Chapitre 21.4

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« Ouais ?

– Ça marchera pas.

– On a chiadé notre plan pourtant. Ça va démarrer et une fois que les deux ou trois premiers virages négociés, c’est quasiment de la ligne droite jusqu’à l’arrivée.

– Oui, sauf qu’il y a des commissaires de courses. Ils ont toujours la possibilité de disqualifier un coureur.

– Elle est pas claire ta métaphore.

– Ben, les autres pays, quoi. Une fois que nos objectifs seront clairement visibles, il n’y aura plus de doute pour eux : nous serons une menace. Ils vont intervenir militairement, sous un prétexte ou un autre, et ils ne s’arrêteront que quand on aura capitulé, quand le pouvoir sera revenu dans les mêmes mains.

– On aura assez à faire sur notre territoire, on ne sera pas belliqueux envers nos voisins. On ne sera pas une menace, ils n’auront pas l’occasion de nous attaquer.

– Tu fais une erreur stratégique : on sera pas une menace militaire, mais économique et politique ; économique parce que même si on arrivera à contenir nos industriels, il y a tellement de capitaux étrangers sur notre territoire qu’une nationalisation massive représentera une perte sèche trop importante et politique, parce que, s’ils n’interviennent pas, la France aura fait une nouvelle révolution qui sera pris en exemple par le reste de la planète. Ça marchera tellement bien qu’il y aura un risque de contagion. Sans aucun doute, ils voudront circonscrire, le plus vite possible, ce qu’ils prendront pour une maladie.

– Arrête-toi là. Tu vas encore me sortir ta théorie du complot préférée avec un gouvernement mondial unique qui ne sera que la marionnette des banques.

– Pour ce qui est des complots, j’t’ai déjà dit que, tant que les réunions du groupe Bilderberg seront tenues à huis clos, tous les délires restent possibles. Vu les déclarations publiques que le G 20, l’OMC ou le FMI s’autorisent, je ne vois pas où serait leur limite quand ils discutent sans surveillance

– Et notre souveraineté alors ?

– Parce qu’il n’y a jamais eu d’ingérence, c’est ce que tu veux me soutenir. J’ai besoin de rappeler à ton bon souvenir les circonstances de la mort de Salvador Allende ?

– D’accord, tu marques un point. Mais il n’y a pas de complot, il n’y a que des intérêts de classe.

– Si tu veux, mais justement, l’intérêt des oligarques, de la classe dominante mondialisée sera de réprimer cette révolution.

– Ils nous tomberont dessus, aussi sûrement qu’une vieille gueule de bois. Pour la légitimité diplomatique, il suffira qu’un militaire un peu gradé ou que n’importe quel officiel plus ou moins proche du gouvernement en fasse la demande, ou alors, ils se déplaceront pour préserver la démocratie.

– Tu te ranges derrière mon opinion ?

– Pas la peine d’en rajouter.

– Ben si, ta version propre, c’est celle qui sera servie aux journalistes complaisants. Ils auront d’autres moyens d’agir. Ça commencera avec des mercenaires ou juste par l’envoie de matériel.

– Il y a toujours besoin de tester du nouveau matériel en situations réelles. Ils vont nous la faire comme en Espagne en 36. Quand on sera devenu légitime sur le terrain et suffisamment organisé pour présenter une structure de gouvernement à l’étranger, ils gèleront tous les avoirs de l’état qui nous reviendrait de droit.

– Ils peuvent faire ça ?

– Avec les capitaux qui sont à l’étranger. C’est ce qui s’est passé en Espagne avec les républicains, pourquoi ils recommenceraient pas ?

– Ça dépend de qui a les codes nucléaires.

– Une menace qu’on n’est pas prêt à exécuter, ça vaut rien.

– Ouais. L’internationalisation du conflit se fera aussi de notre côté. On aura des partisans étrangers qui feront le déplacement pour nous prêter main forte ; ça restera le pot de terre contre le pot de fer.

– Et dans la liesse du grand retour de l’ordre capitaliste, ils en profiteront pour mettre en place leurs dernières innovations en matière de contrôle et de contrainte des populations : on sera un grand pays à la pointe de la modernité. Et finalement, on sera encore plus dans la merde qu’on l’est maintenant. Du coup on fait quoi ?

– On va quand même pas fonder un parti politique ?

– Ben non. »

Alors, on a commencé à discuter d’une pièce de théâtre avec trois personnages : Alberto, septuagénaire encore vert, ouvrier à la retraite, une figure locale de l’anarcho-syndicalisme, Rodrigo, autour de la trentaine, employé, et Ignacio, seize ans, petit-fils d’Alberto. La scène se passe un vendredi soir au crépuscule et au bord d’un étang.

Alberto vit chez sa fille plutôt que dans un mouroir pour vieux. Situation qu’il n’apprécie pas, vu qu’il est en désaccord avec les choix politiques de son gendre, trop marqué par le modèle de réussite des années quatre-vingt. Il s’attriste de voir son petit-fils adopter les valeurs bourgeoises de ses parents, d’autant plus qu’Ignacio se donne des airs de rebelle. Alors, Alberto a emmené Ignacio faire le tour de l’étang en guise de promenade digestive et histoire de parfaire l’éducation du gamin.

Ignacio, du haut de ses seize ans, est un adolescent intelligent et un brin désabusé, ce qui lui donne une certaine assurance. Il est naturellement révolté contre ses parents et, bien qu’il ait été bercé par le confort de la société de consommation, il sait à quel point ses promesses sont creuses, que les satisfactions qu’elle offre sont factices. Il a donc un esprit critique plutôt affûté pour son âge, fruit de l’influence d’Alberto. D’ailleurs, une connivence manifeste existe entre ces deux là.

Rodrigo, on ne sait pas grand-chose de sa vie, sinon qu’il a un programme précis pour la soirée : trouver le coup de foutre ; la formule est vilaine mais elle lui correspond bien. Comme chaque semaine, il a dîné au Mac Do, surtout pour les grands verres de soda : au fur et à mesure qu’il le vide, il remplace ce qu’il vient de boire avec du rhum ou du whisky. À l’opposé des deux autres, Rodrigo se vautre dans la société de consommation comme un cochon dans sa fange. Il en est heureux comme un pape.

La pièce commence avec un plateau vide et un long moment d’attente avant que Rodrigo n’apparaisse sur le scène pour aller pisser dans l’étang. Le coucher de soleil s’y reflète, on se croirait dans le palais des glaces et une légère brise lui chatouille les couilles. Il trouve la scène bucolique, même s’il ne sait pas exactement ce que ça veut dire. On le voit faire son petit rituel avec le verre de soda, puis il s’en va. Après un autre long moment, Alberto et Ignacio entrent à leur tour, leur discussion est déjà en cours.

Dans la première partie, Ignacio raconte sa vie de lycéen, ses habitudes qui viennent de son enfance confortable et le conflit avec ses parents. On veut mettre en contradiction ses postures de rebelle et son discours, contradictions qu’Alberto utilisera dans la suite. Pendant ce temps, Rodrigo passera régulièrement à la recherche de son chemin et, comme il n’arrivera pas à s’éloigner de la scène, il se résoudra à s’y installer. La première partie prend fin quand Ignacio se rend compte que l’odeur de merde qui l’incommodait depuis un moment vient de l’étang où surnagent des étrons. Les parties de l’étang qui sont encore à contre jour et couvertes par le vent gardent le pouvoir d’attraction de leur beauté mélancolique.

Ignacio va maugréer contre l’atmosphère et refuser de continuer la balade ; peut-être qu’il va faire le même manège que Rodrigo en essayant, vainement, de quitter la scène. Quoiqu’il en soit, Alberto lui fera continuer la promenade, peu importe comment du moment que c’est drôle. On va faire avancer la discussion grâce à un procédé qu’on va utiliser pendant toute la deuxième partie : une question d’Alberto, une réponse naïve d’Ignacio, immédiatement suivie par une baffe et un argument massue révélant la naïveté en question. Alberto va méthodiquement démonter l’école comme ascenseur social, le travail épanouissant, la patrie protectrice, le mythe de la démocratie, la famille patriarcale comme modèle réduit de la société, etc. …

Pendant ce temps, Rodrigo va essayer d’intervenir dans la discussion. D’abord pour demander comment on quitte la scène ou si quelqu’un comprend ce qui se passe, mais les deux autres vont l’ignorer avec constance. En désespoir de cause, il va raconter sa vie au public, enfin en se plaignant dans un monologue, on n’a pas l’intention de briser le quatrième mur. Pour le moins, Rodrigo va raconter comment il avait prévu de s’amuser ce soir, avec son langage fleuri, puis, par ennui, il s’intéressera à la discussion entre le grand-père et son petit-fils, il finira même par faire des commentaires tout en restant ignoré.

Pour sortir de cette situation, on a prévu qu’Ignacio allait donner une réponse correcte aux questions d’Alberto, par exemple, il dira que les révolutions sont trompeuses puisqu’elles ne changent les pouvoirs confiés qu’en apparence et si on ne trouve pas de meilleure idée, il est possible que ça reste ça dans la version finale. À ce moment, persuadé que personne ne l’écoute, Rodrigo dira que le gamin n’a pas tort et il recevra la baffe promise à Ignacio, sous prétexte que, si son commentaire est juste, c’est pour de mauvaises raisons. Peut-être ce serait plus drôle si c’est Ignacio qui lui donne la baffe, ou on garde le gag pour plus tard dans la pièce, puisqu’après ça, Rodrigo va participer aux débats.

La conclusion de la pièce se passe à l’autre extrémité de l’étang : de là, Ignacio constatera que les colombins n’en épargnent aucune partie et il comparera leur odeur cumulée à l’haleine putride de la pute de la pensée unique au cadavre dans la bouche ; il comprendra qu’Alberto a décrit un système coercitif qui s’autojustifie et s’autoentretient, dont le véritable but est l’enrôlement volontaire des masses laborieuses à leur servitude salariée, au seul profit des classes dominantes. Rodrigo refusera de voir l’étang comme un cloaque, louera son parfum et y plongera en étant dans une frénésie coprophage. Ignacio aura accepté le constat. Il ne cherchera pas à blâmer la génération de son grand-père ou de ses parents, mais que si eux n’ont pas réussi à empêcher que la merde ne se répandent, qu’ils n’attendent pas de lui qu’il fasse le ménage ; la lutte est des plus inégales. Il quittera la scène pour aller draguer sur les lieux de fêtes, ceux là même où Rodrigo devait se rendre.

Alberto conclura seul. Il aura le sentiment d’avoir accompli une bonne action mais il trouvera tout cela bien absurde : l’étouffement est déjà là, une rupture catastrophique semble inévitable et tout ce qu’il lui reste à faire est de garder les yeux grands ouverts pour ne pas être dupe. Le crépuscule n’a toujours pas cessé.

On a mis une demi-heure avant de se mettre d’accord sur un titre : Tu nous emmerde, ce soir c’est la fête !, avec en exergue du texte cette phrase de Jean-Luc Godard, quand il dit que l’on comprend mieux l’économie mondiale quand, à Paris, on voit les files de touristes japonaises devant les magasins Louis Vuitton pour acheter des sacs à main couleur caca. Phrase qui n’a jamais été séparée de la mention à préciser. On a écrit quelques répliques pour Rodrigo, dont la description du baromètre à chattes : il prétend qu’observer le personnel féminin des rues commerçantes quand elles quittent leur travail lui donne des informations sur le déroulement probable de sa soirée, de la facilité avec laquelle il va trouver une nénette avec qui couchait. Puis le projet a périclité, juste parce qu’on a oublié de s’en occuper. Et il a été l’heure pour l’Ami de prendre son avion pour le Mexique. Nous nous sommes donc quitté là. On se reverra à son retour.

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