Tableaux 1

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Tableau 1

La scène représente la place centrale d’une petite ville. Les bâtiments sont partiellement détruits, tout est délabré.

Autour d’un feu de camp, des sièges improvisés soutiennent quatre habitants habillés comme des clochards.

Un poste de télé posé au sol fait partie du cercle et représente une journaliste.

Tous sans exception ont une longue barbe en bataille, même les femmes.

Scène 1

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal

Les quatre personnages se réchauffent autour du feu de camp.

Le poste de télévision fait partie des convives, mais ne présente qu’un écran monochrome allumé sur un fond immobile.

Garagiste — J’ai froid.

Employé municipal — Tu veux que je mette des trucs dans le feu ?

Garagiste — Nan. C’est en dedans que j’ai froid.

Employé municipal — Tu veux que je te mette des trucs en dedans ?

Le garagiste regarde l’employé municipal en coin.

Garagiste — T’avise pas de me mettre quoi que ce soit dedans. Jamais ! Je mange pas de ce pain-là, moi.

Employé municipal — Mais t’es pas le seul, figure-toi.

Garagiste — Alors me propose pas ce genre de truc. C’est ambigu.

Employé municipal — Je disais ça pour rendre service, c’est tout.

Garagiste — Si c’est le seul genre de services que tu peux rendre, de fourrer tout ce que tu vois, adresse-toi aux filles. Peut-être qu’elles seront prêtes à se faire réchauffer, elles.

Ariane — Joker ! Je passe mon tour.

Ariane réfléchit un moment.

Ariane — Quoi que… Le seul à-peu-près de mon âge, c’est mon frangin, alors… Mais non, pas pour l’instant, merci bien.

Ariane observe l’employé municipal des pieds à la tête.

Ariane — Je suis pas encore suffisamment désespérée. Plus tard, on avisera. Rien de personnel, hein ! C’est juste que c’est toi.

Employé municipal — Pas de soucis, je l’ai pas pris pour moi. Sache quand même que ça sera quand tu veux.

Ariane — C’est noté.

L’employé municipal sourit exagérément.

Ariane fait une grimace avec un léger mouvement de recul.

Ariane — Dans la nuit, avec un bandeau sur les yeux, en plus d’une cagoule… Faudra prévoir les accessoires.

Employé municipal — Je trouverai tout ça.

Garagiste — J’ai toujours froid.

Ariane regarde le garagiste.

Ariane — Pas mieux en ce qui te concerne. Et puis, j’aurais pas grand-chose à te mettre en dedans.

Le garagiste soupire.

Colin — Elle est où ?

Employé municipal — Qui ça ?

Colin pointe le menton vers le téléviseur.

Garagiste (à l’employé municipal) — À ton avis ? Qui est-ce qui manque, ici ?

Employé municipal — Ben j’en sais rien, c’est pour ça que je demande.

Colin — La catho.

Employé municipal — Ah bon ? Elle est catholique ? Comment tu sais ?

Garagiste — Non, pas ce catho-là.

L’employé municipal affiche une moue d’incompréhension, qui se mue progressivement en frustration.

Employé municipal — Faudrait pas me prendre pour plus con que je suis.

Garagiste — T’inquiète pas là-dessus, on a bien cerné ton niveau et j’te jure qu’on essaie de s’y mettre, mais avoue que tu places la barre très bas.

Ariane — Catho comme cathodique, c’est le tube du poste.

Employé municipal — Ah, la journaliste ! J’en sais rien, je l’ai pas vue partir.

Garagiste — Pourtant t’es assis juste à côté.

Employé municipal — Elle est peut-être allée pisser ? Si elle picole autant que nous, vaudrait mieux qu’elle s’installe un seau sous le siège, ça lui fera gagner du temps.

Ariane — Ou alors vous la gavez tellement qu’elle a besoin de faire des pauses pour s’aérer l’esprit. Faut dire que ça vole très haut, les conversations, ici.

Scène 2

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

La journaliste s’installe sur son siège, faisant apparaître son buste à l’écran.

Journaliste — Me revoilà. Vous parliez de quoi ?

Ariane — Rien de folichon, malheureusement.

Journaliste — Ça discute philosophie, j’imagine ?

Garagiste — Exactement ! On aime bien aller au fond des choses durant nos ébats.

Journaliste — Vos débats ?

Garagiste — Non, non, nos ébats.

Employé municipal — On se demandait seulement où t’étais passée. C’est pas la grande foule, alors un seul être nous manque et tout l’écran est dépeuplé.

Journaliste — Merci, c’est gentil. C’est bien toi le plus sympa de la bande.

L’employé municipal rougit et ne sait plus où se mettre.

Ariane ouvre de grands yeux.

Journaliste — Je parlais des mecs, Ariane. Nous deux, c’est différent. Solidarité féminine oblige.

Ariane — Ah, j’ai eu peur.

Colin — Si seulement j’avais pensé à prendre ma console portable.

Ariane — Ton téléphone te suffit plus ?

Colin — Sans réseau, ça sert pas à grand-chose, tu sais.

Ariane — Ah bon, y a plus de réseaux ?

Ariane sort son téléphone, et constate qu’en effet il n’y a plus le moindre réseau.

Ariane — Ah ouais.

Colin — De toute façon, tu voudrais appeler qui ?

Journaliste — Quelqu’un veut bien aller me chercher du Champagne ? Je me suis lavé les mains, du coup j’ai trop froid aux doigts. L’eau est tellement glacée.

Colin — J’y vais, ça m’occupera.

Colin se lève et sort de scène.

Scène 3

Personnages : Ariane, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

Garagiste (haussant la voix en direction de Colin) — Rapporte aussi du combustible pour le chauffage, d’accord ?

Employé municipal — Dommage qu’on n’ait pas retrouvé aussi des fourrures ou des vêtements chauds en bon état. Ça caille de plus en plus. On se croirait en plein Arctique.

Journaliste — L’Antarctique, tu veux dire ? L’Arctique, c’est qu’un océan.

Employé municipal — Ouais, au pôle Nord… ou au Sud… bref, dans la glace.

Ariane — On trouve plus facilement de bonnes bouteilles que des fringues au fond des caves

Garagiste — Bah, ça dépend : une tournante sur une fille de riches, elle peut en oublier sa culotte ou ses talons hauts.

Journaliste — Ouais, mais c’est pas ça qui va nous tenir chaud !

Ariane — Je vous avais bien dit, au début, qu’il ne fallait pas brûler les couvertures ! Mais personne m’a écoutée !

Garagiste — C’est ce qu’on avait qui brûlait le mieux.

Employé municipal — La chair humaine, ça brûle bien aussi, tu sais…

Le garagiste attrape l’employé municipal par les épaules, et fait mine de le pousser vers le feu.

Employé municipal — Hé ! Non, lâche-moi ! C’était pour déconner !

Une main pose une bouteille de Champagne devant la journaliste dans le téléviseur.

La journaliste tourne la tête dans la direction d’où vient la main.

Journaliste — Ah ! Merci !

Garagiste — Cela dit, une petite culotte, ça peut échauffer les mecs. Au moins de manière localisée.

Journaliste — Faudrait voir à pas rester trop en dessous de la ceinture, on a des mineurs avec nous.

Ariane — Moi j’ai dix-huit ans depuis quatre mois, déjà, je compte pas comme mineure. Y a donc plus que mon frangin.

Employé Municipal — Ça fait vraiment une différence, maintenant ? Les circonstances sont quand même particulières. Et puis il doit pas en être très loin ?

Ariane — Quinze mois, à peine. Mais les garçons…

Garagiste (coupant Ariane) — Du moment qu’il est pubère, il va comprendre. Le reste n’est pas très important. Plus maintenant.

Le garagiste se tourne dans la direction où Colin est parti.

Garagiste — Il arrive, le puceau ?

Employé municipal — Trois hommes pour deux femmes, faudra bien partager un peu, si on veut contenter tout le monde.

Tout le monde se regarde.

Ariane — On pourrait remettre cette conversation à une autre fois, s’il vous plaît ?

Garagiste — On peut reporter encore une fois, oui, mais va y arriver un moment où on pourra plus reculer, sinon comment veux-tu que…

Scène 4

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

Colin revient, portant une vraie bouteille de champagne.

Le garagiste prend la bouteille et entreprend de la déboucher.

Garagiste (à Colin) — Il en reste combien ?

Colin — Deux ou trois. Après faudra passer au deuxième cru.

Garagiste — C’est vraiment la dèche !

Journaliste — Et côté nourriture ?

Ariane — Pour l’instant, on n’y a pas encore touché. On se nourrit exclusivement d’alcool.

Les godets se tendent dès que le bouchon saute.

Garagiste — Ça va, on commence à s’habituer, et on dit un peu moins de conneries quand on est bourré…

Employé municipal — Parle pour nous, parce que toi, t’en sors toujours à chaque fois que tu l’ouvres !

Garagiste — À chaque fois que j’ouvre une bouteille ? T’es content quand je te sers, pourtant.

Employé municipal — Ouais, aussi, parce que t’ouvres la bouche simultanément tellement t’es en manque.

Garagiste — Je suis pas en manque, c’est pour me réchauffer… et m’hydrater ! C’est important de s’hydrater, tu savais pas ? On risque de mourir, sinon.

Journaliste — Dans ce cas, tu vas tous nous enterrer, toi !

Garagiste — Pis quoi encore ? Je vais pas gaspiller mes calories pour vous enterrer, surtout qu’y a que du bitume ici, et qu’on n’a aucun marteau-piqueur.

Journaliste — Non, je voulais dire avec l’alcool…

Garagiste — Creuser avec l’alcool ?... Vous enterrer dans l’alcool ?... En vous embaumant, ça vous conserverait, comme ça je pourrais continuer à discuter avec vous. Ça serait mieux, au moins j’aurais toujours raison, et vous me couperez plus la parole.

Ariane — On devrait établir des quotas pour ceux qui sont déjà assez éméchés.

Garagiste — Tu parles pour moi ?

Journaliste — Bien sûr, pour qui d’autre ?

Garagiste — Ah, scusez-moi, alors.

Journaliste — C’est rien. On est les derniers survivants de la race humaine, alors on va pas s’entretuer, non plus. Faut qu’on donne une bonne image de notre espèce !

Colin — Une bonne image à qui ?

Tout le monde se regarde, et cherche dans les alentours, mais il n’y a personne d’autre.

Employé municipal — Y en a qui se souviennent comment tout ça a commencé ?

Journaliste — Euh… Oui, quand même : ça fait à peine une journée… Enfin disons plutôt une vingtaine d’heures, parce que les jours…

Ils regardent tous le ciel sombre.

Colin — Elles ont quand même poussé vite, nos barbes, en vingt heures…

Garagiste — Ta gueule, on se souvient comment tout ça a commencé.

Employé municipal — Même les filles, elles ont une longue barbe, personne trouve ça bizarre ?

Tout le monde — chut !

La scène est lentement plongée dans le noir.

Quelqu’un couvre le feu pour l’éteindre.

Les visages ne sont plus illuminés que par l’écran.

Employé municipal — Bon, qui c’est qui raconte ?

Garagiste — Personne, on a dit on se souvient. C’est intérieur.

Colin — Taisez-vous, j’arrive pas à réfléchir.

Garagiste — C’est pas plutôt à cause du champagne ? Les bulles te chatouillent les neurones, je les entends rigoler d’ici.

Ariane — Pour réfléchir, faut être un minimum équipé.

Journaliste — Bon, vous vous taisez ?

Bref silence.

Colin — J’ai peur dans le noir.

Garagiste — Va falloir t’y habituer. Et souviens-toi qu’ici, personne ne t’entend crier.

Employé municipal — Tu crois que c’est fait pour le rassurer ?

La scène se rallume.

Ils sont tous allongés sur le sol.

Garagiste — Ah, ouais, c’est court, quand même.

Colin — Va falloir faire vite pour s’endormir, la prochaine fois.

La scène est à nouveau plongée dans le noir.

Ariane — C’était pour vérifier que personne n’était venu se coller à moi. Maintenant, voilà comment tout a commencé.

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