On ne gagne jamais contre le temps

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Le lendemain, rien n’avait changé. Eveline était toujours dans ce nouveau présent et ce nouveau présent lui semblait tout aussi étrange.

Ses parents étaient dans la cuisine pour le petit déjeuner. Florian venait de partir. Le monde à l'envers.

Mais quelle heure était-il ?

- Tu vas faire un tour au nouveau lycée aujourd’hui, lui dit son père son un ton sérieux, et il faut faire une bonne impression.

Ça lui convenait parfaitement. Elle avait besoin de voir… euh… de rencontrer Sophie et Oskar. Mais qu’est-ce qui était arrivé à la famille d’Oskar ? L’image de leur maison en ruines lui faisait mal, c’était une trahison de plus. Elle l’avait laissé dans ce présent et, sans trop savoir comment, elle avait tout changé dans le passé. Est-ce qu’il allait bien ?

Elle se mit à préparer son repas avec le ventre noué. Mais elle devait rester concentrée. Mener ses recherches.

Sa mère portait de nouveaux vêtements, un beau deux-pièces qu’elle ne lui avait jamais vu. Était-ce déjà son même style ? Elle eut une impression de décalage comme si, en essayant de superposer les deux présents, légèrement différents, ça lui laissait une petite faille qui la heurtait à chaque mouvement.

Eveline ferma les yeux. Ses parents avaient vieilli différemment. Était-ce juste la maison qui avait changé ? Le quartier ?

- Nous avons toujours vécu dans cette maison ?

Elle n’était pas sure de ses souvenirs, entre les vrais et les nouveaux.

- Quand on est arrivés en ville, on venait à peine de se marier. Tous ces bâtiments ici étaient encore en construction. Ton frère était en déjà en route… avec ta mère on a choisi cet appartement et le temps qu’il soit finalisé on est resté chez grand-tante.

Son père se leva en souriant.

- Il y avait une petite maison sympa que nous avions vu, tu te rappelles ? Sur cette ruelle, comment est-ce qu’elle s’appelle ? La ruelle avec l’entrée en forme d’arche ?

Eveline sentit son cœur s’accélérer.

- Le propriétaire n’a pas voulu la vendre finalement, trop de souvenirs, répondu son père avec nostalgie. Bizarre, c’était il y a quoi, 18 ans ? Je regrette toujours cette maison.

Sa respiration s’arrêta un instant. Qu’est-ce qui s’était passé après son départ de ’93 ?

- Sa fille avait été tuée là-bas, dit sa mère avec tristesse. Je ne sais pas si j’aurais aimé vivre dans un endroit pareil.

- Pauvre homme, devoir vivre toute sa vie avec ça. Je l’ai croisé samedi près du marché, il ne m’a pas reconnu… Quelle tragédie…

Sentir de la pitié pour cet abruti ? Eveline n’arrivait pas à croire. Mais Anne-Lise avait été tuée dans la maison. Elle avait changé le passé, même si elle avait échoué dans sa mission...

Quelle ironie, ça semblait avoir changé Gilles…

- Qu’est-ce qui c’était passé ?

- Un cambriolage. Lui a passé quelques mois dans le coma, non ? Ils les ont laissés pour morts dans la maison. C’est le petit ami de sa fille qui a donné l’alerte, il me semble. C’était grand-tante Yolande qui nous avait raconté cette histoire, non chéri ?

Oskar était arrivé trop tard. Elle l’avait laissé seul. Elle lui avait laissé l’horreur de découvrir le corps sans vie de la fille qu’il aimait. Elle sentit sa gorge se nouer. Pourrait-il la pardonner un jour ?

Son père s’apprêtait à partir. Il s’approcha et embrassa sa mère, un baiser bref, comme pour une séparation de quelques heures.

Eveline les regarda les yeux écarquillés. Elle ne s’était jamais posé la question de comment allait la relation entre ses parents. Elle ne les avait jamais vu s’embrasser. Elle se leva et se colla contre ses parents.

- Je vous aime beaucoup.

Ses yeux étaient en larmes.

Sa mère la serra près d’elle et lui déposa un baiser sur la joue. Elle sentit la main de son père lui ébouriffer ses mèches entremêlées.

- Quand est-ce que tu te décides à faire quelque chose avec tes cheveux ?

Il avait la voix chargée d’émotion.

Quelques minutes plus tard, lorsqu’elle fut seule dans la rue, elle trouva que ce nouveau présent n’était pas si mauvais, que ses parents avaient profité pour remettre de l’amour dans leur famille, que Gilles avait de regrets par rapport à son comportement avec Anne-Lise…

Pas si mauvais, sauf pour Anne-Lise… et pour Oskar.

C’était elle qui avait mêlé Oskar à tout cela. S’il lui était arrivé quelque chose, si l’horreur de ce jour du 4 juin avait brisé sa vie, c’était sa faute à elle.

Pincement au cœur.

Elle était devant son lycée, le boulevard semblait inchangé, le grand bâtiment de la Poste avait profité pour garder quelques-uns de ses marronniers. Eveline s’arrêta confuse. Derrière il y avait les nouveaux bâtiments tout étincelants et la petite allée qui sortait dans l’autre rue derrière. Pourtant, La Poste avait gardé un peu de son charme du ’93. Comment ses actions dans le passé avaient-elles pu influencer les décisions dans la ville ?

Le lycée, lui, semblait inchangé. Ses camarades, aussi… presque. Excepté Sophie… Pourtant, elle semblait bien la même lorsqu’elle passa à côté d’Eveline avec un petit sourire d’encouragement. Ça avait été comment déjà leur première rencontre au collège ? Elle ne se rappelait plus, les anciens et nouveaux souvenirs étaient mêlés.

Oskar ne se voyait nulle part. Vivaient-ils toujours dans leur ville ? Elle sentit un nœud se serrant autour d’elle. Entre le Oskar de ’93 et celui de 2018, elle ne voulait perdre aucun. Les deux étaient ses amis. Madame Lintervelt venait d’entrer dans la classe. Même elle ne la connaissait plus. Aucun de ses camarades au fait.

Elle dût se présenter à tout le monde.

- Vous arrivez en fin d’année, mademoiselle Brown, observa la prof. C’est plutôt inhabituel. Mais comme votre père a beaucoup insisté, votre famille doit avoir de très bonnes raisons pour vous faire changer d’école en urgence.

Elle avait prononcé ces derniers mots juste pour Eveline. Elle haussa les sourcils. Qu’est-ce qu’elle essayait de lui dire ?

- Si jamais vous avez le moindre souci ici, continua madame Lintervelt en baissant encore la voix, la moindre remarque ou geste déplacé d’un des élèves ici, vous venez m’en parler. En toute confiance.

Elle avait accentué les derniers mots, regard appuyé plein d’un sens qu’à Eveline lui échappait complètement. Qu’est-ce qu’avait dit son père pour qu’ils acceptent son transfert en urgence ? Qu’est-ce qu’il pensait être sa raison pour changer de lycée ?

- Nous ne tolérons pas des comportements abusifs, ajouta-t-elle devant son regard défiant.

Mince. De petits souvenirs se glissant tout d’un coup, comme s’ils avaient attendus d’abord que les mots soient prononcés. Des provocations, des insultes. Des coups en sortant du lycée il y a quelques jours. Elle toucha son bras incrédule. Une douleur se réveilla d’un coup, une douleur qui lui disait que ce deuxième présent n’était pas juste un film en parallèle, que cet autre passé venait s’ancrer bien en elle. Mais était-elle en train de devenir une nouvelle Eveline ? Tout comme Florian était devenu légèrement différent ? Tout comme ses parents ?

Elle vint s’assoir auprès de Sophie. Elle aussi avait légèrement changé. Et tous leurs souvenirs ensemble, tous leurs petits secrets et rêves partagés, tout était maintenant perdu, sur le point de s’estomper même de sa mémoire.

Mais leur amitié n’attendait pas pour se remettre en marche, à la fin de la journée elles étaient de nouveau inséparables, elle avait retrouvé sa Sophie et cette idée à elle seule suffisait pour la remplir de joie.

Il n’y avait pourtant aucune trace d’Oskar et personne ne le connaissait.

Eveline décida d’aller à la bibliothèque. Elle courut pour arriver avant la fermeture. L’air était déjà sec après la pluie de la nuit précédente et un vent sec et poussiéreux balayait les rues. Eveline arriva à la bibliothèque couverte dans une fine couche blanchâtre.

Il lui restait une demi-heure. Pas suffisant pour fouiller les journaux. Elle tenta sa chance.

Le vieux bibliothécaire était encore là, tout aussi sec et lisse comme une feuille de papier. Avec une pâleur jaune en plus, de la maigre lumière maladive des spots du plafond.

- Je cherche, euh… des informations sur une famille qui vivait ici… il y a vingt ans.

Il haussa les sourcils. Mais avant qu’il puisse continuer :

- C’est en relation avec un drame, le meurtre d’Anne-Lise Marcelin.

Le mot « meurtre » dans sa bouche avait eu du mal à sortir. Sa voix était changée. Mais elle avait l’attention du vieux bibliothécaire.

- J’aimerais savoir ce qui est arrivé à la famille Lang, Oskar avait donné l’alerte.

Et à sa surprise, le bibliothécaire hocha la tête en se tournant vers la femme assise juste à côté de lui. Cette femme la regardait avec les yeux écarquillés. C’était Yvette, la grande sœur d’Oskar en ’93.

Bon.

Au moins, elle était encore là.

- Comment savez-vous tout cela ? demanda-t-elle.

- J’ai fait quelques recherches, répondit vite Eveline, pour un devoir à l’école.

- Ah. Vous savez donc pour le deuxième meurtre.

- Quel deuxième… ?

Décidément, elle n’avait aucune envie de prononcer ce fichu mot.

- Sur quoi voulez-vous écrire ?

- Sur Oskar…

Silence. Eveline sentit l’émotion d’Yvette l’envahir. Qu’est-ce qui était arrivé à Oskar après son départ ?

- Il y a eu d’abord cette première tragédie, reprit-elle avec une voix enrouée. Vous trouverez les informations dans les journaux de l’époque. 4 juin 1993, notez cette date pour quand vous allez revenir.

Elle n’avait pas besoin de noter cette date, ça la poursuivait depuis tant de temps déjà. Mais elle fit ce qu’Yvette lui demandait.

- Oskar… Oskar Lang avait retrouvé les corps, celui du père, encore vivant, et de la fille.

De nouveau silence. Elle aurait voulu dire « mon frère ». Eveline sentait des larmes monter, elle aurait dû être là, avec lui.

- Il a passé du temps avec la police, il avait les signalements d’une femme… d’une femme qui avait agressée la fille auparavant.

Qu’est-ce que la police pouvait faire contre Alicia ?

- Mais ils ne l’ont pas trouvé. Et puis… en septembre 2000… 10 septembre… il a été poignardé dans le parc, près du kiosque de musique.

Trou d’air. Poignardé ? Sa mort aussi avait changé. Elle était arrivée aussi plus vite. C’était en 2002 la première fois. Eveline sentit une larme glisser en traître du coin de l’œil.

Yvette avait du mal à continuer.

- Excusez-moi. Vous pouvez chercher cette date aussi.

- Et… son neveu ?

- Quel neveu ?

- Le fils de Martin…

Yvette la regarda étonnée.

- Martin n’a pas encore d’enfants. Comment vous connaissez toutes ces choses sur ma… cette famille ?

- Euh… euh… ma mère avait été hébergée chez… euh… eux quand elle était jeune… en ’93.

Son regard s’attendrit d’un seul coup.

- Eveline ? Elle s’en est sortie ?

Mince.

Fichus mensonges.

Fichus sauts.

- Oui, elle va bien.

Pourvu qu’elles ne se croisent jamais.

- On avait été tellement inquiets pour elle… surtout Oskar.

Mince.

Une deuxième larme glissa le long de sa joue, et toutes les autres menaçaient derrière. Eveline déglutit.

- Je suis la seule restée dans la ville, continua Yvette. Si jamais elle est passée par la maison… mes parents ont déménagé juste après la mort d’Oskar.

Ah. Ça s’expliquait alors. Mais elle n’avait aucune excuse.

- Dites-lui de passer me voir de temps en temps, ajouta Yvette.

La bibliothèque fermait. Eveline hocha la tête et salua.

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