Interlude : Codétenu

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Drago est tiré de sa lecture par la porte de sa cellule qui coulisse. Cela fait plusieurs années maintenant qu'il a obtenu le privilège d'accéder à des livres, pour bonne conduite. Aujourd'hui, Drago lit une biographie de Nathaniel Hawthorne.

On est en pleine journée. C'est le jour de repos : une fois par mois, un répit rare et inestimable. Drago passe d'ordinaire ces heures d'oisiveté seul à lire dans sa cellule, ou dans la cour lorsque le temps est au beau, sachant que personne ne cherchera à le provoquer.

Aujourd'hui, on est en mars. Le printemps est timide à Azkaban, et Drago a préféré la tranquillité de sa cellule à l'agitation constante des prisonniers.

Relevant les yeux de son livre, Drago détaille les raisons de son interruption : il aperçoit Johnson, deux autres gardiens, ainsi qu'un prisonnier chétif flottant dans sa combinaison flambant neuve, un prisonnier que les gardiens poussent à l'intérieur de la cellule.

Drago le dévisage, interdit. Huit années passées à Azkaban ont chassé toute capacité de surprise de son esprit. Pourtant, devant la jeunesse de son vis-à-vis, Drago ne sait pas comment réagir.

C'est un très jeune garçon, qui ne semble même pas avoir dix-sept ans. Son corps est petit et menu, encore marqué par l'enfance. La rondeur de ses joues laisse pourtant deviner le profil de pommettes fières, altières, qui confèrent à son visage un irrésistible éclat d'insolence. Cette insolence se retrouve dans ses yeux : effilés et très sombres, ciselés sous l'arête de sourcils acérés. La bouche est charnue et pulpeuse, presque sensuelle pour un garçon aussi jeune, accentuant encore cet air de sale gosse qui semble incruster ses traits. Mais ce qui frappe surtout Drago, ce sont ses cheveux. Blonds, dans une nuance plus chaude que la sienne, plus sombre, presque fauve, et qui tombent en mèches lisses et soyeuses de part et d'autre de son visage, épargnés par la lame du rasoir. Ce gosse n'a pas été tondu, et pour Drago, cela allume une sirène d'alarme immédiate dans son esprit.

Chassant tout son ressenti loin de lui, Drago se tourne vers Johnson. Ce dernier remet au nouveau venu les dernières indications : serviette de toilette et savon, consignes de travail et horaires de couvre-feu. Puis Johnson rend soudain son regard à Drago :

– Malefoy, dit-il en faisant signe aux deux autres gardiens de déguerpir. J'ai à te parler.

Obéissant, Drago se redresse avec l'agilité d'un félin. Il perçoit un léger éclat de peur dans les yeux du gamin lorsqu'il le frôle, mais pourtant, il ne recule pas. Drago l'ignore et se penche à travers les barreaux pour parler à Johnson :

– Qu'est-ce que ça veut dire ? murmure-t-il.

– C'est ton nouveau codétenu.

– C'est une blague ? Je n'ai pas eu un seul codétenu en huit ans !

– Maintenant si.

Johnson soupire, et Drago retrouve soudain en lui les affres de cet homme bon confronté à l'horreur, tiraillé entre deux aspirations contraires :

– Pourquoi est-ce que tu crois que je l'ai mis dans ta cellule, Malefoy ?

Drago ne veut pas avoir cette conversation, mais Johnson continue :

– Parce que je sais que tu ne lui feras pas de mal, déclare-t-il. Que tu dissuaderas même les autres de lui en faire. Personne n'entrera dans sa cellule la nuit s'ils savent que tu es son codétenu.

Drago secoue la tête :

– Je ne peux pas promettre de le protéger. Je ne peux pas me permettre une telle faiblesse, est-ce que tu comprends ? Si les autres voient que je le prends sous mon aile, ils vont lui tomber dessus deux fois plus fort, et tu le sais parfaitement !

Ecumant de rage, Drago se pince l'arête du nez et s'enjoint à réfléchir :

– En plus, pourquoi vous ne lui avez pas rasé les cheveux ? demande-t-il. Tu sais très bien que ça fait de lui une cible toute désignée.

C'est au tour de Johnson de manifester son impuissance :

– On ne peut pas, explique-t-il, l'air grave. C'est un mineur. Il est soumis à des mesures spéciales : pas de tonsure, moins de travail dans la mine.

Drago sent son estomac chuter tout au fond de lui :

– C'est un mineur ? articule-t-il sans que ses traits ne trahissent la moindre émotion.

– Oui. Il a quinze ans.

– Est-ce que Shacklebolt est devenu complètement fou ?

La révolte brûle à présent dans tous les muscles du corps de Drago :

– Pour quel motif envoie-t-on un gosse de quinze ans à Azkaban ?

– Pour meurtre, répond placidement Johnson. C'est un prostitué, il a tué l'un de ses clients lors d'une passe. Le fils d'un ami à Shacklebolt.

Inspirant à fond, le gardien reprend d'un ton qui se veut apaisant :

– Ecoute. Tu n'étais pas beaucoup plus âgé que lui lorsque tu es arrivé. C'est pourquoi je l'ai mis avec toi. Parce que tu comprends.

Drago coupe court à toute répartie, incapable d'aligner la moindre pensée cohérente. Il est scandalisé, et en même temps conscient de se trouver au bord d'un profond précipice, un abîme où le moindre faux pas pourrait le faire basculer :

– Combien de temps dure sa peine ? demande-t-il.

– Deux ans, répond Johnson. Parce qu'il est mineur. Il devrait sortir quelques semaines après ta libération.

– Il ne tiendra jamais deux ans...

Johnson accorde un bref regard au garçon, qui s'est assis sur son lit et détaille la cellule, sans les écouter. Il revient enfin sur Malefoy :

– Faisons ce que nous pouvons, Malefoy, conclut Johnson comme une supplique.

Et à cet instant plus que jamais, Drago a pitié du gardien. Pourquoi un homme tel que lui a-t-il choisi une vocation pareille ? Se condamner à côtoyer l'injustice et les pires facettes de l'humanité, jour après jour...

Refermant la grille, Johnson lui accorde un dernier regard insistant puis le laisse seul avec son codétenu.

Drago lui jette un rapide coup d'œil, puis remonte sur son lit. Sa carapace bien en place depuis des années dissimule parfaitement la tempête qui se déchaîne en lui. Il en veut à Johnson, mais il sait qu'il a eu raison... Car c'est vrai, il a pitié du gosse. Peu importe qui il est ou les circonstances qui l'ont amené ici, il ne peut qu'avoir pitié, car il se retrouve en lui. Mais il ne peut pas compatir. Il ne peut pas se le permettre. Il ne peut pas le protéger au risque de braquer un peu plus les projecteurs sur sa tête. Non, tout ce qu'il peut faire, c'est le tenir à distance, et le surveiller de loin.

C'est sans compter sur le gosse :

– Tu es Drago Malefoy, lui lance-t-il, ses pommettes fièrement levées vers lui.

Drago n'a pas à se forcer pour lui rendre son regard le plus froid. Merde, si en plus le gamin n'a aucun instinct de préservation... Il faut qu'il sache où est sa place. Qu'il apprenne à se faire oublier tout de suite, pour son propre bien... C'est pourquoi Drago l'ignore. Mais le gosse désigne la Marque des Ténèbres à demi visible sur son avant-bras :

– Je me suis toujours demandé si c'était vrai, cette histoire de tatouage...

Drago claque son livre devant lui :

– Ferme-la, ordonne-t-il, glacial. Ferme-la ou je ne donne pas cher de ta peau. Ici je ne suis pas ton ami, personne ne l'est.

Le gosse hausse les épaules et détourne le regard, guère affecté. Ou du moins, c'est ce qu'il veut faire croire... Car l'espace d'une seconde, Drago a perçu le tremblement dans le corps chétif. La crainte qui se cache farouchement derrière ces airs bravaches... Le gamin veut se conduire comme si rien ne pouvait l'atteindre, car il sait que la moindre faiblesse lui serait fatale.

Bien. Il n'est peut-être pas aussi idiot que ça, finalement. Mais il faut qu'il comprenne très vite que défier les autres ne lui garantira pas davantage de sécurité.

Pensif, Drago retourne à son livre, mais son esprit songe au garçon. Il ne sait même pas son nom, et ne compte pas le lui demander. Il ne veut pas lui donner l'impression de créer des liens avec lui. Il se rappelle ce que Johnson lui a dit, et imagine, malgré lui, ce corps et ce visage d'enfant se prostituer avec la même nonchalance que celle qu'il affiche aujourd'hui, comme si ça ne lui faisait rien... Le gosse a quinze ans, mais il a l'air d'en avoir douze et se conduit comme s'il en avait vingt-cinq. Aucun doute, il y a beaucoup d'horreur derrière cette arrogance feinte...

Même sa beauté est une malédiction. Drago peut sans peine imaginer ce que le gamin a vécu, et ce qu'il risque entre les murs d'Azkaban, à cause de ses traits angéliques... Même dans sa manière de bouger ou de faire la moue, il y a quelque chose d'irrésistiblement féminin, quelque chose de sauvage et gracieux, d'indéfinissable.

Une telle sensualité chez un garçon aussi jeune a quelque chose de troublant, et Drago ne peut s'empêcher de songer, dégoûté, que ce sont sans doute les nécessités de son métier qui l'ont conduit à devenir ainsi.

Drago se retient de soupirer. Il est fatigué de ce monde qui s'emploie jour après jour à lui démontrer sa cruauté.

– Tu as une clope ? lui demande soudain le gamin qui s'est levé, déjà incapable de tenir en place.

– Non, répond placidement Drago, ce qui est faux.

– Très bien, alors qui est-ce que je dois sucer pour en avoir ?

Une telle répartie tire Drago de son livre. Le gamin doit s'en apercevoir, car ses lèvres s'étirent en un sourire moqueur :

– Quoi ? demande-t-il, narquois.

Impassible, Drago répond calmement :

– Je ne te conseille pas d'entrer dans cette spirale-là. Tant que tu peux l'éviter.

– Et pourquoi pas ? Le maton t'a dit ce que je faisais, non ? En quoi ce serait différent ?

– Tu deviendrais un esclave sexuel. Tu tiens vraiment à satisfaire les moindres caprices de toute la prison pour les deux années à venir ?

Le gamin hausse les épaules, guère perturbé par cette perspective :

– C'est comme ça que je survis, dit-il avec cette franchise arrogante qui plante ses iris dans ceux de Drago. Si je leur donne ce qu'ils veulent et que je fais bien mon job, il n'y a aucune raison pour qu'on me fasse du mal.

L'argument est imparable, mais il donne à Drago l'envie de vomir. Pas parce que le gamin envisage de baiser toute la prison, ce qu'il a déjà dû faire au moins dix fois sur les trottoirs de Londres. Mais parce qu'il l'envisage avec une telle désinvolture. Comme si c'était naturel. La seule chose à faire, et la seule chose normale en ce monde.

Lorsque le signal retentit pour l'heure du dîner, Drago se lève et dit simplement :

– Ne parle à personne.

Il espère que son autorité suffira.

Comme c'était à prévoir, tous les regards se tournent vers le gosse lorsqu'il entre dans le réfectoire, seulement à moitié dissimulé par la silhouette de Drago. Déjà des remarques fusent, et Drago se tend lorsqu'il voit le gosse y répondre par un sourire entendu et provoquant. Il était sérieux, l'imbécile... Il sait ce qui l'attend, alors il préfère venir au-devant de ses bourreaux que l'inverse...

Dans un flash d'une aveuglante précision, Drago voit son père s'agenouiller pour se soumettre à Monroe et ses sbires, et il a le plus grand mal à dissimuler sa fureur. Les autres prisonniers doivent le voir. Ils sont déjà habitués à avoir peur de lui, mais là, ils s'écartent tous sur son passage jusqu'à ce qu'il soit servi. Alors seulement il s'assoit à une table, et il aperçoit le regard du gamin sur lui, surpris et indécis.

Qu'est-ce qu'il y a, le microbe ? Tu ne t'attendais pas à tomber sur le caïd de la prison ?

Les autres prisonniers commencent à réaliser que le gamin et lui sont arrivés ensemble, aussi attendent-ils, circonspects, de voir où le nouveau va s'asseoir. Le gosse s'approche de Drago.

– Dégage, lui dit-il aussitôt.

Il a conscience d'être dur, mais il le faut. Accorder sa protection équivaudrait à braquer encore davantage les lumières sur le gamin. Ce serait le début d'une nouvelle guerre, et Drago est fatigué des guerres de clan. Il a suffisamment maté la meute en place pour leur faire comprendre qu'il est un loup solitaire auquel il ne vaut mieux pas se frotter. Il ne lui reste que deux ans à tenir ainsi. Mais si on lui découvre une faiblesse, la meute reviendra en force...

Ebranlé quelques instants, le gosse se reprend très vite et part s'asseoir à une table au hasard. Aussitôt, il est entouré par Manz, Lensher et Huckleberry, les dignes héritiers de Monroe. Drago observe leur comportement type : ils jaugent le nouveau venu, qu'ils classent automatiquement dans la catégorie des faibles, et estiment à présent son degré de docilité. Drago voit Lensher murmurer quelque chose à l'oreille du petit, tout en glissant une main entre ses cuisses, et le gosse se laisse faire tout en plongeant à son tour la main dans l'entrejambe de Lensher. Le tout avec un sourire et presque un éclat de malice dans ses yeux très noirs.

Drago meurt définitivement d'envie de vomir. Il ne se laisse pas abuser et c'est ça le pire. Le gosse vit peut-être ça au quotidien, mais il ne peut pas le vivre bien. Personne ne peut prétendre vivre ça bien. Abandonnant son repas, Drago se lève, faisant le silence autour de lui. Malgré lui, il savoure le petit élan de respect et de peur qui se dégage de la salle. Il s'avance jusqu'à la table de Lensher et, sans lui prêter la moindre attention, il fixe le petit :

– Debout, ordonne-t-il.

Il voit aux sourcils froncés du gamin que ce dernier compte lui résister, peut-être par pure bravade, aussi Drago le saisit-il par le bras pour l'arracher violemment à la table. Sa chaise valdingue à l'autre bout de la pièce, et le gosse hurle en se tenant l'épaule :

– T'es complètement malade !

– En avant.

Le gosse regarde autour de lui, désemparé. Il a peur à présent. Il comprend qu'il a mal évalué le rapport de force et qu'il s'est trompé d'attitude. Il ne s'est pas encore fait suffisamment d'alliés pour que qui que ce soit veuille intervenir. Même Huckleberry, le chef de cette meute qui s'est jeté sur lui, dévisage pour l'instant Malefoy avec circonspection et prudence. Il ne lui viendra pas en aide.

Alors, le garçon obtempère et quitte le réfectoire l'estomac vide, suivi de Drago qui peut sentir les dizaines de regard percer sa combinaison. Autant pour les projecteurs. Le seul regard compréhensif au milieu de tout ça, c'est celui de Johnson, qui les laisse partir avec un léger hochement de tête.

Lorsqu'enfin ils rejoignent leur cellule, le gosse fait mine de protester à nouveau. Drago ne se maîtrise plus et le plaque contre le mur :

– Silence, dit-il, très calme. Plus un mot. Maintenant tu t'allonges et tu la fermes.

Les yeux du gamin s'écarquillent, et il finit par obtempérer, plus vite que Drago ne l'aurait cru. Il ne le quitte pas du regard, comme s'il attendait que quelque chose d'autre se passe... Drago comprend trop tard que ses paroles ont pu porter à confusion, et que le gamin s'imagine qu'il le veut pour lui tout seul, là, tout de suite. Poussant un soupir, Drago retourne s'allonger sur sa propre couchette :

– Je ne te toucherai pas, proclame-t-il. Et toi, évite de faire des avances à tout ce qui bouge. Baisse la tête, fais ce que les gardiens te disent, et si tu as deux sous de jugeote, rase tes cheveux avant que Manz ou Lensher ne te les fassent bouffer.

Le garçon reste immobile, plongé dans la contemplation de Drago tout à coup, comme s'il le voyait pour la première fois :

– Ces types avaient peur de toi, déclare-t-il.

– Oui. Personne ne t'a encore rien dit sur moi ? Peut-être que tu devrais avoir peur, toi aussi.

Drago se penche, mortellement sérieux :

– Peut-être que c'est moi que tu devrais arrêter de faire chier.

La nuit venue, Drago ne dort pas, étendu sur son lit les yeux fermés. Il entend à la respiration du garçon que celui-ci ne dort pas non plus. Tous les deux attendent, car il ne faut pas être sorcier pour deviner ce que Lensher a pu murmurer à l'oreille du gosse au réfectoire.

Aux alentours de minuit, des pas se font entendre, rengaine familière pour Drago, qui a appris à ne plus la craindre. Des murmures, aussi. Un homme qui s'exclame :

– Mais c'est la cellule de Malefoy !

Dans le noir, Drago sourit. Une deuxième voix, celle de Lensher, s'élève doucement :

– Il suffira de pas faire de bruit... Le gosse avait pas l'air farouche.

C'est ça, allez-y, mes mignons... Entrez dans la gueule du loup.

Avant même qu'ils ne posent la main sur la serrure, Drago s'est levé et fixe les trois hommes qui se tiennent dans le couloir devant lui : Manz, Lensher, et Huckleberry. Le gamin s'est redressé sur son lit, dévisageant la scène.

– Pourquoi tu ne les laisses pas entrer ! s'écrie-t-il. C'est à moi de me débrouiller, tu me l'as clairement fait comprendre ! Alors laisse-moi gérer mes affaires, merde !

Sans le regarder, Drago répond simplement :

– Non.

Il fixe les trois hommes. Sans dissimuler le dégoût qu'ils lui inspirent, il articule lentement :

– Dégagez de ma cellule.

Les trois hommes obéissent. Mais Drago a eu le temps de voir leur regard changer. La haine s'est rallumée, la vieille haine, le vieux défi. Le rêve de mettre le loup solitaire à terre. Eh bien soit.

Inspirant profondément, Drago se tourne vers le gosse :

– Pas de faveurs sexuelles, dit-il en lui lançant un paquet de cigarettes. Ni pour moi ni pour personne. Pas d'arrangements en douce. Et surtout, ne laisse pas ces types-là t'approcher.

Le garçon fronce les sourcils :

– Pourquoi tu me dis tout ça ? Tu n'en as rien à foutre de moi, c'est comme ça que ça fonctionne, n'est-ce pas ? On ne se connaît pas, on ne se doit rien !

– Ces types, ce n'est pas ton cul qu'ils veulent, répond simplement Drago. Ils te veulent toi. Ton humanité, ton intégrité, ton estime de toi.

Le garçon ricane :

– Si je devais me laisser arrêter par ça...

– Eh bien ici je dis stop. Tu ne baiseras personne pour obtenir ce que tu veux, est-ce que c'est clair ?

Le sourire du garçon s'efface. Il est troublé, perturbé par le sérieux qu'il sent dans la voix de son adversaire. Doucement, il acquiesce. Bien. C'est une paix fragile. Drago le tiendra à l'œil, mais demain est un autre jour.

Dans la semaine qui s'ensuit, Drago autorise le garçon à rester dans son sillage et à le suivre. Il s'appelle Jude, et Johnson n'a pas menti : il n'a bien que quinze ans. Il vit dans la rue et se prostitue depuis qu'il en a treize. Un beau jour, il a simplement décidé que la vie auprès de sa mère alcoolique, de ses multiples amants et de leurs quinze enfants bâtards était simplement devenue trop insupportable, et il est parti de chez lui sans que personne ne remarque son absence, ni ne parte à sa recherche.

Jude est un gosse des rues, tout simplement. Un enfant de la misère, comme le Royaume-Uni en compte des centaines, et sur qui tout le monde ferme les yeux. A commencer par le gouvernement sorcier. Chaque année, des dizaines de ces jeunes disparaissent, avalés par le monde. Les autres finissent leurs jours en prison. Pour Jude, la prison ne semble pas être une perspective plus terrifiante qu'une autre. Il a déjà vécu bien pire. Trop pour son âge.

Interrogé sur les raisons de son crime, Jude lui livre simplement ceci :

– Le type était un violent. Un sadique. J'en avais déjà connu des comme ça avant, mais jamais à ce point-là... Quand j'ai compris qu'il était taré, j'ai voulu m'enfuir. Mais il m'a couru après. Il m'a foutu la tête dans la baignoire de l'hôtel, il a enroulé le cordon de la douche autour de mon cou, et il a allumé l'eau. Je me suis débattu, parce que j'étouffais, mais il voulait rien entendre. Il m'a pris contre le rebord de la baignoire, en me cognant la tête contre les parois... Si je n'avais pas réagi, je me serais noyé. J'ai attrapé le flacon de sels de bain et je le lui ai éclaté sur le crâne. Je ne crois pas que ça l'ait tué, mais... Il a fait une mauvaise chute, et il s'est brisé la nuque contre le lavabo.

– Alors c'était de la légitime défense ! s'écrie Drago.

Ce à quoi Jude répond par son rire juvénile, et déjà cynique :

– Va dire à la police que tu es une pute qui vient de se faire violer. Va leur dire que ce n'était pas consenti...

Drago secoue la tête, désemparé et pétri d'horreur, mais Jude conclut simplement :

– Je me suis enfui. Evidemment, la police n'a pas mis longtemps à me retrouver. Surtout quand on a appris que le type en question était le fils d'un ami de Shacklebolt. On a accusé la petite frappe qui essaye de dépouiller ses clients pendant qu'elle les baise, et puis voilà.

Il hausse les épaules avec ce sourire ignoble :

– Je me retrouve ici.

Drago ne peut réprimer le goût de bile, sur sa langue. Depuis, il protège le gamin. Même s'il lui parle à peine, même s'il se montre froid et distant. Même s'il ne répond pas lorsque Jude lui pose des questions morbides sur Voldemort et sur ses propres crimes. Le gamin est un étrange mélange de fragilité et d'assurance : trop insolent pour son propre bien, trop exubérant, trop fier, et en même temps, vulnérable et prêt à tout pour survivre... La moitié du temps, Drago a envie de lui foutre des baffes, mais il ne peut s'empêcher de se voir en lui. De voir tout le mal qu'on pourrait lui faire comme un écho de ce qui lui a déjà été infligé.

Drago ne lui a rien livré sur lui-même. Il ne lui a pas dit pour Monroe, pour son père, et les autres. Il sait que d'autres détenus de la prison n'ont pas dû tarder à livrer à Jude tous les exploits de son codétenu : la mort de Monroe, et le sort de Lewis, Miles et Peters... Mais Jude n'a pas changé d'attitude. Il est toujours circonspect, défiant et insupportablement lascif, comme si tout ceci n'était qu'un jeu pour lui. Même si ce n'est évidemment qu'une façade.

Drago peut le comprendre. Lui-même, il connaît l'importance de ne pas montrer ses faiblesses, ses émotions, son véritable ressenti. Il sait que si Jude était un garçon normal, il éclaterait en sanglots dans son lit tous les soirs. Mais non. Jude essuie seul les crachats que la vie lui envoie et encaisse. Parce qu'il n'a pas d'autre choix.

Drago reste néanmoins plus lucide que son compagnon de cellule, et infiniment plus expérimenté. Il sait que les ennuis ne vont pas tarder à venir. Et ils arrivent, en effet, dans le pire endroit possible : les douches.

Le pire endroit possible, car les prisonniers sont nus et incapables de dissimuler une arme.

Drago n'a jamais perdu l'habitude de surveiller ses ennemis du regard. Il sait qu'aujourd'hui, c'est Verner qui est en poste : un gardien véreux à la botte d'Huckleberry. Drago sent le danger dès qu'il voit Huckleberry et ses sbires se diriger vers Jude, dans un flagrant désir de le provoquer. Dès qu'il voit tous les autres prisonniers hâter leur douche et se ruer vers la sortie. Dès qu'il voit Verner tourner le dos pour s'en aller...

Drago reste, il est seul avec Huckleberry, Lensher, Manz et Jude, seul à s'interposer :

– Qu'est-ce qu'il y a, Malefoy ? lui lance Huckleberry d'un ton plein de morgue. Tu t'es trouvé une petite chérie, c'est ça ? Tu veux la garder pour toi ? On ne t'a jamais dit que c'était pas bien de pas partager ?

Entre ses doigts, Drago voit soudain briller un objet tranchant : une lame de rasoir. Enfoiré de Verner... Il l'a laissé passer exprès...

Bandant ses muscles, Drago s'avance tandis que Jude recule contre le mur :

– Laisse le gosse tranquille, ordonne-t-il d'une voix qu'il veut calme mais ferme.

Il n'a pas peur. Il flaire le danger, mais il n'a pas peur. Comme la surprise, Drago a perdu la capacité d'avoir peur il y a longtemps.

Les trois hommes ricanent, mais Drago voit clair dans leur jeu : il sait qu'ils ne sont pas rassurés. Cela fait des années qu'ils n'ont pas osé se confronter à lui, et ils ont toujours perdu. Mais cette fois, c'est différent. Cette fois, Drago est nu sur le sol glissant, et Huckleberry a une arme. Cela semble leur donner confiance : les trois hommes se jettent sur lui à l'unisson. Drago évite l'attaque, pare, balance ses poings le plus fort possible. Il est resté fort, mais il manque de pratique. Peu importe : tout ce qu'il faut c'est la rage de vaincre, bordel de merde !

Hors de question qu'il les laisse le toucher ! Hors de question qu'il laisse ces porcs martyriser un seul gamin de plus ! Hors de question qu'il laisse une autre personne se faire violer par son impuissance...

Totalement aveuglé, Drago ne voit plus que son père déchiré sous ses yeux par Monroe, son père qui s'est laissé prendre encore et encore, tandis que chaque nuit, Drago se battait pour lui, seul contre trois adversaires armés...

Il ne veut pas revivre ça. Il ne peut pas échouer, il ne peut pas... Depuis huit ans, il a toute confiance en lui-même pour se défendre, lui et son intégrité physique, mais pas une autre personne. Jude est sa faiblesse, et Huckleberry le sait : renonçant à son attaque, il se jette par surprise sur Jude et lui empoigne les cheveux. Il s'est obstiné à les garder, malgré le conseil de Drago...

A présent, Huckleberry pointe la lame de rasoir sur le cou de Jude, et Drago se voit sombrer devant un terrible déjà-vu. Huckleberry lèche la joue du garçon, qui ne se défend pas :

– Eh bien, Malefoy, lance-t-il. Ta petite pute m'aime bien on dirait. Elle est bien étroite, j'espère.

– Arrête, fait Drago d'une voix éteinte en baissant les poings.

Surpris, Manz et Lensher reculent.

– Ça y est, on devient raisonnable ? jubile Huckleberry.

– Lâche-le.

– Sinon quoi ? Tu n'as plus rien à menacer, Malefoy. C'est moi qui le tiens, tu ne vois pas ? Je peux lui faire tout ce que je veux.

– Lâche-le et je te donnerai quelque chose de bien mieux que lui.

Les sourcils d'Huckleberry s'envolent vers son front :

– Et qu'est-ce que ça peut bien être ?

Drago hausse les épaules :

– Moi.

Devant la stupéfaction du chef, il poursuit :

– C'est bien ce que tu as toujours voulu, non ? M'avoir moi. Le « grand » Drago Malefoy. Alors lâche le gosse, promets tes sbires et toi que vous ne toucherez plus jamais à une seule mèche de ses cheveux, et je me mettrai à genoux devant toi. Tu pourras le dire à toute la prison si tu veux.

Dans l'emprise d'Huckleberry, Jude s'écrie : « Malefoy », figé d'horreur, mais Drago l'ignore. Il règne dans son esprit un calme infini. Il entend la lente pulsation de son cœur, froid, déterminé. Voilà bien longtemps qu'il ne s'est pas senti ainsi. A l'aube d'un basculement critique. Contraint d'oublier tout de lui-même, pour qu'il ne reste que ce noyau dur que Monroe a créé : cruel, implacable. Impitoyable.

Pour Jude, il doit ranimer cet être terrible qui sommeille en lui, et faire ce qu'il n'a encore jamais fait. Pour prouver sa bonne fois à Huckleberry, Drago se met à genoux. Il ne le quitte pas des yeux tandis que son ennemi le jauge. Un sourire défigure ses traits, un sourire encore incrédule : il n'arrive pas à croire à ce qu'il voit. Drago Malefoy qui s'incline devant lui. Malefoy qui se soumet.

Huckleberry relâche lentement Jude et s'avance :

– Très bien, Malefoy, énonce-t-il. Mats tu as intérêt à me faire ça correctement. A la moindre hésitation de ta part, n'oublie pas que je peux récupérer ta chérie en un claquement de doigt.

Drago hoche la tête. Il chasse toute pensée accessoire de son esprit. Il chasse le regard désespéré de Jude qui le supplie de ne pas se sacrifier pour lui. Nu et ruisselant d'eau, Huckleberry masse quelques instants son membre viril entre ses doigts, et lorsqu'il se dresse devant lui, Drago le prend dans sa bouche.

Les deux autres le regardent faire, fascinés. Malefoy a cédé, enfin ! Ils l'ont contraint à faire ce qu'il n'avait jamais fait, pas même pour Monroe !

Alors, sans hésiter, Drago mord. De toute la force de ses mâchoires, il mord le bout de chair en lui et il sent le sang envahir sa bouche. Huckleberry hurle, cherche à se dégager. Drago s'agrippe à lui et ne relâche pas : le sang est épais et chaud dans sa bouche, métallique, infecte, mais Drago scie de toutes ses forces jusqu'à ce que quelque chose se détache et qu'enfin, il recrache le gland d'Huckleberry sur le sol carrelé.

Le prisonnier hurle. Absolument désemparé, ses deux sbires veulent lui porter secours et ne songent plus à menacer Jude. Drago éclate de rire, la bouche en sang, bien décidé à leur montrer l'étendue de sa folie, l'étendue de ce qu'il est capable de faire à ceux qui s'en prennent à lui. A lui et à Jude.

Drago se relève et rallume négligemment un jet d'eau, le temps de laver le sang. Il doit faire vite, il le sait. Les cris ne tarderont plus à faire revenir Verner. S'approchant d'Huckleberry qui se contorsionne et des deux hommes qui le tiennent, Drago les avertit simplement :

– Un seul mot pour me mettre en cause... Et je viens arracher ce qui reste de vos petites queues dans votre sommeil pour vous les fourrer dans le cul. Est-ce que c'est clair ?

Manz et Lensher acquiescent, trop choqués pour réagir. Huckleberry hurle comme aux portes de la folie. Alors, Drago passe son chemin et entraîne Jude derrière lui.

Une fois rhabillés et loin des cris de panique, la vie de la prison sépare Jude et Drago. Ils ne se voient plus et ne se parlent plus jusqu'à ce que la soirée les réunisse dans leur cellule commune. Alors seulement, Jude porte sur Drago un regard silencieux, mais lourd de conséquences.

– Merci..., articule-t-il au bout d'un moment.

Drago fait non de la tête. Ce qu'il a fait aujourd'hui, il ne s'en serait jamais cru capable. Mais il ne regrette pas. Il en éprouve même une sorte de jubilation malsaine, la même que lorsqu'il a tué Monroe. Oui, il y a définitivement en lui une part de sombre, qui aime le goût du sang...

La rumeur de ce qui est arrivé à Huckleberry s'est déjà répandue dans toute la prison. Aucun nom n'a été donné officiellement, mais un seul se murmure déjà sur toutes les lèvres : Malefoy...

Drago n'a pas peur. Il sait que l'inattention même de Verner empêche de l'incriminer. Et que ce que Manz et Lensher ont vu dans la salle de bain ce jour-là hantera leurs nuits jusqu'à la fin de leurs jours, les dissuadant de parler. Quant à Huckleberry... S'il ne s'est pas vidé de son sang d'ici l'aube, quel homme irait clamer le nom de celui qui l'a émasculé ?

Non, Drago est hors de danger. Et Jude aussi.

Soudain, le garçon se lève de son lit et s'approche du sien. Il s'agenouille par terre sans le toucher, son visage à hauteur de celui de Drago. Drago éprouve une sensation étrange. Le loup solitaire a gagné une bataille de plus. Il a commis ce genre très spécifique d'atrocités qui isole à jamais un individu du reste de ses semblables, car elles ont fait de lui un monstre. Un monstre seul. Mais aujourd'hui, Drago n'est plus seul.

– Merci, répète Jude.

Et dans un élan rapide, il s'avance pour poser ses lèvres sur celles de Drago.

Drago laisse passer quelques secondes, puis l'écarte en douceur. Il ne peut pas dire qu'il est surpris par cette réaction. Mais il ne veut pas blesser Jude.

– Tu n'as pas besoin de faire ça, lui murmure-t-il doucement.

– Mais je l'ai fait parce que j'en avais envie.

– Non. Tu l'as fait parce que c'est tout ce que tu as toujours connu. Parce que c'est comme ça qu'on t'a appris à vivre.

Drago caresse distraitement une mèche de ces cheveux blonds qui lui rappellent tant les siens, et la replace derrière l'oreille du garçon :

– Voilà ce que je veux t'apprendre, dit-il. Dans la vie, tout n'a pas à se payer de cette manière. Tu n'as pas à me remercier de cette manière. Je n'exigerai jamais rien de ce genre de toi, tu entends ?

– Mais si c'est ce que je veux...

– Ce que tu t'imagines vouloir.

Drago secoue la tête :

– Tant qu'on sera tous les deux ici, je ne laisserai plus personne se servir de toi comme ça.

Il embrasse le garçon sur le front :

– Et surtout pas moi.

Jude se recule, vaguement déçu. Drago ne se lasse plus d'être interpellé par le comportement de cet être étrange et si peu conventionnel. Au final, sans lui laisser le temps de protester, Jude grimpe sur son lit et se pelotonne contre lui. Compte-tenu de ce qu'ils viennent de vivre, Drago n'a pas le cœur à le repousser :

– Pas longtemps, dit-il néanmoins. Si on te voit comme ça, nos ennuis n'en finiront pas.

Mais Jude fait déjà semblant de s'être endormi.


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