parle à lui-même. 


Je sais ce que ça veut dire. Je dois aller dans la cave, séquestrée. Je déteste la cave. Le noir complet, les bruissements non identifiés, l’air lourd et humide. Dans ces lieux, mon imagination se libère de sa domestication pour tirailler mon esprit. Je crois voir des rats partout, prêts à me dévorer, des yeux qui m’observent, accusateurs. La pièce semble rapetisser encore et encore jusqu’à ce que je n’aie plus d’air pour respirer. Je me sens sans défense. Seule. Je déteste la cave.


- Tu as intérêt à ne pas faire de conneries pendant ce temps, m’avertit-il.


Mes yeux s’écarquillent. Ai-je mal compris ? Je lève timidement les yeux vers lui. Non, j’ai bien entendu. Il ouvre la porte et s’en va. Pas de corde, ni cave. Aucune prison.

Le calme qui remplit la maison me donne une impression de légèreté. Les lieux me semblent différents, sans lui, comme un autre monde.

Toute la peur et l’appréhension qui m’habitent depuis longtemps déjà se délaissent de mon corps chétif. Je n’attends pas de coups. Je ne suis pas attachée, pas surveillée. Je me sens invincible.

Ce soulagement allège mon esprit, ma tête se relève, mes jambes suivent. Mes idées se clarifient. Comme liquéfiées, elles se déversent dans ma tête, fluides, rapides… sauvages. J’ai du temps, du temps pour voir vraiment les croutes de sangs qui recouvrent mon corps. Pour me voir, si voutée, misérable. Pour me souvenir d’un temps où j’ai pu être belle, brillante, pleine d’énergie.

 Je regarde vers la porte vitrée, entrouverte en cet après-midi printanier. Une odeur de viande vient danser dans mes narines. J’entends des enfants jouer au milieu d’un flot de rires et d’exclamations joyeuses, criant sans se soucier d’être entendus, juste pour le plaisir de s’exprimer. Chacun de mes sens peut le sentir : le bonheur, à quelques pas.

 « Je n’ai rien à craindre » me répété-je comme une berceuse qui chasse les cauchemars.

Mes pieds tâtent le sol jusqu’à l’issue, hésitants. Arrivée sur le seuil, je me sens plus désarmée que jamais.

Je le trahis. Cette révélation se matérialise dans mon esprit avec fracas, la honte m’envahit. Je suis en train de le trahir, lui qui a toujours été là pour moi, qui m’a donné un toit, à manger…

Je fais demi-tour, prête à retourner à ma place, mais l’odeur de l’herbe fraichement coupée, le bourdonnement des insectes… Le printemps m’appelle. Oui il m’a donné un abri et de la nourriture, mais en ai-je besoin ? Je peux vivre dehors. Mendier pour manger, frissonner les soirs d’hiver, mourir peut-être demain, mais libre.

Pas de coups, pas de mots, pas de peur. Je serai mon unique chef et ma seule loi.

Je prends une grande respiration et passe finalement l’ouverture d’un pas décidé.

—        Hé, reviens là, sale bête !

Mon maître, déjà rentré, me tire par le collier et ferme la porte.

—        Couchée !

La truffe sèche de déception, je m’exécute et replie mes pattes avant sous mes babines.

La grande exploration, ce sera pour une autre fois.

 

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