SECONDE PARTIE : un héros sans divertissement - Voyage avec les Argonautes

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Héraclès se joint un temps à la célèbre troupe des Argonautes. Ces combattants aguerris accompagnent leur chef Jason dans sa quête de la Toison d’or, grâce à laquelle il espère récupérer le trône d’Iolcos dont il a été spolié. Leurs péripéties les conduisent sur l’île de Lemnos, où leur chef épouse Hipsipyle, sur l’île de Samothrace où Orphée les initie aux mystères d’Eleusis, en Cyzique où, à la suite d’une méprise nocturne, ils massacrent les habitants qui les avaient accueillis la veille et enfin, en Mysie où leur jeune compagnon Hylas, charmé par des nymphes, disparait mystérieusement. A la suite de ce drame, le fils de Zeus, séparé de ses compagnons, reprend seul sa route.

Bien qu’évidente depuis un certain temps déjà, la fin de ma collaboration avec AgroLead ne se résume pas pour autant à une simple formalité. Pour enrichissantes qu’elles furent, ces douze années n’en représentent pas moins une part importante de mon existence. En outre, le bénéfice personnel que j’en ai retiré ne résulte que de mon engagement dans la réalisation de ces tâches. Leur attribution, par contre, obéissait souvent moins à la recherche de l’intérêt de l’entreprise qu’à la volonté de me nuire. Or, ce n’est pas parce que l’adversité me stimule que j’apprécie la mentalité retorse qui l’alimente ! Certes, au final, je triomphe sans conteste. Pour cette raison, je n’accepte pas que la cérémonie organisée à l’occasion de mon départ serve de prétexte à une ultime tentative pour m’humilier.

A l’aide de sa perversité coutumière, Eurysthée sacrifie au rituel du discours d’hommage avec brio. Ah, que de chemin parcouru ! Au fil du temps et des épreuves, sous sa houlette bienveillante, le jeune intrépide des débuts s’est mué en un homme d’action audacieux et efficace. Et des hommes d’action, il en faut…pour seconder les brillants stratèges en charge du développement de l’entreprise ! Alors, même si désormais nos routes se séparent, les souvenirs communs continueront encore longtemps de nous réunir.

Me voilà donc réduit au rôle d’exécutant de terrain. Brillant et utile, certes, mais au fond simple subordonné, au service des vrais dirigeants. Ainsi, la transmutation vers l’excellence n’aurait pas eu lieu. A défaut de se transformer en or, le plomb se serait juste déplacé dans ma cervelle pour la lester d’un peu de pondération et dans mes gants de boxe pour en alourdir l’effet de frappe !

Qu’à cela ne tienne ! Puisque mon tour est venu de prendre la parole, j’entends mettre à profit l’exercice pour régler mes comptes ! En introduction, je reconnais sans ambages que cette expérience fut des plus formatrices : autant pour ce que j’ai appris à faire…qu’à ne pas faire ; et pour cela, je remercie mon cher cousin du fond du cœur ! Toutes ces pérégrinations, ces défis à relever m’ont forcé à me dépasser. Grâce à eux, j’ai pu réaliser mon potentiel. Sans le contact avec le réel et ses enseignements, je ne serai pas devenu un combattant aguerri mais juste un officier d’état-major de plus. Il est vrai qu’une tenue d’apparat chamarrée séduit davantage qu’un treillis usé en mission. Tandis que je les regarde l’un après l’autre en prononçant ces phrases, Périmèdé, Eurybios et Eurypyle blêmissent. Respectivement directeurs des finances, de la mercatique et des ventes, ces trois technocrates maison sont les fils spirituels d’Eurysthée. Sous couvert d’une note d’humour, j’achève mon discours (et les susnommés), en soulignant que puisque le nombre compense la qualité, je peux par conséquent partir serein, fier du travail accompli.

Léger surtout. Heureux de pouvoir quitter un univers finalement étriqué, qui ne me fait plus rêver depuis longtemps. En vérité, le monde des affaires n’est que la représentation en deux dimensions de la réalité humaine. Il lui manque la profondeur tragique de la mort. Ainsi, la guerre économique ne s’apparente qu’à un sport où le vaincu ne meurt jamais que socialement. Les joueurs s’en contentent d’autant mieux que la satisfaction hallucinatoire qu’ils retirent de leur participation procède d’une aliénation fondée sur le déni de leur nature pusillanime. N’appartenant plus à cette humanité domestiquée par la culpabilité sociale, ces faux semblants n’exercent depuis lors aucun attrait sur moi. Non que j’ignore la peur mais semblable au lion je ne m’effarouche pas de ce qui effraye les ridicules petits canidés de compagnie. Ma survie dépend de mon aptitude à la chasse et non de l’affection de mes maîtres. Bref : voici en somme ce qui distingue l’homme d’action de l’actionnaire !

C’est pourquoi, pressé de vivre de vraies sensations fortes, je décide de rejoindre une célèbre compagnie de mercenaires découverte au salon du cap Ténare. Composée d’une cinquantaine de soldats expérimentés, elle répond aux ordres de son ambitieux chef Jason. Soudés par leur sentiment d’appartenance à une sorte d’Armée de Réserve de Guerriers des Opérations Spéciales, ces Argonautes – comme ils se surnomment par extension – interviennent à la demande de discrets mais généreux commanditaires pour « solutionner » certains de leurs épineux problèmes.

Compte tenu de mes aptitudes physiques et de ma réputation, mon admission n’est qu’une formalité. D’entrée, je sympathise avec le jeune Hylas auprès de qui je fais figure de père de substitution. Il me rappelle mon cher neveu Iolaos et nous devenons vite inséparables. Il règne au sein de notre troupe une chaude ambiance de camaraderie qui me change agréablement du climat d’individualisme qui dominait chez AgroLead. Pour autant, certaines traditions de l’équipe ne recueillent pas mon adhésion. Ainsi de la virée en groupe à « L’île de Lemnos », cabaret à la réputation sulfureuse, fréquenté par les militaires en goguette. Véritable reine des lieux, sa tenancière, Mme Hypsipyle encadre avec professionnalisme un ensemble de serveuses accortes, dont elle laisse volontiers entendre que certaines d’entre elles seraient des épouses insatisfaites en recherche de sensations fortes.

Soucieuse de préserver l’apparence légale de l’établissement, elle se départit cependant vite de sa respectabilité de façade en présence des habitués. Il n’en faut pas plus à mes compagnons pour s’abandonner aux plaisirs variés dispensés par le personnel féminin expert de la maison. Aspirant à d’autres types de corps à corps, je décide de rester à l’écart le temps que mes frères d’armes assouvissent leurs passions charnelles. Les réjouissances trainant en longueur, je finis néanmoins par m’impatienter jusqu’à le faire savoir bruyamment. Soudain rappelés à leur engagement collectif premier mes camarades me rejoignent sans tarder, ni protester.

La séance de formation qui nous attend dans le camp d’entrainement installé sur l’île de Samothrace va en effet requérir toute notre énergie, physique comme mentale. Dispensée par d’anciens spécialistes du Renseignement, elle a pour objectif de nous initier aux mystères de l’action clandestine. Elle concerne particulièrement les techniques de manipulations et l’art de la désinformation. Il va de soi qu’en raison du caractère sensible de son contenu une clause de confidentialité nous en interdit la divulgation. En parallèle, nous poursuivons notre instruction sur le terrain. Quoiqu’éprouvants, les exercices renforcent autant nos corps que notre cohésion. On nous initie également à « l’utilisation des substances modifiant la vigilance en opérations ». Bien que je ne goûte guère le recours à ce genre de procédés chimiques, je dois reconnaitre que leur efficacité est vraiment…stupéfiante. De fait, déjà inspiré de nature, notre compagnon Orphée nous régale au dîner d’histoires encore plus envoûtantes que d’habitude !

En contrepartie de ces apprentissages de niveau secret défense, il nous est demandé de mener une action commando officieuse pour le compte des autorités. Habile négociateur, Jason a obtenu que nous soyons grassement rémunérés. Il faut savoir que, victime d’une captation d’héritage opérée par son oncle Pélias, l’aspect matériel revêt depuis pour lui une grande importance personnelle. De surcroit, en s’enlisant dans les tractations entre avocats, le procès qu’il lui a intenté impose à notre chef de trouver les conséquents moyens financiers nécessaires à sa continuation.

Notre mission consiste à démanteler un important réseau de trafiquants de drogue. Retranchés sur la montagne des ours, qui forme une presqu’île sur la mer de Marmara, ils semblent néanmoins bénéficier d’un certain soutien au sein de la population locale qui profite du trafic à la marge. D’où la nécessité d’une intervention étrangère sous couverture pour pouvoir agir par surprise. Nous nous faisons passer pour des touristes en croisière lorsque nous jetons l’ancre à Cyzique. Loin de susciter la méfiance, notre arrivée inattendue est au contraire perçue comme une manne providentielle. Hôteliers et restaurateurs en tête, les commerçants se frottent les mains. Heureux de l’événement, le maire en personne tient même à se joindre à nous pour déjeuner. Sa présence nous fournit l’occasion idéale pour glaner des informations. Sous prétexte de randonnée digestive une partie de mes camarades décide ensuite de grimper sur le mont Dindyme voisin. Une fois au sommet ils comptent observer aux jumelles les allées et venues sur la montagne des ours plus à l’ouest.

Cependant, plus suspicieux que les villageois, les narcos – qui nous observaient de leur côté – ont dépêché quelques gros bras pour inspecter le voilier en notre absence supposée. Or, mal leur en prend car, anticipant une possible visite de cet ordre, nous sommes une poignée à être retournés à bord. L’affrontement qui s’en suit fait plus que grincer leurs dents de contrariété ! Le renfort de nos compagnons, redescendus en hâte après avoir vu la manœuvre se dessiner, achève de mettre les assaillants en déroute. Toutefois, percés à jour, nous optons pour reprendre la mer avant de revenir furtivement finir le travail à la nuit tombée.

Hélas, notre tactique échoue tragiquement ! A notre retour le groupe que nous avons pris pour cible – mal identifié – n’est pas composé de trafiquants mais d’habitant organisés en milice, en alerte à la suite de l’échauffourée intervenue plus tôt. Ainsi, croyant neutraliser des criminels avons-nous tué des innocents ! Certes, d’un point de vue cynique ces morts leur seront certainement imputés et provoqueront donc bien leur départ. Il n’en demeure pas moins que pour la plupart d’entre nous, cet épisode s’apparente à une bavure sanglante et non à un succès, de toute façon involontaire.

Notre repli ressemble à une fuite. Pour éviter de repasser au large de Cyzique, au risque d’attirer l’attention, nous continuons en direction du Bosphore. La tension retombée, nous mouillons à proximité de la station balnéaire de Cius. Un endroit parfait pour s’étourdir et se débarrasser de la culpabilité qui nous ronge. Or je sens qu’il y a comme quelque chose de cassé en moi que je dois réparer au plus vite si je veux repartir de l’avant. Une fois à terre, je choisis d’emprunter le sentier du littoral pour m’apaiser dans la contemplation solitaire du paysage. Je mise sur le calme et le parfum des arbres pour retrouver ma sérénité. De son côté, mon petit Hylas préfère s’immerger dans l’ambiance festive qui règne en ville pour essayer de chasser l’angoisse qui l’étreint.

Après une longue marche, je finis par m’asseoir sur le tronc d’un vieux pin tombé à terre dont je taille l’une des branches pour m’occuper. Tout entier absorbé par ma tâche, la tension nerveuse accumulée diminue peu à peu au fur et à mesure de l’avancement de mon travail. L’apparition soudaine de Polyphème met un terme à ma concentration. L’air préoccupé, il m’informe que mon jeune protégé a disparu. Chargé de rassembler la troupe en prévision du départ, il reste le seul qu’il n’ait réussi à localiser maintenant qu’il m’a retrouvé. Nous repartons aussitôt à sa recherche. Tandis que nous regagnons la station au pas de course, je ne peux me défaire d’un mauvais pressentiment. Fragile car encore inexpérimenté, je sais à quel point mon cher Hylas a mal vécu la mort de ces innocents à laquelle il a contribué. Je crains qu’il n’ait commis quelque action irréfléchie autant qu’irréparable…

Une fois en ville, nous interrogeons sans relâche tous les passants que nous croisons. Les rares témoignages instructifs que nous obtenons indiquent qu’il se trouvait en compagnie de plusieurs jeunes touristes étrangères au bar du club « La source ». Une serveuse de l’établissement nous apprend dix minutes plus tard qu’il est reparti au bras d’une dénommée Ephydatie après avoir crié qu’il voulait « tout recommencer », avec elle, loin d’ici.

Soulagé en même temps qu’abattu, je me résigne à accepter cette douloureuse désertion si cruelle à mon cœur. Suivant Polyphème qui me presse nous nous mettons en route vers le port afin d’embarquer. A notre arrivée sur le quai nous constatons avec dépit que nos camarades ne nous ont pas attendus ! A leur décharge, nous réalisons que nos portables étaient restés éteints depuis notre calamiteuse opération commando nocturne. Le nombre de messages qu’ils nous ont laissé suffit cependant à les exonérer de l’accusation d’abandon. Il semble même à les écouter que la décision de lever l’ancre ait pris beaucoup de temps à faire l’unanimité.

Finalement, je considère qu’il s’agit d’un signe par lequel le destin confirme ma singularité. Non que je dédaigne la compagnie – à fortiori celle d’hommes braves et valeureux – mais la voie que je suis est tracée à ma seule intention ; même lorsqu’il se produit qu’elle croise la leur. Dès lors, sans regret, je laisse à Jason sa quête de l’or à foison.

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