Chapitre 5. CYLIA

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La tulipe blanche exprime l’amour sincère, extrême et idéaliste. C’est du moins ce que m’a affirmé Will en ricanant dimanche matin alors que je prenais tranquillement mon thé dans le salon en admirant les corolles immaculées.

Ça me semble excessif comme signification, si tant est que Mr Laplagne ait réellement voulu donner à ce geste un sens autre que celui du respect. D’après mes propres recherches, le blanc est plutôt synonyme de pureté, de noblesse des sentiments, d’admiration. J’ai trouvé certains cas où la tulipe blanche est offerte pour présenter des excuses. Au vu de l’incident – c’est le seul terme que je retiens pour parler de ça – ça me parait plus logique.

L’écriture soignée mais saccadée sur le carton beige indiquait au recto : « Souhaitant vous trouver remise de vos émotions, et espérant que vous pardonnerez l’offense. Anthony ». Au verso, le sceau des Laplagne s’inscrivait en relief et un numéro de téléphone avait été ajouté à la main. J’imagine que c’est son numéro personnel, car un autre numéro et une adresse mail étaient imprimés, en plus de son nom et de l’adresse de l’entreprise.

­— Tu vas le rappeler ? m’a demandé Will au moins douze fois depuis samedi soir.

— On ne rappelle pas quelqu’un qui n’a jamais appelé, me suis-je contenté de lui répondre, malicieusement.

Will a haussé les épaules.

— Moi je l’aurais déjà contacté depuis longtemps.

— Toi tu es une vraie chatte en chaleur ! Tu es un cliché gay, Will, j’te jure !

— Alors que toi tu es aussi pure et vierge que ces tulipes, s’est-il moqué. Mais fais gaffe Cylia, le cul c’est comme une fleur, si on ne l’arrose pas de temps en temps, il se flétrit.

J’ai considéré cette information avant d’éclater de rire.

— L’image est curieuse.

En réalité, le sexe pour le sexe, ça fait un moment que ça me fatigue. Mon vibro m’a apporté bien plus de sensations que mes deux dernières rencontres. Dans un cas, je pourrais même dire qu’il s’est avéré plus tendre que l’homme qui était dans mon lit. Et pour l’autre cas, vu le niveau de conversation, je suis à peu près sûre que je m’ennuierais beaucoup moins à discuter en tête à tête avec mon sextoy.

Toujours est-il qu’il me fallait tout de même remercier Mr Laplagne pour son attention. Utiliser son numéro personnel me semblait donner l’impression que j’étais disposée à me laisser draguer s’il en avait l’intention. Et je préférais éviter. Aussi, le dimanche matin, je me suis contentée de lui adresser un mail de remerciements sur sa messagerie professionnelle.

Un message qui se voulait courtois et plein de gratitude, à la fois pour son intervention et pour les fleurs, mais pas trop chaleureux non plus. Je n’ai pas laissé d’ouverture en fin de texte du style « si vous souhaitez qu’on aille prendre un café blablabla », « votre dévouée blabla », « blabla une petite pipe ? ». Juste : « En espérant que vous avez été satisfait de la soirée et que votre entreprise refera appel à nos services ».

Depuis, le joli bouquet trône sur la table basse du salon que je partage avec Will et commence à peine à se flétrir. Je n’ai pas eu de réponse à ce message. Et c’est sans doute bien mieux comme ça.

* * * * *

C’est déjà jeudi, et c’est à nouveau le rush ce soir. Le beau temps de la semaine dernière s’en est bien vite allé et a laissé sa place à une pluie maussade. J’ai l’impression qu’il pleut tout le temps depuis lundi. Hervé, de son côté, se frotte les mains. C’est un temps parfait pour les affaires. Les clients affluent pour s’abriter à l’intérieur du pub, et la bière coule à flots.

Pas de service en salle ce soir. Les commandes se payent et se récupèrent directement au comptoir. C’est plus facile pour nous. Ça se bouscule au bar, mais dans la bonne humeur et la convivialité. Maxence a quitté temporairement la cuisine pour nous aider à gérer le coup de feu. Will lui donne des ordres auxquels il obéit avec une bravoure tout à fait louable. Je soupçonne mon ami d’en jouer un peu.

Les choses se calment petit à petit à partir de 23h, heure à laquelle les étudiants commencent à calculer qu’ils ont déjà bien dépensé et qu’ils feraient mieux de chercher un endroit où la bière est moins bonne, mais moins chère. En boîte, par exemple. Il ne nous reste que les trentenaires et les quadras. Un peu de quinquas dans un coin. Les verres se descendent moins vite, et les commandes diminuent suffisamment pour que Maxence puisse rejoindre Thierry en cuisine et l’aider à ranger.

— J’ai l’impression qu’il n’a pas bien branché le fût au sous-sol, me fait remarquer Will. La pression est trop faible.

— Je descends voir.

J’emprunte l’escalier qui mène à la chambre froide et au système de tirage. Après une rapide inspection, j’identifie le problème – une simple vanne ouverte à moitié, et je remonte près de Will. J’ai un sursaut en voyant l’homme qui s’est assis au bar en mon absence et qui discute tranquillement avec mon collègue. Ses yeux d’acier se posent sur moi avec la même attention que la première fois.

— Mr Laplagne, quelle surprise !

— Bonsoir, Mademoiselle Cylia-qui-n’est-que-la-serveuse, me répond-il, malicieusement.

Will a l’air d’un chat qui vient de gober une souris. Narquois, il s’efface discrètement, me laissant seule face à l’homme qui m’a troublée la semaine dernière. J’essaye de me comporter comme si sa présence ne provoquait chez moi aucun émoi.

— Je croyais que le terme « Mademoiselle » devait désormais être remplacé par « Madame ».

— Hum, il me semble effectivement que les Ressources Humaines ont déjà évoqué ce sujet.

La casquette du Directeur Général n’est pas bien loin. Anthony Laplagne a cependant troqué son costume de la semaine dernière pour un look un peu plus casual, mais qui reste très élégant. J’ai l’impression que tout pourrait aller à cet homme, son charisme se passe naturellement de vêtements. C’est étonnant de le voir ici, j’ai du mal à l’imaginer fréquenter les bars. Plutôt les cocktails mondains.

— Avez-vous reçu les fleurs ? Je n’ai pas eu de vos nouvelles…

Oh, c’est donc pour ça ? Je fronce les sourcils.

— Je vous ai écrit dimanche pour vous en remercier. Par mail.

— Je n’ai rien reçu.

Sa façon de le dire sonne un peu comme un reproche. J’imagine que, sans retour de ma part, il a dû me trouver plutôt impolie.

— Ah… il faut peut-être vérifier dans le courrier indésirable.

— J’y veillerai.

Il boit une gorgée de la bière blonde que Will lui a servie à son arrivée. Je ne sais pas trop quoi lui dire de plus. Mon collègue s’occupe du peu de clients qui a besoin d’une nouvelle tournée. Je me sens un peu empruntée.

— Vous auriez pu utiliser le téléphone, me fait-il soudain remarquer.

­— J’ai préféré vous décevoir.

— Je doute que vous puissiez me décevoir en quoi que ce soit, affirme-t-il.

Il exagère. C’est à mon tour de rire.

— Attendez de me connaître.

— Bien volontiers, rétorque-t-il avec sérieux. Si vous m’en laissez l’opportunité.

Cet échange ping-pong est déconcertant. Mais pas autant que sa façon de me regarder. Comme la première fois, il n’y a rien de lubrique dans son regard, mais son intensité a de quoi donner le frisson. Je tente de garder une contenance.

— Et donc… vous êtes venu simplement pour vérifier que la livraison des fleurs était effective ?

— Pas seulement. Sans nouvelle de vous, je suis venu voir si vous vous étiez bien remise de…

Il cherche le mot adéquat.

— L’offense ? suggéré-je, en référence au message accompagnant les tulipes.

— C’est ça.

— Je vais bien. Je reste de ce côté du bar maintenant. Ça évite les problèmes avec les hommes qui ne savent pas se tenir.

Il a l’air d’approuver.

— Je suis aussi là pour vous informer que je me suis occupé de ce collaborateur indélicat.

— Et donc ? Vous lui avez passé le sermon de sa vie avant de le couler dans le béton ?

Anthony Laplagne pouffe de rire. C’est la première fois que je le vois rire et ça lui va plutôt bien. Ses traits sont détendus et ses yeux gris pétillent.

— Vous avez raison pour le sermon. Pour le béton, je craignais que ça n’affaiblisse les fondations. A la place, je l’ai envoyé en déplacement sur plusieurs chantiers en Allemagne. Très clairement une mission de merde, dit-il d’un ton réjoui. Un bullshit job, comme on appelle ça.

— C’est une sorte de punition ?

— Pas officiellement. Mais nous savons lui et moi ce qu’il en est. Il fallait qu’il soit châtié.

Rien que ça !

— Et ça vous arrive souvent de devoir châtier votre entourage ? fais-je en riant.

— Et vous, ça vous arrive souvent d’avoir le visage dans l’entrejambe d’un inconnu ? me réplique-t-il sans sourciller.

Je rougis. Le souvenir de cette désagréable expérience me passe l’envie de rire.

— Je ne voulais pas remettre en question votre décision, fais-je en baissant les yeux et en balayant de la main une poussière inexistante sur le comptoir. Je trouvais juste le terme amusant.

— Je vous amuse, Cylia ?

Je relève la tête, surprise par le ton de la question. J’aimerais savoir comment il fait pour prendre en un dixième de seconde une expression aussi sérieuse. Ses yeux me transpercent tels des lames acérées. Je me mordille la lèvre.

— Disons que, pour le moment, vous m’intimidez.

Il semble très satisfait de ma réponse, puisqu’aussitôt un large sourire illumine son visage. Intimider est un pléonasme. Parfois je le trouve fascinant, et j’ai l’impression que je pourrais rester suspendue à ses lèvres pendant des heures. Et à d’autres moments, il me fout la trouille et j’ai envie de m’enfuir dans la seconde. C’est une curieuse sensation. Un peu comme un papillon de nuit qui est irrésistiblement attiré par la lumière d’un désinsectiseur électrique, et qui se rend compte par à-coups qu’il est en train d’aller dans une direction dangereuse.

— Mr Laplagne, je ne voudrais pas me montrer impolie, mais mon patron jette fréquemment des coups d’œil dans notre direction. Et même pour vous, je ne suis pas certaine qu’il apprécie que je consacre tout mon temps à un client sans m’occuper des autres.

— Une chose que je peux comprendre, professionnellement parlant.

Il tourne la tête pour voir Hervé qui l’observe depuis la porte de la cuisine. Celui-ci lui adresse un salut très souriant dès qu’il se rend compte qu’il est grillé. Anthony Laplagne se lève et enfile son manteau qu’il avait déposé sur ses genoux.

— Vous partez ? Et votre bière ?

Il en a bu à peine la moitié. Il se penche par-dessus le comptoir, comme pour me faire une confidence :

— Je ne suis pas venu pour la bière.

Encore une fois, son regard et son sourire énigmatiques me clouent sur place. Et alors qu’il sort du bar, je suis toujours aussi pantoise et figée.

* * * * *

Peu après une heure du matin, je grelotte dans la voiture de Will. J’augmente le chauffage. Ce temps humide et frais est très désagréable. Dans quelques minutes, je serai sous ma couette. D’ordinaire, nous nous rendons à pied au travail. Ça nous fait faire de l’exercice.

Enfin, ça c’est une idée de Will. Personnellement, le trajet de retour la nuit, à pied, après être restée debout tout le service, je m’en passerais bien. Mais il parait qu’un peu de sport ne me ferait pas de mal. Bénie soit la pluie, malgré tout ! Quand le temps est mauvais, nous prenons la voiture.

Dès le premier croisement, face à mon mutisme persistant, Will attaque :

— Alors… il te voulait quoi le père Laplagne ?

Je baille à m’en décrocher la mâchoire. Je suis fatiguée. Le glissement régulier des essuie-glaces me donne envie de dormir. Mais inutile d’espérer faire patienter mon ami jusqu’à demain.

— Et bien… Là, il m’a clairement draguée. Il m’a fait comprendre qu’il est venu juste pour me revoir. Et qu’il aimerait me connaitre mieux.

— Ex-ce-llent ! s’écrie Will, réjoui, en tapotant le volant à chaque syllabe.

Je n’en suis pas si sûre. J’y ai pensé toute la soirée. J’ai activé le mode automatique pour servir les clients et je me suis repassé en boucle dans ma tête cette conversation qui me parait surréaliste. J’ai du mal à comprendre comment un homme de son envergure peut s’intéresser à une fille comme moi.

— Mais il est un peu vieux pour moi, je trouve, dis-je pour nuancer l’enthousiasme de mon ami.

Il hausse les épaules.

— Oh, si peu. C’est un trentenaire quoi.

— Il approche la quarantaine, non ?

— Et alors ? Ça te ferait profiter de l’expérience d’un homme un peu plus mûr que ce que tu as déjà connu. Et je ne parle pas seulement au niveau sexe, ajoute Will.

C’est pas faux.

— Honnêtement, Cylia, tu ne lui trouves pas un charisme de dingue ?

— Si si. Mais il est impressionnant.

— Il a un côté Christian Grey, déclare Will.

— Salaud et dominateur ? fais-je, moqueuse.

— Christian Grey n’est pas un salaud, s’offusque Will.

— Ah excuse-moi. Dominateur et souffrant d’un complexe d’Œdipe ?

— On s’en fout, s’il baise bien. Et s’il prend soin de toi, ajoute-t-il précipitamment en se rappelant que le premier argument n’est pas recevable pour moi.

Je n’ai pas du tout envie d’un plan cul, en fait. Mais vraiment pas. Si ce qui le fait bander c’est de se taper la serveuse pour la mettre à son tableau de chasse, non merci. J’expose cela à Will.

— Rien ne te dit qu’il est comme ça. Tu ne risques rien à essayer d’apprendre à le connaître. Et à être claire avec lui.

Comme si ça changerait grand-chose. Il sera probablement charmant. Au début. Aucun homme n’est plus attentionné et à l’écoute d’une femme que quand il ne l’a pas encore baisée. Et après, il se barre. Anthony Laplagne me fait l’effet d’un prédateur, justement. Je suis persuadée que son truc, c’est la chasse. Et quand il aura eu ce qu’il voudra, il disparaitra. Comme le font souvent les hommes plus excités par la traque que par la proie.

— Tu devrais laisser sa chance au produit. Et tu aviseras plus tard.

Je ne réponds pas. Will se gare au pied de notre immeuble. Je l’embrasse sur la joue avant de m’enfermer dans la salle de bains. Pendant que je me brosse les dents, je repense pour la énième fois à la façon troublante qu’a eue Anthony Laplagne de partir. « Je ne suis pas venu pour la bière ».

Laisser sa chance au produit. Après tout, pourquoi pas ?

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