Une minute après minuit

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  Putain.

  C’est la merde.

  Certains diront que ça l’était depuis des années, mais la vérité c’est que depuis qu’on a quitté nos cavernes, on est juste sur une exponentielle nous menant droit dans le plafond. Et le voilà, le plafond, ironiquement sous mes pieds. Une explosion, que je vois champigonner depuis le hublot ventral. L’horloge de l’apocalypse indique minuit et - contrairement à toutes les autres heures jusqu’alors - les minutes ne peuvent plus se rembobiner à partir de là.

  Je ne verrai pas les ogives de représailles, mais je serai au première loge pour en voir les conséquences. On ne voit pas la Grande Muraille de Chine depuis la Lune, mais je peux vous garantir qu’on voit les explosions nucléaires depuis l’ISS.

  Je ne suis pas surprise. Je vous dis : c’est l’exponentielle. Avant, il fallait des centaines d’années pour voir le moindre progrès avoir lieu, maintenant les choses s’enchaînent dans les demie secondes. La fin du monde ne pouvait arriver que de mon vivant. Vous voulez savoir ce que je ressens, là ? De la fierté. Ouais, je vais survivre à la fin du monde. La fin de l’humanité, en tout cas. Un peu comme si j’avais surpassé ma nature mortelle. Je fais pas vraiment partie de l’humanité, je suis juste une spectatrice. Du coup je déblatère au lieu de faire ma mission, parce que qui est-ce-qui va me demander des comptes, hein ? Ceux qui m’ont envoyé en orbite ? Ils sont probablement déjà morts.

  J’ai été choisie pour la mission la plus importante de qu’il puisse être, du moins c’est ce qu’on dit. « Survivre, et consigner le savoir de l’humanité afin d’aider la prochaine espèce intelligente à ne pas commettre les mêmes erreurs que nous ». Ah ! Le toupet ! « On a tout saccagés, mais laissez nous vous donner de grandes leçons de vie ». Toujours est-il que j’ai été choisie. Vous y croyez, vous ? Enfin, si tant est que vous pouvez me lire. Honnêtement, j’espère pas. Parce que :

  1. Si vous me comprenez alors il est extrêmement probable que vous soyez extrêmement proche de l’espèce humaine, en terme de capacités cérébrales. Autrement dit, vous êtes aussi sur une exponentielle qui vous mène tout droit à votre perte. Il n’y a rien que je puisse dire ou écrire qui changera cela. Désolée. Enfin c’est sans doute pas une grande nouvelle pour vous, il n’y avait que pour quelques idéalistes que ça l’était, de notre côté. Et encore, à un tel niveau d’aveuglement, tu ne remarques pas plus la fin du monde quand la planète fait trente degrés en janvier que quand tu te mange une bombe sur le coin de la bouche. Vous devez être assez lucide pour avoir déjà fait votre deuil, alors je vous fais mes condoléances un peu en avance.

   C'est dommage, tout de même. Le mieux, ça serait soit qu'il n'y ait pas de nouvelles espèces intelligentes avant des millions d'années, et que toute trace de notre passage sur Terre ai été complètement effacée par le temps, soit (encore mieux) que vous soyez tellement supérieurs à nous que ce que j'écris n'ai aucun sens à vos yeux.

  2. J'ai décidé d'envisager cette mission comme s'il était totalement impossible qu'une espèce intelligente ne tombe sur mes écrits. Depuis le début, je me dis que ça ne sert à rien. Or, si j'ai tort... ben j'aurais été le plus gros échec de l'humanité. Enfin... Peut-être pas le plus gros non plus. La liste est longue, ça serait surestimer ma propre importance que de m'envisager comme la pire. Le dernier échec de l'humanité. Son bouquet final. Celle qui c'est dit : « Vous savez ce qui serait vraiment utile, pour une mission qui durera jusque la fin de ma vie, en apesanteur ? De quoi se changer les idées. » Sur la mémoire des l'ordinateurs de la station, je devais enregistrer les plus grandes oeuvres de l'humanité. La découverte de l'atome. Le code génétique d'un maximum d'êtres vivants. L'Illiade d'Homère. La Joconde. Les quatre saisons de Vivaldi.

  A la place, j'ai cent soixante séries, mille quatre-vingt quatre films et trente-trois milles sept cent neuf musiques pour m'ambiancer dans la station. L'objectif, c'est de noyer ma pathétique existence à travers une stimulation continue de mon système cérébral. Mais même en blastant les plus grands succès musicaux des années 2020 dans les enceintes, j'arrive pas à oublier ma situation.

  En même temps le point positif dans toute cette histoire c'est que si vous me comprenez, alors vous allez pouvoir profiter des oeuvres les plus médiocres de l'humanité. Pas les pires, juste la moyenne. Les plus représentatives, finalement. Vous ne pouvez pas comprendre qui nous étions en regardant ce que des scientifiques aux trouzaines de doctorats ont sélectionnés pour vous spécialement. A la place, je vous offre un échantillon représentatif. Non, ne me remerciez pas, c'est bien normal. Et alors que vous enchaînerez sur la vingt-neuvième saison de Doctor Who, là alors peut-être vous approcherez de l'état d'esprit dans lequel je serai, d'ici quelques mois. Vous vivrez l'humanité. Vous vous direz « D'accord. C'est donc pour ça qu'il n'y avait plus que 999 mots pour nous écrire un message. La vérité, c'est qu'il n'y avait pas besoin de plus. La vérité, c'est qu'elle ne pouvait simplement pas télécharger une musique supplémentaire sur l'espace restant du disque dur, alors elle a décidé de laisser les choses ainsi. Et un jour, si moi aussi je me retrouve à sa place, je profiterais de mes derniers instants pour tenter de faire passer mon nom à la postérité. »

Signé : Amy Penhale

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