Réinsertion

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L'hôtel a des relents de peinture fraîche et de couvertures mitées. Un curieux contraste entre vieillerie et modernité. Comme tout ce qui touche aux choix esthétiques des londoniens, c'est de mauvais goût, mais Drago n'a que faire du cadre. Il a choisi cet hôtel pour son emplacement et sa discrétion. Un quartier Moldu légèrement excentré de Londres, où aucun sorcier ne risquera de le dénicher, et certainement pas les Aurors du Ministère. Et puis de toute façon, Drago ne se soucie plus de ses conditions de vie depuis longtemps.

La chambre est au premier étage : un paramètre qu'il a exigé, pour éviter la vulnérabilité du rez-de-chaussée, tout en lui permettant de s'enfuir rapidement en cas de besoin. Le mobilier reste très simple : un lit double défoncé, vaguement recouvert d'une couette qui a connu des jours meilleurs, une immonde moquette couleur jaune vomi, et une commode qui dissimule une colonie de termites. La salle de bain a perdu ses lettres de noblesse depuis longtemps, et disparaît à présent sous une épaisse couche grisâtre de graisse de savon.

Drago hausse les épaules. Aussi pitoyable que soit son repère, c'est mieux que tout ce qu'il a connu ces dix dernières années à Azkaban. Il n'est pas sûr du constat qu'il est censé en retirer, mais cela ne suscite en lui aucune émotion. Seule sa vieille douleur musculaire se réveille, et il se masse la nuque.

Contemplant la nuit qui tombe à travers les fenêtres encrassées, Drago éprouve pour la première fois un sentiment d'irréalité. Une voix qu'il voudrait fuir en lui lui fait redouter le sommeil, et les pensées qui pourraient l'accompagner. Déjà, l'ambiance sonore de la ville le perturbe, agresse ses sens : les voitures, les klaxons, le brouhaha incessant des passants, les commerçants, et même la vibration discrète du métro qui remonte le long du bâtiment. A travers les parois fines comme du papier, Drago entend les autres locataires du couloir se livrer à une dispute conjugale, tandis qu'au-dessus de lui, quelqu'un fait les cents pas.

Tous ces bruits, ces milliers de petits détails insignifiants et synonymes de la vie, tous ces bruits assaillent ses oreilles et lui sautent à la gorge, l'obsèdent, le rendent fou. Il y a trop d'attention à porter partout. Trop de vigilance. Il se sent cerné. Ironique, quand on sait qu'il vient d'être libéré même pas vingt-quatre heures plus tôt...

Machinalement – et pour se changer les idées – Malefoy aligne sur le lit les quatre portefeuilles qui lui ont permis de réserver son séjour dans ce palace. Il les a volés sur quatre employés très bien vêtus de la City. Malefoy sourit vaguement tandis qu'il fait rouler une pièce de deux livres d'un bout à l'autre de ses doigts, avec l'agilité d'un professionnel. Voler est une qualité que l'on apprend rapidement, à Azkaban. Une qualité vitale pour survivre, et pour laquelle il s'est avéré particulièrement doué.

Faisant disparaître la pièce, Drago ferme les rideaux dans l'espoir d'étouffer un peu le murmure de la rue et retire son sweat-shirt. Avec le reste de l'argent restant, il a fait ce qu'il avait prévu : il a troqué les fringues de Potter contre quelque chose de plus discret. Quelque chose qui dissipera la stupeur méfiante que les bons citoyens affichent lorsqu'ils le croisent : cadavre fraîchement déterré, vêtu de son plus beau costume, incapable d'en remplir les vides. Son apparence attirait bien trop l'attention, aussi Malefoy s'est-il acheté une tenue passe-partout : des baskets, un jean, un T-shirt et un sweet d'occasion, dont le poids pèse étrangement sur ses épaules. Il sourit en songeant qu'à une certaine époque, il aurait préféré mourir plutôt que de porter ces frusques, mais comme à chaque fois que ce genre de pensée lui vient, il se traite d'imbécile et enfouit l'ancien lui plus profondément encore qu'il ne l'avait déjà fait.

Torse nu, Malefoy évite le miroir lézardé et laisse son regard s'égarer sur le costume de Potter. Malgré ses résolutions, il ne veut pas le jeter. Une tenue telle que celle-ci pourra toujours lui servir, ne serait-ce que pour la revendre. Il ne pourra pas vivre de menus larcins bien longtemps. Et puis, ce costume fait partie de son histoire... En quelque sorte.

Drago achève de se déshabiller par quelques gestes secs. Il déteste les accès de nostalgie irrationnelle qui conduisent à la faiblesse. Passant dans la minuscule salle de bain, il hésite quelques instants lorsqu'il voit le jet à faible pression surgir au-dessus de lui, et la petite pièce se remplir peu à peu de vapeur. Presque timidement, Drago passe la main et teste la température de l'eau. Il prépare son esprit, et c'est seulement ainsi qu'il peut se retenir de sursauter. L'eau est claire et chaude sous ses doigts. Pas brûlante : elle est même très correcte, mais chaude. Drago n'a plus connu d'eau chaude depuis plus de dix ans. A Azkaban, par tous les temps, quelle que soit la saison, les prisonniers prennent leur douche dans une salle d'eau commune alimentée uniquement en eau froide. Certains jours de janvier, il fait si froid que le liquide gèle dans les canalisations.

Prudemment, Drago se risque à faire un pas à l'intérieur du baquet et laisse la chaleur omniprésente de l'eau le caresser.

Ce n'est pas vraiment agréable. Drago ne décrirait pas cela ainsi. C'est simplement... étrange. Sa peau très blanche réagit à ce contact qu'elle a ignoré pendant trop longtemps, et devient rose vif. Ses muscles durcis par des années d'exposition au froid se contractent. Le baiser mordant de la chaleur s'oppose à la carapace que son corps s'est forgée au fil du temps, pour supporter la rudesse du monde extérieur. Drago effleure sa peau rêche écorchée par des années de savons irritants, et craint de se laisser aller. De petites larmes lui brûlent les yeux en réaction à la violence sensorielle extrême qu'il s'impose. Surtout, pas de nostalgie. Ce n'est qu'une douche et rien d'autre. Le confort personnel ne signifie rien. Il a appris à vivre sans.

Dénichant un échantillon de shampoing intact, Drago se lave rapidement et ne s'attarde pas sur l'infect arôme de lavande que la substance attache à son corps. Rattrapé par ses réflexes, il ignore tout d'abord la serviette suspendue en évidence sur le crochet de la porte – ils n'en avaient pas, à Azkaban – avant de finalement remarquer son existence. Il renfile son sweet délavé avant de se mettre au lit.

Etendu dans le noir, Drago fixe le plafond. Il donnerait n'importe quoi pour étrangler le connard qui fait les cents pas au-dessus de sa tête. Cette pensée de colère lui échappe, et diminue un peu son angoisse. Regardant autour de lui, Drago fixe pour la énième fois la porte, puis la fenêtre. Cette dernière le rend malade. Dans sa cellule, il n'y avait pas de fenêtre. Ici, depuis son lit, il peut voir le ciel, le lampadaire, les étoiles : l'univers entier peut pénétrer son monde, et il se sent vulnérable.

A Azkaban, Drago dormait sur une couchette en pierre étendue le long du mur. Il pouvait facilement s'étendre sur le côté, de façon à surveiller en permanence l'accès à sa cellule. Ici, il y a trop de points de vue à surveiller. Trop d'angles d'attaque possible. Et puis ce foutu matelas qui lui rentre dans le dos... Drago a l'impression d'en ressentir le moindre relief, le moindre ressort, l'historique complet des corps qui s'y sont vautrés et l'ont façonné pour faire de lui ce qu'il est aujourd'hui : un putain d'engin de torture.

Retenant un soupir, Drago se glisse hors du lit et s'allonge à même le sol. La moquette sent la poussière et les mauvais produits d'entretien, mais rien qui ne soit vraiment déplaisant. Et puis la surface est bien plus chaleureusement dure, ici. Plus concrète. Plus stable.

S'efforçant à nouveau de trouver le sommeil, Drago s'autorise simplement à tirer la couverture sur lui et savoure la chaleur douillette qu'elle lui procure. Il voudrait fermer son esprit, mais déjà, cette question toute nouvelle le taraude.

Et maintenant ?

Le lendemain, Drago se réveille avec le signal que lui envoie généralement son corps pour lui dire qu'il a faim. C'est ce qu'il appelle le stade de faim numéro un. Il n'a rien mangé depuis sa libération, et les effets commencent doucement à s'en faire ressentir.

Dégageant ses jambes de la couette dans laquelle il s'est emmêlé, il sort dans les rues de Londres en quête de nourriture.

Il passe devant trois fast-food, deux stands de vendeurs ambulants, une supérette. Il ose s'arrêter devant cette dernière uniquement parce qu'elle dispose de caisses automatiques. Dans les rayonnages, Drago surveille attentivement les autres clients, qui pour une raison évidente s'écartent de lui. Il a conscience que son comportement est excessif, mais l'on n'efface pas si facilement dix années de vie à protéger ses arrières en toutes circonstances.

Après avoir vaguement choisi un sandwich à l'air informe, Drago se débat avec sa monnaie devant la caisse automatique. L'un des employés s'approche pour l'aider, et il ne peut retenir le réflexe de se porter au contact. Seul son sang-froid le sauve. L'employé méfiant préfère renoncer, ignorant qu'il vient d'échapper à un revers de la main en plein dans la trachée. Drago paye et s'en va.

Il grignote son sandwich dans les bas quartiers de Londres, évitant les bandes avec l'agilité d'un chat. Londres n'est rien comparé au microcosme que représente Azkaban. Des dizaines d'individus de la pire espèce, entassés les uns sur les autres, en permanence...

Personne ne remarque sa présence, et il se laisse errer jusque dans un parc où il distribue des miettes de sandwich à des écureuils. A nouveau, la conscience de sa situation le saisit, lui tombe dessus. Il est libre.

Et maintenant ?

Les jours s'écoulent. Les nuits aussi. Drago ne peut trouver le sommeil. Il se réhabitue au plaisir simple d'une douche chaude, mais le sol reste une meilleure couche pour lui que le matelas, et ses réflexions le hantent. Souvenirs. Fantômes du passé. Angoisses du présent, incertitudes de l'avenir...

Il est surprenant de constater à quel point Azkaban brise toute perspective d'un futur dans l'esprit de ses pensionnaires. Même ceux qui ne sont pas condamnés à perpétuité. Lorsqu'on vit en Enfer, il en vient un moment où l'on oublie de compter les jours, et chaque seconde devient l'éternité. Jusqu'à ce que l'éternité s'arrête.

Pour Malefoy, l'Enfer s'est arrêté – du moins un certain type d'Enfer – et à présent, il doit comprendre ce nouveau cercle dans lequel on vient de le plonger, pour y survivre, à nouveau, encore et toujours.

Malefoy songe à cela tandis qu'il déambule dans les rues de Londres, qu'il goûte à sa vitalité, à son odeur, à ses gens, qu'il se réadapte à la présence de ce mouvement perpétuel autour de lui, avec la sensation persistance de ne pouvoir y prendre part.

Et maintenant ?

Il vole deux ou trois bricoles dans le métro ou sur les avenues bondées de Picadilly Circus. Il marche beaucoup, il redécouvre la grandeur du monde, apprivoise ces immenses espaces à ciel ouvert, offerts à lui, à l'infini des possibilités.

Oui, mais quelles possibilités ? Que va-t-il faire à présent ? Que peut-il faire ?

Insidieusement, les jours s'écoulent sans apporter de réponse, et Drago voit avec défiance se rapprocher le lundi où l'Elu du monde sorcier exigera de lui le premier rapport de sa première semaine de remise en liberté.

C'est pourquoi, un matin, Drago ne sort pas de sa chambre d'hôtel. En proie avec lui-même, il tourne et retourne la carte de visite entre ses doigts, partagé entre l'appel des perspectives et le mépris de toute forme d'espoir. L'espoir est ce qui nous tue de l'intérieur. Mais Potter... Il ne supportera pas de croiser le regard de Potter avec cet immense basculement au fond de lui. Sans plus hésiter, Drago transplane.

Hermione Granger rédige un rapport, assise à son bureau, lorsque sa secrétaire frappe et entre sans sa permission :

– Un nouveau venu s'est présenté, madame, dit la jeune femme.

– Il a pris rendez-vous ? répond Hermione sans lever les yeux de ses dossiers.

– Non. Mais je crois que vous voudrez quand même le recevoir.

Interloquée, Hermione redresse la tête, et comprend aussitôt. Elle n'a pas besoin que sa secrétaire ajoute un seul mot pour savoir de qui il s'agit. Ses lèvres s'assèchent tout à coup, et, le cœur battant, elle articule :

– Faites-le entrer.

Drago Malefoy pénètre dans son bureau. L'espace de quelques secondes, Hermione n'esquisse pas le moindre geste. Pétrifiée n'est pas un mot assez fort pour décrire ce qu'elle ressent. Ron lui avait parlé de ce qu'il avait vu, mais... Rien ne l'aurait préparée à une telle vision.

Drago Malefoy s'avance jusqu'à son bureau, sans la moindre gêne, sans s'asseoir. Il a la démarche pleine d'assurance et de discrétion que seuls possèdent les grands prédateurs. Les vêtements amples qu'il porte ne dissimulent ni sa maigreur, ni la terrible puissance contenue qui se dégage du moindre de ses gestes. Ses cheveux tondus à ras le rendent absolument méconnaissable, et au milieu du relief creusé de ses traits, ses yeux clairs brillent d'un éclat douloureux, d'une pâleur absolument insoutenable qui paraît contenir toutes les tensions de son corps à elle seule :

– Granger, la salue-t-il simplement.

Hermione se reprend. Le professionnalisme et le sang-froid sont deux qualités qui n'ont d'égal que son perfectionnisme à les appliquer. Lissant l'expression de stupeur sur son visage, elle répond :

– Bonjour, Malefoy.

Il la dévisage lui aussi, longtemps, sans rien dire, au mépris des bienséances. Ou peut-être s'amuse-t-il de la mettre ainsi mal à l'aise. Que voit-il ? Une jeune femme au bureau bien rangé, à l'air discipliné, noyée sous ses piles de dossiers soigneusement entassés ? Non, il voit autre chose. C'est évident. Ce regard qu'il porte sur elle semble percer la chair et les os.

Soudain – comme s'il semblait se rappeler la raison de sa venue – il lui tend une carte maintes fois triturée entre ses doigts :

– Potter m'a donné ça, dit-il. A la sortie d'Azkaban. Il a dit que je devrais passer te voir.

Hermione doit se faire violence pour lui répondre. Il parle peu ; il économise ses mots. Sa voix est différente que dans son souvenir. Plus cassée, plus rauque. Comme s'il avait crié longtemps, fumé tout un camion de cigarettes, ou supporté la violence incessante de vents glacés pendant des semaines. Peut-être les trois à la fois.

– Je suis ta conseillère de réinsertion, énonce enfin Hermione d'un ton très calme. Je suis là pour t'aider à te réintégrer dans la société sorcière. Te trouver un logement, un travail... Tu as quelque part où te loger ?

Sa question a été posée d'une voix très douce, ce qui semble amuser Malefoy :

– Oui, répond-il simplement.

– Et je peux savoir où ?

Malefoy tire un siège à lui et s'assoit :

– Je ne crois pas, non.

La surprise d'Hermione lui tire un sourire, et il dit simplement :

– Je tiens à mon indépendance. Je n'ai aucune envie que tes petits copains du Ministère sachent où me trouver.

– Mais pour te trouver un travail, il te faudra un logement, objecte Hermione. Et Harry exigera une adresse de toi lorsqu'il te verra lundi.

– Je verrai à ce moment-là.

Hermione rassemble ses idées. En face d'elle, Malefoy étudie son bureau, touche chaque objet du regard, tel un médecin disséquant une carcasse :

– Nous avons des moyens mis en place pour t'aider à te reloger, insiste-t-elle. Des appartements mis à la disposition des anciens détenus.

– Même les détenus comme moi ?

Et merde. Il l'a de nouveau bloquée dans sa répartie, et il le sait. Ce sourire infâme ne semble pas vouloir s'effacer de ses traits : il lui donne l'air d'un loup, détruit les derniers vestiges de l'adolescent qu'elle a vu pour la dernière fois il y a plus de dix ans.

– Il n'y a pas d'aide financière prévue pour les anciens disciples de Voldemort, est finalement contrainte de répondre Hermione. D'où l'importance de te trouver un logement et un travail dans la foulée. Que tu puisses aussitôt reprendre ton indépendance.

– Je n'ai plus rien, Granger. Combien de temps me faudra-t-il pour pouvoir payer un loyer ?

A nouveau, la jeune femme se tait, longtemps. Finalement, elle rapproche sa chaise et se penche vers Malefoy au-dessus du bureau :

– Harry m'a dit que tu ne pensais pas venir me voir, murmure-t-elle. Il m'a dit que tu ne voulais pas de mon aide. Aussi, je comprends très bien ce que ça t'a coûté de venir me parler aujourd'hui. Alors, laisse-moi t'aider. Je t'en prie. Je suis là pour ça, je ne veux que ça.

– Pourquoi ?

Hermione évite la question. Elle n'aime pas la perspicacité qu'elle ressent derrière ces yeux intenses :

– Lève-toi, s'il-te-plaît, dit-elle en faisant de même.

Il la considère d'un air surpris, sans obéir :

– Si on doit travailler ensemble toi et moi, ça veut dire que nous devons faire les choses dans les règles, explique-t-elle. Je dois ouvrir ton dossier par un bref constat médical de ton état de santé. Après, nous pourrons parler des différentes possibilités qui s'offrent à toi.

Malefoy la dévisage, sur la défensive, plus que jamais félin dans sa manière de s'éloigner d'elle sans pour autant la craindre :

– Tu as les compétences requises pour ça, Granger ? lâche-t-il finalement.

Hermione soupire :

– Je suis psychiatre, Malefoy. Je suis médecin. Est-ce que tu me donnes la permission de t'examiner ?

L'expression qu'il affiche lui fait aussitôt comprendre qu'il a vu clair dans son jeu. Par sa question, elle a voulu le placer en position de force. Lui donner le pouvoir d'accepter ou de refuser. Mais s'il lit aussi facilement à travers ses stratagèmes, elle va devoir se montrer plus subtile.

Sans prévenir, il se lève néanmoins et s'approche tout près d'elle. Quel enfoiré. Elle doit maîtriser toutes les particules de son corps qui lui crient de reculer.

Tordant ses doigts malgré elle, Hermione articule :

– Retire ton haut, s'il-te-plaît. Juste ton haut, ce sera suffisant.

Pendant de longues secondes, des secondes interminables, Malefoy ne fait rien. Hermione s'attend à ce qu'il lui rit au nez et claque la porte, d'une seconde à l'autre. Mais non. Il l'observe comme s'il trouvait un réel intérêt dans l'examen minutieux de ses traits, et c'est sans la quitter des yeux qu'il retire son sweet-shirt avec des gestes lents.

Hermione se retient de le détailler. Pas trop frontalement. Le corps qu'elle découvre est sec et décharné, mais fort. Sculpté par la privation et les épreuves. Malefoy a le physique d'un homme habitué – contraint – à dépasser ses propres limites. Ses os saillent méchamment sous la membrane très fine de sa peau blafarde. Même le soleil londonien parviendrait à blesser une pâleur pareille.

Inspirant à fond, Hermione chasse toute autre considération de son esprit. Elle tente de débarrasser cet homme qu'elle examine de toute son identité, de tout passé, de tout souvenir. Elle tente d'obturer le fait qu'ils ont été élèves ensemble à une certaine époque, qu'ils ont partagé le même toit pendant près de six ans, qu'ils se sont haïs, affrontés, sauvés, elle tente d'oublier l'adolescent du tribunal, mais elle n'y arrive pas.

Avec un malaise grandissant, Hermione pose délicatement ses doigts sur la mâchoire de Malefoy et lui fait redresser la tête. Il la laisse faire avec un dégoût certain. Hermione ne sait si c'est son contact à elle qui le révulse, ou le simple fait d'être touché. Une barbe de quelques jours dessine de petits piquants sur la chair creuse de ses joues.

Doucement mais fermement, Hermione lui fait tourner la tête, contrôle le mouvement des cervicales, avant de descendre le long de son cou et de ses épaules.

Elle doit se souvenir de respirer en abordant les multiples cicatrices qui tailladent le torse et les bras de Malefoy. Prenant un peu de recul, elle lui demande :

– Arme blanche ?

– Oui, répond-il.

Le mot semble avoir du mal à franchir ses lèvres, tant ses mâchoires sont crispées.

– Combien de fois ?

– Huit. Neuf si tu comptes les fourchettes comme des armes blanches.

Hermione examine les plaies une par une. Toutes ont été grossièrement refermées, mais ont bien cicatrisé. L'une d'elles en particulier – celle de l'épaule – provoque chez son patient un frémissement lorsqu'elle la touche :

– C'est douloureux ? demande-t-elle.

– De temps en temps.

Hermione détaille le tracé des muscles, la façon dont les chairs se sont refermées autour de la blessure :

– Tes muscles se sont mal repositionnés autour de ton articulation, dit-elle. C'est pour ça que tu as mal.

Malefoy sourit :

– C'est ce qui arrive quand on tente de te découper une tranche d'épaule avec une lame de rasoir.

Hermione évite son regard :

– Il faudrait opérer pour arranger ça. Remettre les muscles dans leur coiffe.

Il ricane :

– C'est hors de question, Granger. Aucun de vos bouchers ne me charcutera.

Hermione ne proteste pas sur ce point. Elle ne veut pas lui dire que de toute façon, il n'aurait pas l'argent pour s'offrir l'intervention.

Passant à l'examen des os, Hermione compte au moins deux côtes encore fragilisées. Malefoy répond avant qu'elle ne pose la question :

– Quatre côtes cassées, dit-il en guidant ses doigts plus haut. C'est relativement peu, en dix ans.

– D'autres fractures ?

– Le nez, deux fois. Trois, non... Quatre doigts de la main droite. Plusieurs fois. Les poignets, l'avant-bras gauche. Les deux tibias. Et je crois que c'est tout. Ah, non. J'ai pris quelques mauvais coups dans le dos aussi, on m'a dit que j'aurai quelques vertèbres écrasées.

Hermione le fait se retourner, et découvre une nouvelle collection de marques : des lacérations, cette fois, croisées maintes et maintes fois sur sa chair à nue.

Remontant doucement le long de la colonne, Hermione expire lentement :

– Ton dos a souffert, dit-elle, mais il s'en remettra. Si tu ne lui infliges pas d'autres épreuves d'ici là.

– Ce n'est pas moi qui lui ai infligé quoi que ce soit.

Hermione se mord les lèvres. Elle voudrait empêcher Malefoy de se retourner pour l'affronter à nouveau, mais il le fait quand même. Le regard qu'il pose sur elle est froid et dénué de sarcasmes :

– On a fini ? demande-t-il.

– Pas tout à fait, se force-t-elle à articuler.

Sortant une seringue de son bureau, elle lui prend le bras du bout des doigts :

– Je dois te faire une prise de sang, dit-elle. Après, si tu n'as rien d'autre à me signaler, on aura terminé.

De mauvaise grâce, Malefoy obtempère. Il la laisse prélever un peu de son sang tandis qu'elle évite toujours son regard. Elle examine ensuite doucement l'état de ses phalanges ressoudées, remarquant enfin de minuscules cicatrices courant dans l'interstice entre ses doigts.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-elle.

Malefoy tressaille soudain et déplie plusieurs fois les doigts :

– Je suis empoisonné à la Belle de Nuit, dit-il.

Hermione se pétrifie tout à coup, ce qui le fait sourire :

– Ne t'en fais pas, Granger. Un de mes amis s'en est occupé.

– La Belle de Nuit cause des douleurs abominables...

– Ce pourquoi ces trois doigts ne ressentent plus rien.

Hermione écarquille les yeux tandis que Malefoy la laisse ausculter sa main droite :

– Qu'est-ce qu'il t'a fait exactement ? demande-t-elle en constatant la raideur du majeur, de l'annulaire et de l'auriculaire.

– Je n'ai pas vraiment compris. Le type s'y connaissait un peu en anatomie, c'est tout ce que je sais. Il a insensibilisé les nerfs.

– Comment ?

– Avec une pointe très fine. Et une aiguille chauffée à blanc.

Malefoy retire sèchement sa main :

– La douleur revient de temps en temps, mais c'est supportable. Le reste du temps, je ne sens quasiment plus rien.

Hermione n'a pas de mot pour décrire ce qu'elle a sous les yeux. Jamais elle n'aurait imaginé qu'on puisse en recourir à de telles extrémités avec si peu de moyens. Un avant-goût très bref de la barbarie à laquelle Malefoy a été exposé...

– Comment se fait-il qu'il y ait de la Belle de Nuit à Azkaban ? s'entend-elle demander, comme étrangère à elle-même.

Malefoy sourit :

– C'est une mauvaise herbe qui pousse en masse tout autour de la forteresse. Ça dissuade les prisonniers de plonger.

– Et comment en as-tu eu sur les mains ?

Il s'approche d'elle, imperturbable :

– Comme je l'ai dit, Granger, murmure-t-il. Il y en a partout de cette saloperie.

Hermione déglutit, mais ne cède pas. Les yeux de Malefoy ont capturé les siens, et elle se sent comme hypnotisée. Elle cherche désespérément dans ce regard une ombre de l'adolescent qu'elle a connu, de ce jeune homme perdu et terrifié qu'elle a vu pour la dernière fois au procès, plus de dix ans plus tôt.

Elle avait pris la défense de Malefoy, à cette époque. Avec Harry, ils s'étaient mis d'accord pour tenter de réparer un peu de l'injustice que la guerre avait laissé derrière elle. Ils ne pouvaient rien faire pour tous ceux qui étaient morts. Ils ne pouvaient rien faire pour Fred, Lupin, Tonks, Colin Crivey, et même pour Rogue. Ils ne pouvaient rien faire pour détourner Ron et sa famille de la peine qui les accablait. En revanche, ils pouvaient empêcher le monde de basculer dans la folie. Ils pouvaient empêcher leurs concitoyens de sombrer dans une soif meurtrière égale à celle que nourrissaient leurs ennemis. Du moins, ils pouvaient essayer.

C'était pour cela qu'ils s'étaient portés à la défense de Malefoy. Hermione n'avait jamais oublié le jour du procès. Le regard du Serpentard, lorsque Shacklebolt avait prononcé la sentence. L'espoir avalée par le désespoir, la terreur, l'impuissance, et une résignation qui avait hanté Hermione jusqu'à ses heures les plus sombres.

Malgré elle, elle avait laissé le regard de Drago Malefoy devenir une obsession ce jour-là. Elle s'était heurtée à l'obstination farouche et colérique des administrateurs de la prison, qui avaient refusé de lui transmettre la moindre information. Elle avait bataillé avec toute la subtilité de son esprit pour se faire désigner conseillère de réinsertion auprès de lui à sa libération. Le choix de sa carrière en elle-même avait sans aucun doute découlé de lui.

Oui, Hermione avait songé au jour où Drago Malefoy pénétrerait son bureau dès l'instant où on l'avait enfermé derrière les grilles d'Azkaban. Pendant dix ans, elle avait attendu que son ancien ennemi lui soit rendu, angoissant sur le sort qui lui avait été réservé, angoissant à l'idée de ce qu'elle avait fait.

Elle lui avait sauvé la vie. Mais, jusqu'à aujourd'hui, elle s'était toujours demandé si elle avait eu raison de le faire. Si elle n'aurait pas mieux fait de laisser le Ministère abréger ses souffrances.

Aujourd'hui, alors qu'il la contemple comme s'il pouvait lire ses remords en elle, Drago Malefoy semble lui répondre par son simple regard : « Non », lui dit-il. « Non, tu ne m'as pas sauvé la vie. Quoi que tu aies fait, tu n'as pas eu raison de le faire. Tu aurais dû laisser les Détraqueurs me tuer. »

Et c'est ce regard, plus que les blessures, plus que les mauvais traitements, plus que tout le reste, qui brise le cœur d'Hermione. Qui la remplit d'une douleur si forte qu'elle la transforme en colère. Elle a travaillé toute sa vie pour ce seul instant. Elle a œuvré, elle s'est formée, pour être capable de venir en aide à Malefoy le moment venu. Harry et elle l'ont peut-être laissé tomber dans le passé. Mais cela n'arrivera plus jamais.

Le lendemain matin, Hermione hésite longtemps devant la porte du département des Aurors. Elle a congédié Malefoy la veille en l'invitant à revenir d'ici trois jours, pour qu'elle lui propose un emploi. Il s'est éclipsé sans ajouter un seul mot. Evanoui dans le jour...

Hermione ne sait plus quoi penser de ce qu'elle a vu. Malefoy lui a semblé de ces êtres terrifiants qui nous captivent par les douleurs qu'ils ont endurées. Par la dureté et la profondeur qu'ils ont acquises. Il est hélas vrai que la souffrance donne comme une nouvelle lueur à notre regard, un nouveau lustre à nos mots, une aura pâle et imperceptible qui fascine autant qu'elle épouvante. Malefoy est un monstre. Un très beau monstre.

Et c'est ce qui rend la nouvelle encore plus difficile.

Inspirant profondément, Hermione sert les résultats de la prise de sang de Malefoy entre ses doigts. Le papier est si froissé qu'il en devient presque illisible. Elle tremble tandis qu'elle frappe à la porte du bureau de l'Elu.

Harry lui dit d'entrer. Il ne sait pas encore que c'est elle. Lorsqu'il la voit, il s'immobilise aussitôt au-dessus de ses dossiers et la fixe, sans savoir quoi dire. Il est vrai qu'ils sont devenus très doués pour s'ignorer l'un l'autre, ces dernières années.

– Malefoy est venu me voir, commence aussitôt Hermione histoire de ne pas le laisser parler.

Harry se détend aussitôt. Il partage son obsession et Hermione le sait. C'est bien cela qui les avait rapprochés à l'époque.

– Et alors ? demande-t-il en l'invitant à s'asseoir.

– Il est dans un sale état, dit-elle. Enfin, pas présentement, mais... Il en a beaucoup bavé, je pense. Il a de multiples plaies et fractures anciennes, certaines mal traitées. Rien qui ne remonte à moins de cinq ans, je dirais.

– Est-ce qu'il va s'en sortir ?

– En dehors d'une légère malnutrition, il est en bonne forme. Mais...

Hermione hésite, se lance enfin :

– Il est difficile d'en être sûr, mais... Je pense qu'il a peut-être été abusé. Sexuellement.

Harry se crispe au-dessus de ses dossiers :

– Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Hermione lui tend les résultats de la prise de sang et énonce l'évidence :

– Il est séropositif.


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