Chapitre VI

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Les essuies glaces évacuent prestement l’eau qui martèle le pare-brise avec une fébrilité déconcertante. Harmonie est toujours endormie, pelotonnée dans le siège passager. Moi qui comptait sur elle pour chasser mes pensées envahissantes, je suis de la revue. Pour autant, sa simple présence suffit à détourner mon attention de mes cogitations internes et puis petit à petit, je m’habitue à regarder la réalité en face, sans même m’en apercevoir, inconsciemment devant le bonheur de Caroline que je ne voudrais pour rien au monde perturber.

Les cheveux d’Harmonie laissent entrevoir entre les boucles rouges, rosées pour certaines, une frange de peau plus pâle au sommet de son crane. Peut-être un début de calvitie et cette simple évocation totalement décalée par rapport à la réalité, me fait largement sourire. Ironiquement j’avoue, j’en arrive à me demander si la tonsure ne serait pas en sa faveur, au point où elle en est avec son physique. De naturel, elle doit être châtain clair aux vues des racines capillaires qui commencent à se manifester. Accrochée au lobe de son oreille, la seule visible de ma place, une boucle argentée assez grossière, pas très jolie, sur laquelle est représentée une tête de mort provocatrice. Elle trône entre les mèches rebelles, distillant de-ci de-la un regard sombre, éclairé par le rayonnement éclatant du soleil matinal qui traverse maintenant les nuages.

La pluie s’est arrêtée. Je suis partagé. L’idée de déposer cette passagère hors normes à la prochaine aire d’autoroute fait son chemin pourtant quelque part, elle me fascine, peut-être parce qu’elle est différente. Et c’est cette différence qui m’attire. Une différence si gigantesques que j’ai conscience de l’imperméabilité de nos deux mondes ; elle dans sa sphère asociale et moi dans le confort d’une vie bien rangée. La « Belle et la Bête » en mode inversé.

Elle est là, recroquevillée sur elle même, presque comme une fleur délicate, une fleur au goût sauvage, au parfum humide. Dans son sommeil, une confiance calculée, une confiance que je peux rompre simplement en la renvoyant dans son univers à elle, en continuant ma route comme si de rien n’était, en restant tranquillement installé dans mon aisance bourgeoise, les yeux fermés sur le reste.

Devant le ruban d’asphalte qui s’annonce et qui mène directement à l’aire d’autoroute, mon clignotant refuse de fonctionner ; rébellion de ma conscience, rébellion de mes mains, rébellion de mon corps et, sans résistance, je me laisse convaincre de poursuivre ma route en sa compagnie.

Harmonie s’étire, un bras en l’air, les pieds calés contre le plancher de la voiture. Dans son mouvement d’extension, elle pousse un grognement pour réveiller ses muscles endormis avec une moue dubitative avant d’ouvrir un œil aguerri sur le paysage qui défile inlassablement sous nos yeux.

- On est où ?

- On va bientôt passer Amiens. Vous avez dormi une petite heure.

- J’espère que je n’ai pas ronflé.

- Non ça allait. Enfin, ça restait supportable.

- Désolée. Parfois, je m’entends et c’est super énervant.

- On va rencontrer un gros bouchon, un accident. Il faudra sortir de l’autoroute.

- Vous avez la possibilité de quitter l’A16 pour rejoindre l’A1 en passant par Montdidier et d’ailleurs c’est ce que vous indique le GPS. De mes souvenirs d’enfance, la route est plutôt bonne et l’arrivée sur Paris est beaucoup plus tranquille en passant par là.

- Vous connaissez ?

- Oui mes parents habitent ou habitaient, je ne sais plus, à côté de Compiègne, un village assez modeste, un peu atypique. Ça fait un bail que je ne suis pas passée par ici,

- Ça fait longtemps que vous n’avez pas vu vos parents ?

- C’est compliqué. Je préfère ne pas en parler.

- Vous faites quoi dans la vie ?

- Rien ! Je vis de ce que les gens me donnent. Et comme je suis une femme, j’apitoie probablement davantage et donc j’obtiens un peu plus que les autres. Je ne me plains pas. Et vous ?

- Je suis dans la fonction publique, j’occupe un poste d‘encadrement dans le domaine administratif.

- Ah ! Fonctionnaire ! En tout qu’à, ça a l’air de bien payer. Je vous voyais plutôt dirigeant d’entreprise, PDG, un gros poste quoi plutôt qu’un petit rond-de-cuir.

- Vous êtes toujours aussi désobligeante lorsque vous parler des autres ?

- Excusez-moi, je n’avais pas l’intention de vous froisser.

- On ne peut pas dire que ça ne sortait pas du fond du cœur. Qu’est-ce que vous avez contre les fonctionnaires ?

- « Le petit prince », ça vous parle ? Le petit bonhomme un peu grassouillet qui va défroquer tous les matins à la même heure en lisant son journal.

- Saint-Exupéry ! Oui évidemment que ça me parle. Vous avez lu « Le petite prince » ?

- Mais vous me prenez pour une attardée ou quoi ? Ce n’est pas parce que j’ai l’apparence d’une moins que rien que je n’ai pas un minimum de culture. Je pourrai probablement vous en apprendre si vous vous donniez au moins la peine d’éviter de me juger sur les apparences.

- Ce n’est pas ce que vous avez fait en montant dans la voiture ?

- Vous êtes trop énervant. Je ne vous adresse plus la parole.

Un silence s’installe, de celui qui de toute évidence met mal à l’aise. Harmonie regarde droit devant elle, le visage figé, contrariée, agacée, presque irritée par sa propre intransigeance. Elle se triture les mains avec une certaine nervosité renforçant davantage encore le sentiment de mal-être général. Au bout de quelques minutes, elle tourne son visage vers moi, un visage marqué par le désespoir ; un visage où les yeux brillent magnifiquement, embués par des larmes embryonnaires.

- Si vous voulez me déposer, vous n’avez qu’à vous arrêter à la prochaine aire.

- Et si on reprenait depuis le début plutôt ?

- A quoi bon ! De toute façon vous vous foutez des gens comme moi, sans intérêt, catalogué au premier regard, des gens qui vivent aux crochet de la société, des bons à rien, des fainéants, des inutiles, des fardeaux du capitalisme.

- Je suis vraiment désolé et si je vous ai offensée, je m’en excuse sincèrement.

- Non, c’est moi qui m’excuse. Je ne me suis pas contrôlée. Ces derniers temps, j’ai beaucoup plus de difficulté à me maîtriser. Vous n’y êtes pour rien. Je craque comme ça, sans raison apparente. Les nerfs sans doute, l’angoisse peut-être, la peur de ce que sera demain. Pas de présent, pas d’avenir, juste un passé pas toujours très glorieux mais parfois j’arrivais au moins à y trouver mes moments à moi, ceux où je me sentais heureuse même si ça n’a jamais duré très longtemps. Et ces moments de bonheur, aussi infimes soient-t’ils, c’était ici dans la région, juste à quelques kilomètres d’ici.

- Où exactement ?

- A cinq minutes à peine, au Nord de Compiègne.

- Si je vous propose un deal, vous l’accepteriez ?

- °° -

Harmonie me regarde avec ses grands yeux interrogateurs et fragiles que les larmes s’apprêtent à délaisser. Sa frimousse lui donne un charme pathétique, éthéré où l’innocence et la tristesse prennent le pas sur la délicatesse de son visage.

- Un deal ? C’est à dire ?

- Je fais un détour sur les terres de votre enfance et en échange, vous séchez vos yeux et vous me faites un grand sourire. Dans la boîte à gants, vous trouverez des mouchoirs en papier.

- Pour le sourire, je peux essayer mais je ne garantis rien. Comme ça ?

- On a dit un sourire pas une grimace !

- Je fais ce que je peux, vous êtes marrant vous. Et celui là, il vous plaît mieux ?

- Ça progresse mais je suis sûr que vous pourriez faire un effort supplémentaire. Pendant que vous dormiez tout à l’heure, vous souriez. Je ne sais pas à quoi vous rêviez mais j’ai trouvé que ça vous allait très bien.

- Vous dites cela pour me faire plaisir ?

- Non, c’est on ne peut plus sincère.

- Merci. Ça fait très longtemps qu’on ne m’a pas adressé un compliment. Je suis émue et si vous continuez comme cela, vous allez finir par m’intimider.

La route serpente dans la forêt, une végétation lourde qui filtre le soleil. C’est très joli et ombragé avec parfois des virages suffisamment prononcés pour chahuter nos corps de concert.

- Ça fait dix ans que je ne suis pas passée par ici et rien n’a changé. Je suis heureuse de pouvoir y revenir grâce à vous.

- Ah et bien le voila le sourire que j’attendais.

- Arrêtez, vous allez me faire rougir.

- Vous êtes déjà toute rouge y compris vos cheveux.

- Vous voyez comment vous êtes. On n’avait pourtant conclus un pacte de non agression ?

- Mais je ne vous agresse pas. Si vous avez teint vos cheveux en rouge c’est bien parce que vous aimez ça. Non ?

- Raté, tout faux. Aucune psychologie ou alors celle d’un escargot endormit dans sa coquille depuis la nuit des temps.

- Je ne comprends pas.

- Réfléchissez un peu. Quand on vit dans la rue, il faut ressembler aux gens qui vivent dans la rue sinon on a très rapidement de gros problèmes. Vous pouvez tourner à droite ? C’est là, juste là.

- Ici, la rue qui monte ?

- Oui. Vous voyez en haut droit devant vous. Il y a une grande tour en pierre. La légende locale dit que Jeanne d’Arc y aurait été emprisonnée la nuit de son arrestation avant son transfert pour Rouen. Et en souvenir de la pucelle, ils ont posé la statue d'une vierge. Trop con. Et le pire de tout c'est que la vierge a disparu. On ne l'a jamais retrouvée.

- D'où vous tenez tous ces éléments historiques ?

- J'ai été scolarisé et puis j'ai été... Je n'ai pas envie d'en parler. Vous ne comprendriez pas...

- Ok comme vous voulez Harmonie. C’est vraiment très coquet ici, les maisons en toit de chaume, plein de très belles propriétés bourgeoises.

- C’est le domaine de Rimberlieu. Auparavant, c’était un domaine privé avec des barrières et des gardes à l’entrée. C’est ici que j’ai passé toute ma jeunesse. Mes meilleurs souvenirs.

- Pourquoi en êtes vous partie alors ?

- C’est compliqué. Tenez, là, c’était ma maison. Ça l’est peut être encore d’ailleurs, je ne sais pas. Vous pouvez vous arrêter quelques instants ? La fenêtre à l’étage à droite, c’était ma chambre. Les volets y ont été repeints. Avant ils étaient vert pâle. J’aimai bien, ça se fondait dans le paysage.

Harmonie se baisse brusquement. Sur le perron, la silhouette d’une femme d’une soixantaine d’années apparaît dans le chambranle de la porte d’entrée. Elle regarde dans notre direction avec insistance.

- Vous pouvez démarrer ? implore Harmonie. Je ne veux pas qu’elle me voit.

- Votre mère ?

- Oui ! Elle n’a pas beaucoup changé, juste un peu vieillit.

- Et on va où maintenant ?

- Vous allez monter à droite jusqu’au plateau, là où la tour est érigée et vous aurez la possibilité de faire demi-tour.

En redescendant, Harmonie se tapit dans le fond de son siège, laissant juste les yeux à hauteur de la portière. Plus personne en vue. Nous regagnons la départementale pour prendre la direction de l’autoroute A1.

- Merci. Merci beaucoup. Je vous suis très reconnaissante pour ce que vous avez fait.

Arrêté au feu rouge du village, je tourne la tête dans sa direction. Harmonie n’a plus décroché un mot, perdue dans l’évocation de ses souvenirs.

- Vous avez l’air troublé, bouleversé. Ça va ?

- Oui, ça va aller. Ne vous inquiétez pas. C’est l’émotion, les souvenirs qui reviennent en pleine figure sans crier gare. Je pensais avoir tourné la page et je ne me doutais pas un seul instant que cela me rendrait encore si nostalgique. Et puis revoir ma mère, après tout ce temps, même de loin …

Des larmes coulent sur ses joues, silencieuses, comme si elles partageaient avec elle l’importance de l’instant présent. Le feu est passé au vert. La voiture redémarre. Je l’écoute, concentré sur la route qui traverse les champs. Sa voix est d’une douceur remarquable, presque déconcertante, très agréable. Pour la première fois, elle parle de tout et de rien, du paysage, de l’ancien château bombardé durant la première guerre mondiale, des souterrains oubliés en évitant soigneusement tous les sujets qui me posent question. Passé le péage Harmonie se tait laissant dans son sillage les souvenirs s’éloigner.

- Il est possible de vous arrêter à la prochaine aire ? j’ai envie d’aller aux toilettes.

- Pas de soucis. On en profitera pour prendre un café.

- Pour ma part, je prendrai un verre d’eau.

- Vous n’aimez pas le café ?

- Si mais sur les aires d’autoroute, c’est hors de prix.

- Bon je vous l’offrirai alors.

- Ça fait trop de gentillesses. Ce n’est pas normal. Vous attendez quoi en échange ?

- Vous baiser pardi !

- J’en étais sûre. Vous n’êtes qu’un gros salaud comme les autres. Je n’aurai jamais dû...

- Non je plaisante Harmonie. C’était juste pour vous faire râler et j’étais sûr que vous alliez démarrer au quart de tour.

- Parce que vous faites dans l’humour et la psychologie maintenant ?

- Allez zou, à la cafétéria mademoiselle et que ça saute.

- D’abord pipi et après je vois.

- Bon d’accord mais faites vite.

- Vous en avez de bonnes vous. On voit que vous n’êtes pas une femme.

Debout accoudé à la seule table haute disponible dans le fond de la boutique, j’attends Harmonie. Du fond du couloir, on la repère sans aucune difficulté et tous les visages suivent méthodiquement sa progression dans la salle, inquiets lorsqu’elle prend leur direction, soulagés lorsque sa trajectoire passe à côté. Harmonie s’arrête face à moi.

- Vous les avez vu ?

- Oui, je trouve que c’est rigolo et je suis sûr qu’ils se demandent tous ce qu’on fait ensemble.

- La pute et le petit bourge. Ne vous inquiétez pas, c’est ce qu’ils pensent.

- Vous êtes dure quand même.

- Le pire, c’est les femmes. Elles me dévisagent avec dédain, dégoût pour certaine, comme si j’étais une grosse merde et lorsque je les regarde avec insistance, elles s’enfuient en courant, paniquées, la peur au ventre. Ça me fait toujours marrer. Dans la rue, on apprend à donner la pétoche parce que c’est notre seule arme. Un gros bluff qui marche dans la majorité des cas.

- Et lorsque ça ne marche pas ?

- Ben on passe un sale quart d’heure si on n’est pas suffisamment rapide au sprint. Ça m’est arrivée à deux reprises.

- De courir vite ?

- Non. De passer un sale quart d’heure.

- Désolé Harmonie.

- C’est comme ça. On y peut rien. Et puis je suis toujours en vie. C’est le principal quoi que des fois je me demande.

- Ça y est ! Les idées noires qui reviennent au galop. Vous n’allez pas vous morfondre comme cela jusqu’à l’arrivée ? Finissez votre café et on y retourne.

- J’y peux rien. Vous me posez plein de questions sur ma vie et ma vie est loin d’être rigolote. Trouvez des sujets plus drôles, des histoires humoristiques, des trucs où on pourra se bidonner.

Je quitte la cafétéria avec Harmonie qui trottine joyeusement à mes côtés.

- Contrairement à ce que vous pensez, je sais être une jeune femme enjouée et souriante. Qu’est ce que vous croyez. Tenez regardez, je sais faire le lézard en tortillant du cul, ils vont tous avoir envie de me sauter et si je fais l’oiseau, ils vont tous me prendre pour une demeurée. Mais je m’en fous et à priori, le plus drôle c’est que vous aussi. Je commence à vous trouver sympathique.

- Alors j’ai une chance ?

- Une chance de quoi ? De me baiser ? Sûrement pas.

- J’ai pourtant fait le maximum dis-je en riant.

- Oh putain ! c’est quoi cette barre de fer au bord du trottoir ? hurle-t-elle les larmes aux yeux, en essayant de se relever péniblement...

- °°° -

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