4.

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  • Tu n'as pas l'air en grande forme, toi, fit remarquer Ouli à son amie, qui venait de s'installer près d'elle sur un petit banc de bois individuel.

Ouli était habillée dans le même style vestimentaire qu'Awilé et avait tressé sa longue chevelure sous forme de grosses nattes, ce qui rehaussait son port altier et la finesse de son visage. Elle avait des scarifications fines sur les joues et les tempes, comme la plupart des femmes du village. Awilé avait échappé à cette tradition grâce à sa tante Ilda, qui avait catégoriquement refusé qu'on lui fasse subir le même sort quand elle était plus jeune.

  • Si, pourtant, lui affirma Awilé sans grande conviction, en posant sa grande calebasse sur le sol. Je me suis mal réveillée ce matin, c'est tout.

Je suis sûre qu'Awilé dit ça pour me rassurer.

Awilé tourna vivement la tête vers son amie qui n'avait pourtant pas dit un mot.

  • Qu'est-ce qui se passe ? Tu vas bien ? l'interrogea Ouli avec un visage inquiet.
  • Euh... rien, rien du tout. J'ai juste fait un mauvais rêve la nuit dernière et ça me hante encore.
  • Tu en as parlé à ta tante ? lui demanda Ouli.
  • Elle fit tomber de gros morceaux de pâte de mil dans l'huile d'arachide qui chauffait dans un grand récipient en fer sur un grand feu de bois, devant lequel elles étaient assises.
  • Oui, elle a su me rassurer. C'est moi qui en fait toute une histoire, en fait.

Awilé, légèrement troublée, versa dans son propre ustensile en fer de l'huile d'arachide, qui était généralement récoltée, pressée et vendue au village. Elle le posa sur le feu de bois de son amie.

Certains passants, clients et habitués du marché commençaient à se rapprocher d'elles, afin d'être les premiers servis ; et déjà l'odeur alléchante des beignets frits flottait dans l'air. Awilé regarda Ouli retirer quelques beignets de la friture à l'aide d'une petite calebasse comportant un manche. Elle les mit ensuite dans une autre grande calebasse posée près d'elle.

Awilé laissa son esprit vagabonder. D'innombrables questions s'entrechoquaient dans son esprit.

En l'occurrence, qui était le propriétaire de la mystérieuse voix de ce matin ? Et qui donc exactement lui avait menti et pourquoi ?

Et surtout, n'était-il pas déjà trop tard ?

Les gens en face d'elles attendaient patiemment que les premiers beignets soient cuits, afin d'en acheter cinq pour trois pièces de cuivre. Ouli commençait déjà à satisfaire ses premiers clients, qui dégustaient leurs achats dans de petites assiettes en terre cuite. Awilé s'apprêta de son côté à verser des morceaux de sa pâte dans son huile désormais chaude, lorsqu'elle fut assaillie mentalement par des pensées diverses et variées - et sous forme d'échos - de la plupart des personnes se tenant en face d'elle :

Je ne sais pas ce que mon mari va penser de moi s'il apprend que je lui ai menti !

Mais qu'est-ce qu'elle attend pour faire frire ses beignets ?

Je l'ai toujours trouvée bizarre celle-là avec ses yeux qui sont pas de la même couleur et ses cheveux blancs sur le côté...

L'autre fille a posé sa bourse à même le sol, je vais m'en emparer avant même qu'elle ne lève la tête...

À cet instant, Awilé tourna la tête vers les clients et repéra parmi eux un homme à l'air mauvais, qu'elle avait longuement soupçonnée être à l'origine de nombreux petits larcins dans le marché depuis un moment, mais sans en avoir la preuve. Elle se concentra mentalement sur lui et ressentit instantanément un tel malaise qu'elle en eut la nausée. Elle aperçut au même moment la petite bourse en cuir d'Ouli posée imprudemment à ses pieds et sans surveillance.

  • Tu devrais poser ta bourse sur tes genoux, lui murmura Awilé en commençant à faire frire ses beignets sans perdre du regard l'homme qu'elle suspectait. On dirait que cet homme sur la gauche est sur le point de te la dérober.

Ouli ne dit pas un mot et s'exécuta. Un instant plus tard, le voleur présumé avait disparu dans la foule.

  • Merci, Awilé, remercia Ouli avec reconnaissance. Il y a vraiment des gens mauvais pour vouloir voler les bénéfices de pauvres commerçantes comme nous ! Mais comment l'as-tu remarqué et surtout comment savais-tu qu'il s'apprêtait à voler mes pièces ?

Awilé n'avait jamais parlé de ses pouvoirs à sa meilleure amie et devoir le lui dissimuler l'attristait terriblement. Elle savait qu'Ouli était digne de confiance, mais elle se rappela que sa tante lui avait ce matin même déconseillé de parler de ses aptitudes particulières à quiconque. Mais au gré des derniers évènements, elle ne savait plus vraiment à qui se fier, même à sa tante Ilda, car Awilé savait au fond d'elle que cette dernière en savait plus qu'elle ne voulait le dire. Elle avait désormais vraiment besoin de se confier à quelqu'un.

  • Écoute, je dois te parler de quelque chose dès qu'on aura fini notre vente matinale, c'est assez compliqué à...
  • AU SECOURS !

Une clameur s'éleva dans le marché et des personnes commencèrent à courir dans tous les sens.

Ouli et Awilé se levèrent d'un même élan.

  • Mais qu'est-ce qui se passe ? parvint à demander Ouli à un jeune garçon affolé, qui passait devant elles en courant et qui tentait de se fondre dans l'attroupement général.
  • Un... Un lion !
  • Un quoi ?

Le garçon était déjà loin et Ouli et Awilé se mirent à courir à leur tour en laissant leurs beignets et le feu de bois derrière elles. C'était extrêmement rare que des animaux sauvages puissent s'aventurer au-delà leur habitat naturel - de l'autre côté du fleuve - et ce n'était pas bon signe qu'un lion vînt à attaquer de la sorte une zone habitée, car cela montrait qu’il devait être affamé.

D'autant plus que le gibier recherché pouvait devenir n'importe qui.

Les rugissements du félidé commençaient à se faire entendre, ce qui avait pour effet de monter d'un cran la panique générale. Une maman débordée qui portait son bébé sur le dos et ses deux enfants par la main se faisait bousculer sans ménagement par la foule et elle finit par tomber, avec le risque de se faire piétiner dans la bousculade. Par chance, Ouli et Awilé l'aperçurent et l'aidèrent à se relever, non sans difficultés.

  • Oh mon Dieu ! Arouwé ! Arouwé ! s'époumona la mère de famille en regardant autour d'elle, l'air affolée.
  • Qui est Arouwé ? s'enquit Awilé.
  • Ma petite fille ! Elle a disparu ! Arouwé..., ajouta-t-elle en se mettant à pleurer.

Awilé ressentit sa détresse et constata en effet que l'un des enfants qu'elle tenait par la main quelques instants plus tôt n'était plus là. En regardant autour d'elle, elle finit par apercevoir avec terreur la petite fille complètement désorientée au centre du marché, avec le lion qui s'approchait silencieusement derrière elle, dans le but de l'attaquer par surprise.

Arouwé dut sentir la présence de l'animal car elle se retourna lentement et le rugissement du lion sembla la liquéfier sur place, au point que ses jambes ne purent supporter son corps plus longtemps et elle tomba lourdement, choquée et à demi-inconsciente.

Le silence était tel que l'on pouvait entendre battre à toute allure les cœurs affolés des personnes qui assistaient malgré elles à cette terrible scène.

  • Awilé, tu fais quoi là ? lui murmura avec force Ouli, en voyant son amie se rapprocher lentement vers Arouwé afin de lui porter secours.

Le lion, majestueux avec sa crinière abondante, sa carrure puissante, ses yeux noirs et or et ses dents affûtées se mit à rugir de plus belle. Il s'apprêta à bondir sur Arouwé, lorsqu'Awilé surgit devant elle afin de la protéger.

  • Ne fais pas ça, dit-elle mentalement et simplement au lion, en tendant sa main devant le félidé, qui suspendit son attaque malgré lui et qui sembla légèrement déstabilisé.

Ce qui ne l'empêcha pas de rugir de fureur.

Awilé entendit derrière elle des cris de surprise et de peur de la foule, certainement en raison de l'exploit qu'elle était en train d'accomplir. Elle jeta un œil du côté d'Arouwé pour voir si elle allait bien et se concentra à nouveau sur le lion, en tentant d'établir une connexion mentale, sans se douter que ses yeux vairons s'illuminaient au même moment d'un éclat particulier :

  • Pars, pars et ne reviens plus. N'attaque personne ici et sur ta route et repars sur tes terres au-delà du fleuve pour rejoindre tes congénères.

Le lion resta quasi immobile et étrangement calme puis tourna autour de Awilé et de Arouwé pendant un moment. Il se rapprocha dangereusement d'Awilé, qui savait qu'elle risquait sa vie mais celle-ci ressentit curieusement un sentiment de confiance extrême de la part du carnivore. Elle tendit sa main vers le lion, puis finit par caresser prudemment sa crinière. Il se coucha devant elle, l'air épuisé. Awilé comprit aussitôt que c'était la faim qui le tenaillait depuis si longtemps, à cause de la sécheresse exceptionnelle qui avait eu lieu cette année dans la région. Cela avait eu pour conséquence de faire fuir les proies habituelles des carnivores, telles les antilopes et les zèbres, qui s'étaient déplacées vers d'autres régions plus humides. Cela avait dû contraindre ce lion à venir jusqu'au village, dans le but de se rassasier comme il pouvait.

Awilé entreprit d'aller prendre dans l'étal du boucher voisin l'épaule entière d'un bœuf et alla la poser devant l'animal, qui s'en empara d'un coup de croc. Il tourna sur lui-même avant de s'en aller tranquillement.

Awilé s'assit par terre de soulagement mais celui-ci fut de courte durée. Le silence se faisait désormais assourdissant. Personne ne parlait et la jeune femme pensa un moment qu'il y avait un autre problème, avant de se rendre compte que le problème, c'était elle, vu le regard méfiant que lui portaient certains villageois.

La petite Arouwé semblait aller mieux, même si une vilaine blessure qu'elle s'était faite en tombant zébrait son genou. Awilé ferma les yeux pour se concentrer et posa sa main sur la blessure. Quelques instants plus tard, elle la retira et la blessure avait disparu comme par magie.

  • Ne touche pas à ma fille, espèce d'enchanteresse !

La mère d'Arouwé vint pratiquement l'arracher des bras de la jeune femme, qui activa machinalement son pouvoir d'empathie. Elle ressentit une telle peur, tant d'incompréhension et de haine venant de cette femme qu'elle ne sut quel comportement adopter devant une telle ingratitude. Elle finit par dire calmement :

  • Je ne vais pas lui faire du mal, juste m'assurer qu'elle va bien.

Arouwé et sa mère étaient déjà loin et Awilé, en cherchant du regard Ouli, put observer qu'elle était devenue pratiquement la cible de la foule qui se faisait de plus en plus menaçante de par leurs pensées :

Elle va nous porter malheur, déjà qu'elle est bizarre...

Elle va manipuler mentalement tout le monde dans le village...

Qu'on la chasse avec sa famille ! Elle et sa tante sont sûrement pareilles...

L'awoularé se déclare enfin. Il est temps de nous en occuper...

Awilé reporta son attention sur le visage impassible de l'homme qui avait mentalement émis cette pensée, ce qui n'augurait certainement rien de bon. Elle ne l'avait encore jamais vu auparavant dans le village et il avait la carrure et la stature caractéristique d'un guerrier ou d'un garde royal. Elle repéra non loin deux hommes du même acabit qui semblaient être des copies conformes, et comprit que ces trois individus œuvraient ensemble à vouloir l'éliminer, lorsqu'elle constata que chacun d'entre eux avait une épée et une dague en argent discrètement accrochées à la taille.

C'étaient sûrement leur présence qu'elle avait ressenti ce matin tandis qu'elle se rendait au marché.

Elle ne comptait pas leur faciliter la tâche et décida avant tout de prévenir sa tante du danger qu'elles encouraient désormais toutes les deux en restant au village.

Awilé se mit aussitôt à courir le plus vite possible en espérant semer les gardes. Sans se retourner, elle ressentait malgré elle la rage et la persévérance des trois hommes qui étaient désormais à sa poursuite.

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