Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde

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Mon cahier à spirale est posé sur mes genoux. Je suis posée, moi sur le seuil de ma maison, face à un rayon de soleil oblique qui me fait plisser les yeux. Je ne vois pas mais j’entends le bourdonnement du boulevard perpendiculaire à la rue.

Je pense au boulevard que je connais par cœur. J’essaie de l’imaginer en cours d’eau comme il l’était autrefois.

Je pense à ma rue où le soleil ne s’invite que le soir.

Je pense à ma maison.

Ma maison où j’ai vécu tant de vies.

Et j’en reviens au boulevard qui ne se tait jamais et me dis qu’il est temps que j’apprenne à mes petits son histoire. Que je leur enseigne ce que l’école oublie volontairement de transmettre. Les siècles de misère et les Princes évêques, les philosophes et les voix qui s’élevaient pour réclamer une justice sociale, la révolution des valeureux Liégeois, Liège à feu et à sang, la démolition de la cathédrale, ses pierres jetées dans ce bras de Meuse pour le combler.

Je pense que je déteste l’école qui ne veut pas de mes enfants.

Arrive Colette qui allume une cigarette en me demandant de me pousser pour s’asseoir à mes côtés sur le seuil. Je la trouve grosse. Elle me gêne. Elle dit « Tu trouves pas qu’on a l’air de deux sœurs ? » Je lui dis « Je veux pas te voir ». Elle dit « Ton grand a perdu une dent aujourd’hui, tiens la voilà », alors je la glisse dans ma poche sans même la regarder. Les dents qui tombent, le temps qui passe, ça me fend le cœur. Après arrive une de mes locataires apprêtée comme une princesse qui claironne « Laissez-moi passer, je sors ce soir ». Intriguée, je lui demande où elle va toute seule et elle me répond « Je ne serai pas seule, je pars promener avec Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde ». Elle dit ça et ses joues s’enflamment. Elle dit ça et la petite voiture bleu électrique d’ Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde se gare devant la maison en klaxonnant. Il descend sa vitre, me salue, me dit qu’il fait beau, qu’il ramènera Estelle avant le couvre-feu. Une fois dans la voiture, la gamine en ressort brusquement, se jette dans mes bras, me confie son inquiétude de me laisser à nouveau seule, dit « Promettez-moi que ça va aller ! ». Je rigole, prends Colette à témoin mais ça n’a pas l’air de la rassurer. Je lui dis « Va, amuse-toi et profite, la vie est longue mais le bonheur va vite », et ils démarrent, aussitôt aspirés par le boulevard qui ne se tait jamais.

Je tends l’oreille pour essayer d’écouter si mes petits sont là mais la maison ne semble même pas respirer. Je commence à m’inquiéter sérieusement pour la petite boulangère. Il se fait tard. Demain matin, j’irai voir si il ne lui est rien arrivé, puis j’écrirai dans mon cahier la dent de mon petit garçon, la douceur de cette journée de février ; j’écrirai les valeureux Liégeois rassemblés dans les parcs malgré les mesures sanitaires, j’écrirai les révolutions, les pandémies et tous les cataclysmes, j’écrirai aussi ce temps qui dure longtemps et qui nous retient prisonniers.

J’écrirai ma prison.

Un jour, je l’écrirai.

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