Six cents mille yens

4 minutes de lecture

La ruelle détrempée par le crachin du soir scintillait de mille reflets bleutés, orangés, émeraude. Henrik Fulbert baissa son chapeau sur son front, puis avança sur le trottoir. La pluie tombait, fine, monotone, et masquait à grand peine les relents des boutiques ambulantes des vendeurs de fallafels et de poisson bouilli. Il fit un pas de côté et contourna un clochard affalé à même le sol, engoncé dans un pardessus à la couleur indéfinissable.

« M’seigneur, glapit la loque, z’auriez quelques pièces ? Un sachet de Green ? M’seigneur, allez, quoi ! »

Fulbert ignora l’individu et s’éloigna sous les invectives. S’il y avait bien une qualité dont tout chasseur digne de ce nom était dépourvu, c’était la compassion. Et Fulbert était le meilleur des chasseurs de ce côté-ci de la galaxie.

Il consulta l’écran-tatouage implanté dans la paume de sa main gauche. Le point bleu clignotant au bas de son index lui indiquait la route à suivre.

Il continua plus avant, s’enfonçant dans ce quartier interlope. Sous les néons grésillant, des prostitués de tous les sexes exhibaient leurs atours. Des répliques humanoïdes pour la plupart, quelques nouveautés sorties des laboratoires de la InGen-Company : femmes à la peau transparente, aux multiples paires de seins, hybrides aux yeux phosphorescents…de quoi satisfaire les plus incongrus des fantasmes. Fulbert ne leur accorda qu’un bref regard.

Dans sa paume, le signal se rapprocha de l’intersection entre la ligne de vie et la ligne de cœur. Fulbert leva les yeux. En lettres rouges sur fond blanc, le propriétaire du restaurant avait modestement calligraphié « Yuop Suey, meilleures soupes de l’Univers». Typiquement le genre d’endroits dans lesquels Blast aimait s’enterrer.

Henrik Fulbert poussa le battant et entra dans le restaurant. Autour des tables, la faune habituelle des bas quartiers de Lup-Dong s’activait dans un brouhaha relevé de-ci de-là par les accents de mondes éloignés : trilles des lourdauds des colonies minières de BasX, dont l’atmosphère saturée d’hélium et d’ozone avait modifié la voix, grognements des camés shootés à l’exadrol, rires des marins des vaisseaux hyperboréens. Du Blast dans toute sa splendeur.

Fulbert examina la salle, sans trouver son ami. Il s’approcha de l’androïde vissé derrière la pompe à bières.

« J’ai rendez-vous avec un certain Blast. Il est arrivé ? »

Le robot hésita un instant.

« Porteeee fond. Mon…sieur Blast oui arrivé ».

Encore un dont la mise à jour datait du siècle dernier.

Henrik louvoya entre les tables, évita un ivrogne qui titubait d’un banc à l’autre, un trio de filles tout juste majeures qui s’encanaillaient dans les tripots de Lup-Dong. Il parvint devant la porte. Il appuya sur le battant et le panneau glissa dans un chuintement électrique.

Son ami l’attendait, attablé devant un bol de soupe où surnageaient tant bien que mal une dizaine de nouilles et de crevettes plus noires que du charbon. Avaler ça ? Même pas sous la torture ! se dit Fulbert en serrant la main de Blast.

Les petits yeux plissés de son agent se posèrent sur lui.

« Alors ? Tout s’est passé comme prévu ?"

Henrik sortit une clé de sa poche et la posa sur la table. Blast s’empressa de la faire disparaître.

« Je vais virer les trente mille yens demain. Toujours d’attaque ?

— Pourquoi pas, répondit Fulbert. Qu’est-ce que tu proposes ?

— Du pas commun… vraiment pas commun. Tu connais la planète Ougada ? Dans la constellation du Taureau ?

— De réputation.

— Mauvaise réputation. Des jungles en veux-tu, en voilà, qui couvrent la totalité des terres émergées, des indigènes plus méchants que des puces de matelas, une colonie militaire aux abonnés absents, mais un potentiel incroyable.

— C'est-à-dire ?

— Les relevés satellites et l’analyse des spectres magnétiques ont permis d’établir que, sur le pourtour de son équateur, dix pour cent du sol de cette planète est composé de taafféite.

— Et ?

— La taafféite est un minerai exceptionnel. Un million de fois plus rare que le diamant. Donc, beaucoup, beaucoup plus cher, et précieux.

— Alors, où est le problème, et pourquoi devrais-je intervenir ?

— On était sans nouvelle de la colonie, jusqu’à la semaine dernière. Deux années de silence. Une dizaine d’expéditions se sont succédé, et toutes ont disparu, corps et biens. D’après mes sources, l’armement des indigènes est trop rustique pour inquiéter des Marines, et les conditions biotopiques étaient excellentes.

— Tu disais « jusqu’à la semaine dernière ».

— Le QG de l’Air Global Force a reçu un message très bizarre. Un hologramme envoyé depuis Ougada, dans une zone retirée au cœur de la jungle, à plus de mille kilomètres de la base militaire. Mon contact m’a donné une copie.

Blast posa un disque argenté au milieu de la table. Dans un crépitement électrostatique, un cône se dessina juste au dessus. Un homme se tenait debout. Il portait l’uniforme des Marines, mais ses cheveux noirs et drus tombaient sur ses épaules. Ses traits creusés et son nez busqué lui donnaient une allure de rapace.

— Le colonel Krantz, reprit Blast. Major de toutes ses promos, expert en infiltration, une pointure des services de contre-espionnage.

La voix résonna, profonde et basse. « Ne venez pas. Ne nagez pas dans les eaux vertes d’Ougada. Le roi vous l’interdit… Je suis le roi –un crachotement, la voix moins audible- … fidèles sujets… taafféite… source de la vie… ne venez pas ».

Le cône disparut.

— Les services secrets, enchaîna Blast, n’ont aucune envie que le gouvernement sache qu’un de leurs meilleurs officiers se prend pour Dieu le Père, au fin fond de la jungle de la planète la plus prometteuse, financièrement parlant, qu’on ait jamais explorée.

— Plutôt « tenté d’explorer ».

— Tout à fait. Et c’est là que tu interviens. Tu es un spécialiste des missions en territoire hostile, tu es fiable, loyal dès lors que tu es payé, et beaucoup plus discret qu'une compagnie de Marines armés jusqu'aux dents.

— Que dois-je faire ?

— Trouver le colonel Krantz, et le liquider. Cet homme a perdu la tête, et il connaît trop bien la stratégie militaire. Pas étonnant que toutes les missions aient échoué.

— Un homme seul, par contre…

— Tu as deviné.

— Combien ?

— Six cents mille yens.

— Bon sang, mais c’est…

— Exactement. Pile la somme dont tu as besoin pour soigner ta gamine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire Jonas ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0