Chapitre 20.6

4 minutes de lecture

En arrivant chez moi, je me sens un peu brassé : j’ai envie de faire Kafka, euh, caca. Je m’installe donc, dans ce qui est l’un de mes salons de lecture favori. Enfant, j’avais vite remarqué qu’on m’y laissait tranquille et donc, j’y emmenais tout le temps un livre. Fréquemment, je prolongeais la station pour finir le chapitre en cours, voire, il n’était pas rare qu’il fut plus important de commencer le suivant plutôt que de me reculotter. C’est tout naturellement que je finis par y emmener mes manuscrits en cours et ce salon de lecture devint celui de relecture : un lieu de chasse du mot juste, de la tournure de phrase élégante, de l’articulation manquante ou de la ponctuation défaillante. À bien y penser, les efforts pour traquer une proie difficile ainsi que la satisfaction de l’avoir débusquée sont assez semblables à ce qui se passe lorsque l’on doit se défaire d’un étron récalcitrant. Mais là, je suis déçu.

Martin Winkler l’a dit : le contentement que l’on ressent après avoir déféqué est normal puisque l’on répond à un instinct, un besoin corporel. La gratification en retour est naturelle, si l’on en parle aussi peu, c’est parce que l’on vit dans une société qui a mis un tabou sur tout ce qui vient d’en dessous du nombril. Et ce tabou nous fait négliger cet organe magnifique qu’est notre anus : même les yeux fermés, il est capable de faire la différence entre un gaz, un solide ou un truc plutôt liquide. Aussi formidable soit-il, l’anus n’est pas à l’abri d’une défaillance. Bien malhonnête soit celui qui ose dire qu’il n’en a pas fait l’expérience. Assis sur le trône, j’attends de faire mon Rodin et depuis plus de cinq minutes, je ne fais que péter. Peut-être devrais-je réduire le niveau d’alerte et me coucher. Prudence est mère de sûreté. Je garde le siège et je continue de lâcher des caisses inoffensives. Et justement, l’autre extrémité de mon tube digestif réclame impérativement mon attention. Je change de position. Le premier spasme n’est qu’un avertissement qui me fait mimer la réception d’un coup de poing au ventre. J’accuse le choc avec l’aisance d’un cascadeur aguerri et je pique du nez dans la cuvette. L’air qui est sorti de mon cul y stagne, m’attendant bien sagement, comme un pet conservé sous une couverture ; Reiser a déjà développé le sujet. La chaleur me prend au visage comme une journée de canicule étouffante. Quant à l’odeur de ce coussin d’air chaud, ça reste la surprise la plus désagréable avec ses senteurs à l’association inédite : souvenirs soufrés d’œufs durs et quelques choses d’âcre et d’acide qui m’évoque un excès de bile mal digéré. Si je n’étais pas déjà là pour vomir, ça me soulèverait le cœur. Je détourne la tête, autant que j’en suis capable. L’air y est déjà un peu vicié. Une des propriétés des gaz est d’occuper tout le volume qui lui est accessible et si nous voyons la cuvette des WC comme une voie à sens unique, du point de vue du gaz, c’est un cul-de-sac, donc si ces fragrances sont en train de passer sous mon nez, ce n’est pas par malveillance de leur part, mais parce qu’elles ne font que répondre à leur devenir en tant que gaz. Je ne suis pas vraiment en train de penser ça. J’aspire vraiment à cet air frais, mais à cette heure, c’est vraiment compliqué. Alors je prends mon courage et la cuvette à deux mains pour m’installer dans une position périlleuse mais quelque part propice aux pensées : l’avant-bras sur la faïence soutient ma lourde tête, mais, surtout, j’ai la bouche au-dessus du carrelage. Ma situation est indéniablement inconfortable et il va bien falloir que cela cesse. L’idée me vient, pour résoudre au plus vite ce triste épisode, de tester les propriétés émétiques de cet air nauséabond, mais je ne pense pas avoir mérité ça. Cependant, tel le prolo brisé par l’usine, je vais bien être obligé d’y retourner : pour une résolution hygiénique, replonger dans cette odeur est inévitable, ce qui me paraît aussi incongru que de remanger de la merde. Cette évocation m’est fatale. Ça sort avec la brusquerie d’une louche de ratatouille servie par une cantinière bourrue. J’ai recadré mon tir mais le mal était fait et bien fait. Le sol et le bidet viennent de perdre le peu de superbe qu’on pouvait leur trouver. Mais je n’ai pas encore tout donner et, entre deux spasmes, j’ai le temps de profiter de mon œuvre olfactive. Je constate que l’alchimie a opéré, et c’est pire que tout ce que je pouvais anticiper. Prouts et vomi s’accordent comme deux déchets toxiques se mélangent pour devenir encore plus nocifs : aucune des deux odeurs ne prend l’ascendant sur l’autre, je peux profiter à plein de chacune, leur trouvant une unité dans l’exposé qu’elles font autour des nuances de la bile, cette proximité faisant que les subtilités s’accordent et s’encouragent. La suite hésite entre le comique troupier et le comique de répétition.

Après que j’ai recouvré ce qu’il me reste d’esprit, je me sens obliger de faire du nettoyage. La perspective de laisser tout ça mariner est trop désagréable. J’aurais pu n’utiliser qu’un seul rouleau de papier hygiénique, si le premier ne m’avait pas glissé des mains pour atterrir au fond de la cuvette. Je l’ai toisé longuement, comme si j’attendais qu’il me dise quelque chose pour sa défense ou pour se moquer de moi, il y a de quoi. Quand il est devenu évident qu’il ne se manifesterait pas plus que le piano à queue à qui on a servi du foin, je l’ai emballé encore dégoulinant avant de le jeter. Je me suis lavé les dents, puis je me suis couché suffisamment abruti pour éviter de penser à la misère de cet épisode.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Vincent Vey ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0