La houle, je la connais, dans tous ses états, de l'orage à l'accalmie, qu'elle danse sensuellement ou qu'elle se courrouce... Je la connais car elle a toujours été là pour moi.

 Il faut dire que c'est elle qui m'a bercé durant toute ma vie. Tandis que les humains normaux préfèrent se la couler douce, pour ma part, c'est en mer tumulteuse que je me suis toujours senti le plus à même d'évoluer. Sans port d'attache ni bouée à la ceinture, j'aimais voguer au gré des vents et de leurs aléas, afin de découvrir où ces derniers m'amèneraient. À force de naviguer de la sorte, la confiance en l'inconnu avait fleuri en moi, comme l'écume bourgeonne sur les bancs de sable fin ; j'avais surmonté la plupart de mes peurs et mes angoisses finissaient par se noyer dans cette immense flaque de sérénité.

 J'étais devenu l'Enfant des Tempêtes. Là où nombreux échouaient, cette embarcation, qui était l'extension de mon propre corps, me protégeait des vagues de problèmes et des violentes ondées. Cette aisance dans les tourments surprenait ceux qui me connaissaient. Je n'avais rien d'un loup de mer, pourtant mes dents étaient longues, tandis que ma solitude ne m'avait jamais empêché de m'aventurer dans les eaux les plus troubles et les plus sournoises qu'il puisse exister. Peut-être avais-je reconnu en cet océan un milieu plus turbulent que je ne l'étais de nature, et alors, m'étais-je confié à cette mère à l'humeur si changeante, puissante génitrice à qui l'on s'abandonne sans craindre créer de remous intempestifs.

 Hélas, on n'a jamais vraiment connu toutes les tempêtes, même si l'on pense avoir essuyé le pire imaginable et que l'on se soit construit le bateau le plus adapté pour pouvoir y faire face à nouveau... Le vent l'emportera. Encore et toujours. Pour moi, le jour de rencontrer cette mauvaise brise était venu, le chant des sirènes qui m'avait toujours guidé, allait aujourd'hui causer ma perte. À force de trop fricoter avec les ombres abyssales, ces dernières allaient finalement réussir à me happer à elles.

 Cet instant fatal, se perdra pourtant dans l'océan, aussi promptement qu'une larme se fondrait dans la pluie. Comme chacune des nuits de ma vie, je me retrouve à danser entre les déferlantes, je me complais à malmener les récifs qui me menacent, je me faufile à travers les lames de fond. Hélas on ne se méfie jamais assez de l'invisible. Le choc dont j'ignore l'origine, est si violent, que je tombe par-dessus bord, ma carcasse heurte la surface qui pourtant humide me parait horriblement solide. Tandis que mon souffle commence à se raréfier, et que je me sens sombrer, je ne cesse de me répéter :

"La houle, je la connais, dans tous ses états, de l'orage à l'accalmie, qu'elle danse sensuellement ou qu'elle se courrouce... Je la connais car elle a toujours été mon monde."

 Tandis que la lumière s'éteint dans mes yeux, je regrette simplement que les lamentations de l'océan et le chant des sirènes qui me soient donnés d'entendre en cet ultime moment, soient en réalité les cris des passants à proximité, et les hurlements du véhicule d'intervention qui dans quelques instants récupèrera ma dépouille, détrempée par une pluie d'amertume.

 Bien sûr que le monde de la rue est un océan cruel. Quel mauvais marin fais-je en pensant avoir pu dompter, l'indomptable.