La bougie

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Elle écrit. Elle écrit tout le temps. Parfois des journées entières se passent sans qu’elle ne pose son stylo.

Son stylo rouge.

Elle écrit en rouge.

Elle écrit en rouge une vie qui lui échappe.

Qui lui a échappé.

Une vie partie en fumée.

Elle écrit la fumée.

Le brouillard et les relents d’un soir de décembre, elle écrit ça aussi.

Elle écrit parce qu’il n’y a plus rien d’autre à faire.

Elle écrit ce contre quoi plus personne ne peut se battre.

Elle écrit la fatalité, la tyrannie des astres.

Elle écrit la mort et les remords.

Elle écrit les enfants morts en Palestine.

Elle écrit parce que ça fait trop mal de ne pas le faire.

Elle écrit toute la misère du monde.

Elle écrit pour guérir, pour mourir un peu moins fort.

Elle écrit en rouge dans des gros cahiers à spirale qu’elle achète dans la librairie du bas de la rue des Wallons. Elle n’y achète que ça : des cahiers à spirale et des stylos rouges. Elle le fait toujours sans prononcer un mot. Elle les prend en rayon, les dépose sur le comptoir, paie et dit merci avec des yeux tristes avant de quitter la boutique et redescendre vers le boulevard en passant par le Jardin Lejeune, sous lequel une flotte insubmersible de véhicules transite chaque jour, ce même jardin qui longe l’école des garçons.

De ses petits garçons.

Et la vie pour elle peut bien durer ainsi des milliers d’années, elle n’arrêtera jamais d’écrire ce genre de choses qui ne se passent que dans sa tête : « Ce matin, j’ai déposé les petits à l’école », « Ce matin, j’ai emmené les petits rouler à vélo le long du canal », « Ce matin, les garçons m’ont éveillée pour aller regarder passer les trains sous l’autoroute », « Ce matin, on a pris le premier bus qui passait avec les garçons, direction n’importe où »…

Combien d’années écoulées ainsi à écrire ce qui aurait pu être ? Je n’ai pas compté. Des milliers peut-être.

Hier, je n’en pouvais plus du silence de cette maison. J’avais trop bu, trop fumé, trop pensé à tout ce que j’aurais pu faire de ma journée, de cette vie que j’ai laissé filer et je me suis assise devant le piano pour rejouer cette chanson. J’ai joué les yeux fermés et, surgie des brumes de ce soir de décembre, sa voix m’a accompagnée. Il chantait. Il chantait comme il l’avait fait ce jour-là, à Istanbul, en ne me quittant pas des yeux. Je sais qu’elle l’a entendu aussi, qu’elle a repensé à ses yeux. J’ai vu les larmes sur ses joues et ses mains qui serraient très fort celles de ses petits garçons. Quand ils sont là, je le devine instantanément. Elle n’est plus la même. Quelque chose s’allume dans son regard. Je ne sais pas exactement ce que c’est et, si on me le demandait, j’aurais bien du mal à le décrire. C’est comme une petite lumière derrière une fenêtre, une bougie qui se rallume quand on la souffle, un endroit où on a envie d’aller. Un souvenir qui apaise. Un gros carré d’amour.

Un regret.

Un regret qui se rallume quand on le souffle.

Après toutes ces années, je continue à penser à lui et à ce qu’il lui a fait.

À ce qu’il nous a fait.

À ce qu’il m’a fait.

Pas un jour ne se passe sans que j’espère en secret que le téléphone sonne et que ce soit sa voix au bout du fil. Il dirait « Viens, on va tout recommencer ; viens, à nous deux, on éteindra tous les volcans ; viens et ce sera comme si rien n’était arrivé… ».

Après le morceau, elle est allée se cacher pour écrire (écrire des pages que je déchirerai sûrement quand j’aurai abusé de bon vin) et le reste de la journée s’est passé avec son souvenir et tout cet amour qui nous brûlait les yeux. Il était si beau. J’étais si belle. Souvent il disait qu’il allait me vendre, m’emporter dans ses bagages avec les tableaux qu’il transportait aux quatre coins du monde. Il disait « Tu es une œuvre d’art, je vais être riche ». Après, il prenait les garçons en photo. Des Polaroïds. Il en prenait des dizaines. Ils les trouvait beaux eux aussi. Il disait qu’il allait les vendre avec moi. Il avait toujours eu un penchant pour la folie ; elle n’était jamais bien loin de lui. Jamais bien loin de nous.

J’ai trop bu. Je n’aurais pas dû monter au troisième étage. Ça sent la mort et la poussière. J’ai allumé une bougie. Autour de moi, tous les Polaroïds des garçons. Autour de moi, des tableaux, des sculptures. Autour de moi, la vie qui s’est arrêtée un soir de décembre. Autour de moi, la poussière et les cahiers à spirale. Il y a des pages déchirées. Je dois les réécrire. Il y a du bruit en bas. Je dois descendre. C’est Stéphanie qui rentre de la bibliothèque. Je lui ai promis des cookies. Demain, c’est son anniversaire. Demain, elle a vingt ans ; ce sera la fête à la maison. Je ferai des gaufres et la vie pourra encore durer des milliers d’années.

Je souffle sur la bougie.

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