15. Le poids du passé

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Le son des musiques latines égrainées par la station d’i-pod se fit plus doux, plus feutré pour accompagner le repas. En entrée, Miguel avait concocté un salmorejo, une spécialité de Cordoue. L’hidalgo avait choisi de servir ses plats accompagnés d’un vin doux de Málaga.

  • Hummm, c’est divin ! s’exclama Laurène. Qu’est-ce que c’est ?
  • Préparé ainsi avec de menus morceaux d’œufs durs et de copeaux de jambon, on appelle ça una porra. Mais le nom générique, c’est salmorejo. En fait, c’est un genre de gaspacho, mais en plus épais et moins froid parce qu’on y ajoute davantage de pain et d’huile d’olive...
  • Ça fait longtemps que tu cuisines ?
  • C’est Mama qui m’a appris… Je sais pas, étant gamin, pendant des années, j’ai passé tous mes dimanches à l’aider a cocinar (1). J’ai toujours préféré ça aux bancs de l’église. Pourtant, Mama me disait que je devrais aller plus souvent à confesse, vu le nombre de conneries que j’accumulais avec les gosses du village. C’était surtout de la malice, jamais bien méchant, mais le padre (2) ne me passait rien. J’ai pris pas mal de torgnoles à l’époque, et si Mama ne s’était pas interposée parfois, j’en aurais sans doute pris encore davantage…
  • Il te battait ?
  • On ne peut pas vraiment dire ça. Disons qu’il m’élevait à la dure, qu’il avait ses principes, ses idées bien arrêtées, et qu’il fallait qu’on plie d’une manière ou d’une autre. A l’âge de douze ans, pour me punir d’une rapine, il m’a fait bosser dix heures d’affilée sur l'un de ses chantiers. Ce jour-là, j’ai compris que j’allais y passer toutes les vacances de mon adolescence. Il n’était pas commode, le padre. Mais à quinze ans, je me suis rebellé, je lui ai dit : « Mierda, papá ! » (3). Je ne voulais pas passer ma vie comme lui, avec les mains dans le ciment à longueur de journée. Il l’a très mal pris, et on s'est même battu ; je lui ai tenu tête alors que j’étais moins fort que lui. Il a fallu qu’Esteban, mon frère aîné, intervienne pour nous séparer. Le padre et moi, on ne s’est plus jamais reparlé depuis...

Les blessures à fleur de peau de Miguel touchaient infiniment la jolie blonde, elle qui avait connu une enfance choyée, cocoonnée, mais solitaire et sans père. A l’entrée succéda un premier plat principal : huevos a la flamenca (4).

  • C’est à ce moment-là que tu as quitté l’Andalousie pour la France ?
  • Oulà, non ! Je n’ai pu quitter Isla Mayor qu’à l’âge de dix-sept ans, encouragé par Mama, qui était malheureuse de la situation entre mon père et moi. Et encore, elle ne m’a laissé partir pour Madrid qu’à l’unique condition que mon cousin Javier me chaperonne. Les adieux déchirants et les larmes de Mama, le mépris et la haine du padre, tout ça est gravé en moi pour l’éternité. C’est là que j’ai débuté mon premier vrai apprentissage de la vie : le premier job en tant que préparateur de véhicules d’occasion, puis neufs, dans une concession Seat de la capitale alors que je n’avais ni l’âge requis ni le permis de conduire – mais je m’étais déjà aguerri dans mes plus jeunes années au volant du Chrysler Voyager familial et du camion-benne du padre sur les routes de campagne – ; ma découverte du monde de la nuit, guidé par Javier ; mes premiers pas dans l'univers de la mode et du mannequinat ; ma première fois, inoubliable, avec Noémie, jeune française de passage à Madrid et tout aussi novice que moi...

L’hidalgo se mit à rougir à l’évocation pudique de ce premier amour.

  • Javier m’avait donné un conseil que je me suis toujours efforcé d’appliquer envers la gent féminine : « Les femmes ne sont pas toutes des putains. Si la fille que tu convoites, que tu désires, te dit non, respecte sa volonté. Respecte-la. S’il n’y a qu’une seule règle à suivre à la lettre en ce bas-monde, c’est bien celle-là ! ». Il était comme mon grand frère, mon modèle. Il n’était certes pas un saint, mais si je l’avais suivi à Ibiza lorsqu’il s’est barré de Madrid, je ne me serais sans doute jamais perdu dans les bas-fonds de Barcelone...

Miguel n’avait pas l’habitude de se confier sur son passé, encore moins aux femmes qui traversaient son existence, mais il en éprouvait l’impérieux besoin. Une impérieuse nécessité de tout dire à cette femme qu’il avait conviée, qui lui faisait face, qui l’envoûtait. Comme pour se libérer du poids d’un secret. Comme s’il voulait qu’elle sache tout de lui avant qu’elle ne prenne le risque de faire un bout de chemin en sa compagnie, avant de débuter ensemble ce morceau d’idylle. Même le plus inavouable…

(1) : à cuisiner

(2) : père

(3) : « Merde, papa ! »

(4) : Oeufs à la mode espagnole

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