Brouillon : Notes Avortées

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 L’aigrefin n’était pas un personnage, Tom l’avait immédiatement compris. Cette entité-là offrait aux mots ce que l’érosion donnait aux montagnes, chantait aux points ce que la mer disait aux îles, abandonnait aux blocages ce que l’espace cédait à la Terre… Il possédait le pouvoir de semer les idées dans des champs d’imagination, pour les arroser de son inspiration ou les laisser faner à l’ombre des Oubliettes ; il était le tragique seigneur du vide, le capricieux empereur des tomes, le maître capable de transformer une page blanche en avion, aussi bien qu’un avion en milliers de phrases sur une page noircie…

— Je pensais m’être débarrassé de toi, grogna-t-il en contemplant Tom à travers les comètes de ses yeux. Tu commençais à devenir encombrant, à force de prendre de la place entre mes lignes.

 Le silence exigé, fidèle limier de son créateur, exerçait sa suprématie sur le mot insolent, et l’aigrefin secoua son visage vaporeux comme un pendule désapprobateur depuis l’outre-page :

— Alors explique-moi par quel miracle es-tu parvenu à ressurgir ainsi, après tout ce temps ? Je t’ai pourtant vu disparaître dans l’oubli.

 Tom luttait pour son droit de réponse. L’auteur de ses souffrances pencha sur lui un visage aussi craquelé qu’une lune beige dans un ciel noir.

— On me dit que tu es à ma recherche. Mais, dis-moi, qu’ai-je donc à faire d’un simple mot ? Sais-tu combien de tes semblables me supplient chaque jour de leur prêter une seconde d’attention ? As-tu la moindre idée du temps qu’il me faut pour vous ordonner, pour vous assigner un foyer et vous nourrir en mon sein ? Quelle valeur penses-tu posséder qui te donne le droit de faire tant de bruit par-dessus les autres ?

 La vacuité des Oubliettes sembla soudain résonner des plaintes avortées que leur auteur avait ainsi enterrées sur ces plaines de poussière. Tom en aurait frissonné par toutes les lettres de son mal-être, s’il n’était pas à ce point paralysé de stupeur.

— Par décence… soupira l’aigrefin. Ne peux-tu pas simplement t’évanouir ici ? Ton tome, ton histoire et tes personnages ont déjà tous disparu depuis plus d’une éternité ; je ne me souviens même pas de leur visage. Je ne pourrais jamais les ramener. Alors renonce et laisse donc ta place à des lignes plus fructueuses, compris ? Ne la fait plus jamais revenir dans un lieu si vain.

 Et sur cette phrase lourde de conséquences, le créateur disparut avec une nouvelle tempête de poussière pour engloutir son dernier mot.

Il n’y aurait pas de tome trois.

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