Conscience

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Le monde a disparu. Les couleurs, les odeurs, les sons. Drago ne sent plus rien. Seules quelques taches lumineuses ondulent dans son champ de vision. Deux taches noires, cinq taches blanches. Le noir dévore le blanc.

Ensuite, plus rien.

Si, un instant... Une voix. Drago entend une voix. Et une deuxième, plus calme... Un homme et une femme. Que disent-ils ?

Petit à petit, les ondes sonores pénètrent sa conscience, apportant l'éveil à défaut de la compréhension. Drago connait ces voix. Il a été coupé d'elles pendant des années, mais elles ont hanté ses rêves. En bien ou en mal ? Il ne saurait le dire. Durant ses années à Azkaban, Drago n'a pas consacré beaucoup de temps à penser à Harry Potter et Hermione Granger, du moins durant les premiers mois. Ensuite, dans les années qui ont suivi...

Drago a fait la paix avec lui-même, du moins en ce qui concerne ses anciens ennemis. Il s'est découvert totalement détaché et indifférent à leur sort. Conscient qu'ils lui avaient sauvé la vie, mais incapable de savoir s'il devait les remercier pour cela... Incapable de comprendre leur geste, et renonçant à essayer. Il était même incapable de dire s'il se sentait reconnaissant ou non... Aujourd'hui, tout cela n'avait plus d'importance. Drago était devenu autre chose entre les murs d'Azkaban. Et « autre chose » n'avait plus le moindre lien avec Harry Potter et Hermione Granger. Jusqu'à ce qu'ils se précipitent à nouveau de force dans sa vie...

Azkaban... Drago perd le cours de ses pensées, elles s'entremêlent. Ses idées glissent comme du savon mouillé sans qu'il puisse les saisir. Il a mal à la tête, et terriblement soif... Où est-il ? Il ouvre les yeux, et la lumière pénètre son monde.

– Je suis venu te chercher dès que j'ai vu qu'il allait se réveiller, dit Potter, le dos tourné à la fenêtre.

– Comment va-t-il ?

Granger... Drago ne peut pas la voir. Il est étendu dans un lit, dans un endroit qu'il ne connaît pas. Potter semble soudain remarquer sa présence et se penche sur lui :

– Malefoy, articule-t-il, avec cet air contrarié qu'il semble avoir adopté 24h/24.

Drago tente de parler, mais n'y parvient pas. Il se racle la gorge :

– Où suis-je ? murmure-t-il.

Potter se passe rapidement la langue sur les lèvres :

– Chez moi, répond-il.

Drago ne peut retenir un sursaut qui fait prendre à l'Elu un regard de chien battu :

– Tu t'es effondré dans mon bureau, se justifie-t-il très vite. Je n'ai pas su quoi faire d'autre...

– Combien de temps suis-je resté inconscient ?

– Un peu plus de vingt-quatre heures.

Cette fois, Drago se redresse en position assise, et Potter recule. Granger prend aussitôt sa place pour s'asseoir au chevet du lit :

– Comment tu te sens ? demande Granger. Tu as faim ? Soif ?

Drago regarde autour de lui, hébété, avec la sensation de devoir à tout prix déguerpir dans la seconde :

– Soif, répond-il laconiquement.

Puis, comme si son cerveau avait du mal à se remettre en marche :

– Cigarette... Et il me faut aussi du parchemin et une plume.

Un regard pour Granger, qui le dévisage comme si elle avait peur qu'il décède d'un instant à l'autre :

– S'il-te-plaît.

La jeune femme obéit lentement et lui rapporte un verre d'eau, ainsi que le parchemin qu'il a demandé. Pas de cigarette, en revanche. Sans s'en formaliser, et sans regarder Potter, Drago rédige une missive le plus vite possible :

– C'est pour tes subalternes ?

Drago s'immobilise. En face de lui, Potter a croisé les bras et le fixe, avec dans son regard un peu de cette haine pure qu'il concentrait contre lui lorsqu'ils étaient à Poudlard... Pour un peu, Drago en serait presque choqué. Il s'est tellement habitué à l'insupportable compassion de Potter que le revoir ainsi semble comme un assaut de son passé contre sa vie présente... L'Elu perd patience et s'avance, exaspéré par son silence :

– Tu as peur que tes petits chiens de garde s'inquiètent pour toi si tu ne leur donnes pas de tes nouvelles ?

– Harry ! intervient Granger. Tu pourrais attendre avant de l'agresser !

Mais il l'ignore :

– Tu as peur qu'ils ne mettent la ville à feu et à sang ? crache-t-il avec tout le dégoût possible. Réponds ! Tu n'as rien à dire pour ta défense, « Nazca » ?

L'espace d'une seconde, Drago se fige, puis se reprend très vite. A présent que Potter lui offre sa démonstration de force, ses vieux instincts de prisonniers reprennent le dessus. Il éclate de rire. Un rire lent, mesquin, méprisant. Exactement ce qu'il faut pour faire sortir Potter de ses gonds : l'Elu s'avance, Granger le retient, et alors, Drago l'interpelle :

– Qu'est-ce que tu comptes faire, Potter ? demande-t-il, presque fasciné par son propre calme. M'arrêter ? Me renvoyer à Azkaban ?

Cette répartie douche la colère de Potter comme une averse d'eau froide. L'Elu recule comme s'il l'avait giflé, et les insultes meurent sur ses lèvres.

– Non, bien sûr que non, susurre Drago. Tu ne ferais pas ça à un mourant, pas vrai ?

Esquissant un sourire, il reprend la rédaction de sa missive et conclut posément :

– Tu as parfaitement raison, mes hommes vont s'inquiéter s'ils voient que je ne rentre pas. Tes collègues et toi voudraient éviter ça, je me trompe ?

Pliant le parchemin, Drago le tend à Potter d'un air de défi :

– J'ai besoin de t'emprunter ton hibou.

L'Elu semble sur le point de le frapper à nouveau, mais Granger attrape brusquement la lettre :

– Calmez-vous ! ordonne-t-elle. Tous les deux.

Elle quitte la pièce le temps d'envoyer le message et revient avant qu'ils ne puissent s'étriper. Potter dévisage toujours Malefoy, et Malefoy lui rend son regard. Au bout d'un long moment, l'Elu déclare :

– Pourquoi ?

Drago soupire. Il a toujours détesté ce goût de Potter pour les élans mélodramatiques :

– Pourquoi quoi ?

– Pourquoi est-ce que tu profites de ta remise en liberté pour t'associer à nouveau aux pires individus qui soient ? Pourquoi est-ce qu'à peine sorti de prison, tu montes un trafic d'arnaques et de crimes en tous genres qui a pignon sur rue ? Et tout ça pour quoi, hein ? Pour des médicaments que tu ne prends même pas ?

Malefoy se ferme, circonspect, incertain devant ce que Potter sait où non :

– Qu'est-ce qui te fait dire ça ? articule-t-il lentement.

– Je suis Auror, Malefoy, c'est mon travail de tout savoir.

– Conneries.

Drago aperçoit soudain, sur la table de chevet, un objet qui lui est familier. Son sachet de Laetheria. Il peut presque sentir le sang se glacer dans ses veines :

– Qu'est-ce qu'il y a, Malefoy ? reprend Potter avec cette colère sourde qui le déstabilise complètement. Le junkie veut sa dose ?

– Où est-ce que tu as eu ça ?

– A ton avis ?

– Tu es entré chez moi ?

Cette fois, c'est Potter qui s'autorise un sourire cruel, mais Drago ne goûte plus à la plaisanterie. Sans prévenir, il agrippe Potter par le devant de sa chemise :

– Tu es entré chez moi, sale enfoiré ?!

– Ça suffit !

Granger les sépare, une main pressée contre leurs torses :

– Harry, dit-elle en détachant bien chaque syllabe, il a besoin de se reposer. Quant à toi...

Elle se tourne pour affronter Malefoy dans les yeux :

– Tu vas prendre tes médicaments. Et c'est non négociable.

Elle lui tend la panoplie de flacons qui jouxte la Laetheria, sur la table de chevet. Malefoy les considère un instant d'un air méfiant, puis soulève un sourcil moqueur :

– Je suppose que je n'ai pas non plus le droit de demander où est-ce que vous vous êtes procurés ça ? A moins qu'ils ne viennent aussi de mon appartement ?

– Tu n'es pas le seul à avoir des relations, soupire Potter en s'exilant dans un coin de la pièce. Harpocrate est un agent neutre dans l'Allée des Embrumes. Il ne prend jamais parti, que ce soit pour la pègre ou pour les Aurors. Mais il nous vient en aide si nous avons quelque chose à lui proposer en échange. Et il ne vend jamais les informations qu'on lui confie.

Potter désigne Malefoy d'un signe de tête :

– C'est lui qui nous a apporté les médicaments. Il t'a reconnu comme Nazca Constantine, et c'est comme ça que nous avons pu en apprendre autant sur toi. Et sur ton traitement. Il nous a dit que tu ne le prenais sûrement pas. Il nous a dit...

Potter s'interrompt, mais cette fois, Drago ne lui demande pas de poursuivre. Il y a plus de poids dans ce silence que dans n'importe quels mots. Drago réprime la boule qui se forme dans sa gorge :

– Je peux avoir cette putain de cigarette, maintenant ? demande-t-il. Et où sont mes fringues ?

Potter se dirige lentement vers une chaise où Malefoy reconnaît ses affaires pliées. Avec un regard terrible, Potter lui jette sa chemise à la figure, et le paquet de cigarettes qui va avec :

– Vas-y, lance-t-il. Intoxique-toi, suicide-toi à petit feu, puisque c'est ce que tu veux. J'en ai marre de me battre pour rien.

Puis il sort de la chambre sans laisser à quiconque le temps de réagir.

Hermione reste seule avec Malefoy tandis qu'il contemple le couloir où a disparu Potter, une cigarette déjà allumée entre ses doigts. Il tremble. Il a renfilé sa chemise mais n'est pas parvenu à la reboutonner. Hermione se penche sur lui pour l'aider :

– Laisse-moi faire, dit-elle en le voyant reculer. S'il-te-plaît.

Il la considère un instant, obtempère, scrutant son visage tandis qu'elle ignore les cicatrices qui déchirent ses chairs.

– Il ne pensait pas ce qu'il a dit..., finit-elle par déclarer devant son silence. Il est frustré.

– Tu crois que je m'en préoccupe ?

Hermione se crispe, mais ne cille pas. Dans l'agressivité de Malefoy, elle perçoit bien qu'il est bouleversé. Par quoi exactement, difficile à dire. Sa faiblesse ? Son réveil dans un lieu inconnu, entouré d'anciens ennemis ? La confrontation avec Harry ? Ou, tout simplement, la conscience de son corps qui le trahit lentement, insidieusement, sans qu'il puisse absolument rien faire pour le stopper ?

Hermione interrompt ses pensées. C'est elle qui est bouleversée.

– Pourquoi est-ce que tu ne prends pas tes médicaments ? ose-t-elle demander à Malefoy au bout d'un long moment.

Le Serpentard soupire. Il trouve le courage d'affronter son regard et, pour la première fois peut-être, lui offre un sourire doux, sincère, à peine esquissé :

– Il n'y a rien à faire, dit-il comme s'il s'adressait à un très jeune enfant. C'est ça que Potter n'arrive pas à comprendre. C'est ça qui le frustre. Il n'y a absolument rien à faire. Peu importe les élixirs, peu importe les comprimés... Je mourrai bientôt. Aucune force en ce monde ne pourra rien y changer.

– Mais tu ne veux absolument rien faire pour...

– Pour quoi ? Retarder l'échéance ? M'accorder quelques semaines de plus d'une vie pitoyable ?

Malefoy secoue la tête :

– Réveille-toi, Granger. Casse-toi d'ici. Tu as un mari, une famille, une belle vie. Moi, j'ai eu de la merde. On ne peut rien y changer, c'est comme ça. Je hais tout ce que tu représentes. Et tout ce que Potter représente.

Avec une lucidité glaçante, Malefoy conclut tout à coup :

– Il n'y a rien que vous puissiez faire pour changer cela non plus.

Hermione accuse le coup. Elle voudrait dissimuler la peine qu'il vient de lui faire, mais elle n'y parvient pas :

– Nous voulons simplement t'aider, se défend-elle.

– Pourquoi ?

Il semble la défier du regard :

– Vous ne me connaissez pas. On ne s'est jamais appréciés, vous et moi. Inutile de prétendre le contraire. Je ne suis qu'une tache sur votre conscience si parfaite, et vous voulez me venir en aide parce que si je meurs, vous ne parviendrez plus jamais à m'effacer.

– C'est faux ! Nous voulons...

Hermione cherche ses mots, désespérément désireuse d'être comprise :

– Nous voulons t'aider parce que tu ne mérites pas ce qui t'arrive ! Ni tout ce qui t'es déjà arrivé. C'est vrai, quelque part, c'est notre faute... Mais nous voulons t'aider parce que ta mort serait une terrible perte pour le monde sorcier... Pas seulement pour nous.

Malefoy éclate de rire :

– Je n'ai jamais rien entendu d'aussi stupide. Je m'attendais à mieux de ta part, Granger.

– C'est parce que tu te sous-estimes. Tu ne t'accordes pas la moindre chance qui s'offre à toi. Mais tu as montré qu'il y avait du bon en toi pendant la guerre, Malefoy. Ce bon, j'espère qu'Harry et moi ne l'avons pas détruit... Tu avais le potentiel d'être un grand sorcier, mais, surtout, d'être quelqu'un de bien... Tu devrais pouvoir laisser ce potentiel s'exprimer. Tu devrais avoir plus de temps...

Malefoy évite son regard. Pendant un long moment, ils ne disent rien, perdus dans leurs propres regrets. Puis Malefoy déclare doucement :

– Je me souviens de l'année de mes quinze ans... C'était juste avant que ma famille ne tombe en disgrâce. Avant que mon père n'aille à Azkaban. Je me sentais tout puissant, à cette époque. J'étais le maître du monde. Jeune, assuré, arrogant... Je me croyais immortel. Je croyais que je vivrai jusqu'à la fin des temps. Que la mort passerait son chemin devant moi... Aujourd'hui, je sais que je n'atteindrai pas la trentaine.

Il sourit, amer :

– Quelle ironie...

Hermione sent les larmes lui venir aux yeux, mais brusquement, alors qu'elle veut parler, il tend une main vers ses lèvres sans la toucher :

– Ce n'est pas grave, dit-il doucement. J'aurai fait tout ce que j'ai pu. J'aurai survécu à Azkaban, à tous ces enfoirés, et ça, ça doit bien valoir quelque chose. Je suis heureux si au moins une personne sur cette Terre a pensé qu'il y a eu du bon en moi.

Il écrase une des larmes sur la joue d'Hermione, et son sourire se fane :

– Je suis désolé pour tout ce que je t'ai fait, Granger, murmure-t-il. Pour ce que Bellatrix t'a fait, pour tout... Mais il faut que tu t'en ailles maintenant. Et il faut que tu arrêtes de t'en vouloir. Toi aussi, tu es quelqu'un de bien. Il m'a fallu des années pour le comprendre, mais maintenant, je le sais. Et même si ça m'arrache la langue de le dire... Potter et toi méritez d'être heureux. Et même Weasley... Dis à Weasley que je suis désolé.

Il n'ose plus la regarder à présent, mais Hermione a saisi ses doigts sans même s'en rendre compte. Sa peau sur la sienne a quelque chose d'incongru, d'étrange : Malefoy et Granger qui communient sans violence, sans amertume, en se passant de mots... Hermione n'aurait jamais espéré qu'il se livre ainsi, qu'il s'ouvre à elle dans un moment de pure vulnérabilité... Elle n'est pas sûre d'aimer ce qu'elle a vu. Voir Malefoy si faible lui fait comprendre la colère d'Harry et lui donne envie de fracasser la pièce entière. Mais elle donnerait n'importe quoi pour prolonger ce contact, cette confiance, une seconde de plus...

Lorsque Malefoy avait pris la défense d'Harry dans le Manoir Malefoy, lorsqu'elle l'avait vu en larmes dans sa cage au tribunal, Hermione avait deviné en lui l'âme d'un jeune homme fragile et perdu, mais pas foncièrement mauvais. Elle avait vu en lui quelque chose qui méritait d'être sauvé. Aujourd'hui, elle est heureuse de constater qu'en dépit des épreuves, en dépit de tout, elle a eu raison. Mais quelle tragédie de l'apprendre alors qu'elle est sur le point de le perdre...

Soudain, Malefoy lâche sa main pour allumer une autre cigarette, la ramenant au présent, et au temps qui s'écoule, inexorablement.

Immobile dans le couloir de son appartement, épiant la conversation malgré lui, Harry tente de son mieux de contenir les battements de son cœur. Mais les paroles de Malefoy ont trouvé leur chemin en lui et le détruisent à petit feu. Le jeune homme va mourir... Il dit qu'il va mourir... Et il l'accepte et il fait ses adieux, et tout semble si... inéluctable. Jamais plus qu'à cet instant, Harry n'a ressenti cette injustice jusque dans la moelle de ses os...

Il pense à la colère qu'il a manifestée dans la chambre et il s'en veut, comme un enfant après un caprice. Il pense à la faculté incroyable qu'a Hermione pour amener Malefoy à se confier à elle, et il l'envie. Pour cela aussi, il s'en veut. Mais quelque part en lui, il sent bien qu'il existera toujours entre lui et le Serpentard un mur qui les empêchera de communiquer. Ce sont des sanguins, tous les deux... Ils sont incapables de se comprendre autrement que par la colère.

Inspirant à fond pour reprendre contenance, Harry resserre les mains sur le bol de soupe qu'il est parti préparer et revient dans la chambre :

– Il faut que tu manges, dit-il simplement.

Il feint de ne pas remarquer l'ambiance lourde qui règne dans la pièce. Il perçoit le regard inquiet d'Hermione, qui mesure si sa fureur est retombée :

– Tu devrais rentrer chez toi, lui intime-t-il avec diplomatie. Ron et Rose vont t'attendre.

Hermione secoue tristement la tête :

– Ron n'est pas rentré depuis trois jours.

– Tu as une idée d'où il est ?

– Aucune. Il fait ça souvent. Il dit qu'il travaille sur ses dossiers... Je crois qu'il essaye de convaincre votre supérieur de le laisser retourner en infiltration.

Elle se tourne soudain vers Malefoy :

– Il se peut qu'il cherche à infiltrer ton réseau, d'ailleurs. Je te recommanderais d'être prudent, si j'étais toi.

Harry sent la colère revenir devant ce conseil tout à fait déplacé, mais il la réprime. Il ne veut pas refaire une scène. Un énième conflit, une énième rancœur... Il leur reste trop peu de temps ensemble pour le gâcher ainsi.

Hermione finit par se lever, et, rattrapé par le passé malgré lui, Harry se surprend à venir draper doucement sa cape sur ses épaules :

– Reviens quand tu veux, lui murmure-t-il.

Elle le dévisage, avec la conscience du poids de ces paroles, et finit par acquiescer :

– Prends soin de toi, dit-elle à Malefoy.

Puis elle transplane sans un mot de plus.

Harry reste seul avec Malefoy. Le Serpentard mange obligeamment, peut-être désireux lui aussi de ne pas provoquer de nouvelle dispute alors que la nuit s'annonce... Il surprend Harry en déclarant tout à coup :

– Merci pour tout ça. Je suis désolé des ennuis que je t'ai causés, à toi et à Granger. Je vais y aller maintenant.

Harry fait non de la tête :

– Harpocrate a dit que tu étais très faible. Que tu... Qu'à ce rythme-là, tu n'en aurais plus pour très longtemps.

Malefoy sourit :

– Ne te mêle pas de mes affaires, Potter. Je ne dis pas ça pour t'agresser, sincèrement : cela vaut mieux pour tout le monde. Tu m'as aidé, je t'en remercie. Mais tu dois lâcher prise maintenant. C'est ma vie, et sans vouloir te vexer, je ne compte pas passer le peu de temps qu'il me reste cloîtré ici avec toi.

– Les médicaments, murmure Harry.

Malefoy soupire devant ce qu'il croit être une nouvelle tentative de conflit, mais Harry reprend :

– Les médicaments... Si tu ne veux pas les prendre, pourquoi est-ce que tu prends la peine d'en acheter ? C'est pour ça que tu te fais passer pour Nazca Constantine, n'est-ce pas ? Pour survivre, pour la drogue, mais aussi pour ces médicaments. Alors dis-moi, Malefoy. Pourquoi ? Ou plutôt : pour qui est-ce que tu les gardes ?

Malefoy se raidit tout à coup, et le dévisage froidement. Il attend quelques secondes avant de répondre fermement :

– Ça ne te regarde pas.

Harry y voit une confirmation qui plante une épine dans son cœur :

– C'est quelqu'un d'Azkaban ? demande-t-il. Quelqu'un que tu penses avoir contaminé ?

Malefoy ricane et fait mine de se lever, mais une quinte de toux le contracte tout à coup au fond du lit :

– Je veux m'en aller d'ici, articule-t-il entre deux inspirations douloureuses.

Il tente de se lever, mais ses jambes ne le portent pas. Harry le soutient du mieux qu'il peut :

– Hors de question, décrète-t-il. Tu es trop faible. Tu ne peux pas transplaner, alors tu restes ici, au moins pour cette nuit.

Malefoy lui offre un sourire désabusé :

– Tu ne pourras pas me retenir éternellement, Potter.

Et dans ces mots, il y a bien plus qu'un simple sous-entendu. Harry refreine cette pensée :

– Tu veux encore de la soupe ? demande-t-il. Tu es beaucoup trop maigre...

– Puisqu'il le faut.

Harry retourne donc s'isoler dans la cuisine, furieux de voir ses nerfs à nouveau réduits en pelote après cinq minutes de conversation... Malefoy ne crachera pas le morceau. Ça le tue, mais il ne dira rien. Et au fond, quelle importance cela peut-il avoir ? Quelle importance alors que chaque seconde qui passe est à jamais perdue ?

Harry retourne dans la chambre, un nouveau bol de soupe entre les mains, mais Malefoy s'est endormi. Sa fatigue a eu raison de lui. Dans quel état d'épuisement doit-il se trouver pour succomber au sommeil si vite, après vingt-quatre heures d'inconscience ? Harry n'ose pas l'imaginer.

Doucement, son regard glisse sur l'arête aiguisée du visage du blond, sur ses poignets tatoués et sa respiration laborieuse. Il semble nager dans sa chemise trop large pour lui. Perdu dans ce lit comme si les ténèbres l'avalaient tout à coup, le poussaient à disparaître, chaque jour un peu plus...

Harry ne sait plus quoi faire. Ou plutôt...

Le souvenir d'Harpocrate flotte dans son esprit. Le sourire qu'il a eu lors de leur dernière conversation, son air entendu... Harry revoit le souvenir de milliers d'heures passées penché sur des traités obscurs, à étudier d'immondes sortilèges inventés des siècles plus tôt dans les buts les plus abominables, et interdits avant même leur conception... Il revoit ses années en tant qu'étudiant, puis en tant que jeune Auror, où l'apprentissage qu'on leur demandait de faire défiait l'imagination, et où chaque pas sur les voies les plus noires de la magie lui donnait la sensation d'apprendre à devenir un nouveau Voldemort...

Combien de fois avait-il eu l'impression de marcher sur les traces de l'ancien mage noir ? Combien de fois avait-il retrouvé l'unique exemplaire d'un grimoire oublié que le seigneur des ténèbres avait sans aucun doute tenu un jour entre ses mains ? Combien de formules interdites avait-il apprises, des stratagèmes infiniment plus noirs et sournois que les trois Impardonnables ?

Oui, Harry n'a aucun doute là-dessus : entre mages noirs et Aurors, la frontière est mince... Car il faut apprendre à connaître son ennemi pour pouvoir le vaincre. Car il faut contrer ses armes et apprendre à se défendre avec elles. Côtoyer les monstres, en devenir un peut-être, pour espérer les stopper...

Harpocrate sait tout cela. Harpocrate connaît les rouages les plus inavoués de la magie, mais surtout, il en reconnaît la trace sur ceux qui la manipule. Et Harry sent depuis des années l'œil noir de la magie sombre qui s'accroche à ses pas, se penche sur son destin, car il la côtoie de trop près...

C'est le lot de tous les Aurors. Ne pas flancher, ne pas se laisser atteindre. Endurer les pires horreurs et parvenir à fermer les yeux la nuit, tout en sachant de quoi les sorciers sont capables...

Impossible. On ne peut sauver une vie à partir de tant de mal. Harry ne pourra pas sauver Malefoy en l'enfonçant un peu plus dans l'obscur. Ce serait sans issue... Mais y a-t-il déjà une issue ?

Avec un soupir, Harry dépose le bol de soupe sur la table de nuit et s'assoit au chevet de Malefoy. Il ne comprend plus les sentiments qui l'animent. Il a l'impression de percevoir Malefoy comme son combat, sa cause, sa chose. La raison de vivre qu'il s'est donné, peut-être parce que son cas l'a obsédé pendant des années. Parce que tant de choses dans sa vie ont fini par dépendre de lui... Sa survie, bien sûr, pour commencer. Mais aussi son amitié avec Ron. Sa relation avec Ginny, avec les Weasley. Sa liaison avec Hermione... Et, bien entendu, le choix de sa carrière. Alors l'avoir à présent devant lui, en sachant qu'il va lui échapper...

Harry se dit que peut-être, Malefoy a raison. Il cherche à le retenir par tous les moyens possibles. Quitte à envisager les scénarios les plus fous... Quitte à éprouver les réactions les plus inappropriées...

Harry hésite, touche la main de Malefoy comme Hermione l'a fait quelques instants plus tôt. Pourquoi elle et pas lui ? Pourquoi Hermione a-t-elle toujours en elle cette flamme lumineuse qui désormais lui fait défaut ? Pourquoi Harry a-t-il la sensation de s'être éteint, au fil des années... D'être mort, en quelque sorte. Aussi mort que Malefoy le sera bientôt...

S'inclinant légèrement, Harry analyse le relief de ce visage qu'il connaît par cœur, et pourtant si peu. Il revoit la réaction de Malefoy lorsqu'il lui a parlé des médicaments. Il les garde pour quelqu'un, c'est évident. Quelqu'un qu'il aime, quelqu'un qu'il pense avoir contaminé et par conséquent, qu'il a dû serrer dans ses bras, aimer, embrasser. Harry imagine mal ces lèvres embrasser qui que ce soit... Il conçoit malgré lui l'étreinte qui a dû s'ensuivre, la tendresse, son corps contre celui d'une autre personne...

Avant même d'avoir réalisé ce qu'il faisait, Harry veut clore cette vision. Il veut la clore et la concrétiser tout à la fois. Il se penche et dépose un baiser sur les lèvres de Malefoy.

Il n'a pas le temps de s'interroger : Malefoy se réveille aussitôt et le repousse si fort qu'Harry s'écroule par terre, à côté du lit. Malefoy s'est complètement redressé, dans une position défensive, tous les muscles de son corps tendus à l'extrême :

– Non mais qu'est-ce que tu fous ?! s'exclame-t-il en comprenant ce qu'il vient de se passer.

Harry est trop choqué pour réagir. Pendant quelques secondes absurdes, il a l'impression qu'un autre s'est emparé de son corps, et que cet autre a mis son cerveau au ralenti. Finalement, il parvient à articuler :

– Je suis désolé...

– Je m'en vais, déclare Malefoy.

– Non, attends...

Malefoy se lève et récupère précipitamment ses vêtements, sans même prendre la peine de les enfiler. Ses gestes sont nerveux : il tremble de tout son corps. Attrapant sa baguette sur la table de nuit, ainsi que la drogue, il n'accorde pas un seul regard à Harry et transplane au beau milieu de la nuit.

Harry reste seul, stupidement affalé sur le sol, mortifié par ce qu'il vient de faire. Il agrippe sa tête à deux mains pour contenir les pensées qui se mélangent dans son esprit. Au final, une seule émerge, terrible, pathétique :

– Et merde...


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