Les deux cavaliers

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Sa grand-tante était dans le jardin. En poussant le portail, Eveline la vit derrière le vieux noyer, avec son grand chapeau blanc et les abeilles autour, la ruche ouverte, comme éventrée, à côté.

Elle était venue directement du lycée. La journée d’hier avait été un tel désastre, qu’elle avait besoin de parler avec quelqu’un, de parler de la libellule et de tout l’imbroglio avec Anne-Lise et Oskar, du tissu de mensonges autour de sa présence dans le passé, de plus en plus difficile à maintenir… Mais, en plus de tout cela, il y avait un autre sujet, dont elle ne pouvait pas encore parler. Elle ne savait déjà pas quoi en croire.

Le rendez-vous avec Oskar à l’arche avait été tout aussi étrange que le reste de la journée. Tout d’abord, ils n’étaient pas rentrés ensemble. A l’heure du départ, il était sorti en flèche sans l’attendre. Elle avait fait une partie du chemin avec Sophie jusqu’à la place centrale, et puis seule en tournant sans cesse en tête la série de bourdes monumentales de ces derniers jours.

Mais en arrivant à l’entrée de leur rue, Oskar n’était pas là. Elle l’avait attendu une bonne dizaine de minutes persuadée qu’il était trop fâché pour se montrer.

Et finalement il était apparu, à vélo, en sueur.

- Je ne pourrais jamais être fâché avec toi, lui avait-il dit d’emblée en voyant son visage.

Elle était au bord des larmes.

- Je suis désolée… pour hier, avait-elle articulé – elle n’arrêtait pas de s’excuser auprès de tout le monde pour cette fichue libellule.

Ses regards brûlants. Ce qu’il venait de lui dire…

Elle avait pris une longue respiration.

- Il faut que je te raconte…. commença-t-elle et s’arrêta.

C’était si difficile. Comment dire « je voyage dans le passé » pour qu’il ne la prenne pas pour une folle ?

Mais elle n’avait pas pu continuer. Un klaxon avait retenti tout de suite après. De la maison d’Oskar, avaient surgi d’abord sa mère, puis son père, en gesticulant vers Oskar pour les rejoindre. Une petite voiture bleue venait de s’arrêter sur l’allée devant leur portail. Tomas, le grand frère d’Oskar, et son épouse étaient de retour de leur lune de miel.

Tomas avait sauté de la voiture et s’approchait à grands pas, avec un large sourire sur son visage bronzé. Grand, maigre, nerveux, cheveux bruns, alors que ceux d’Oskar étaient d’un blond de plus en plus foncé, il ressemblait pourtant à Oskar, mais d’une façon discrète, si on regardait bien.

Les affaires familiales prenaient le dessus. Oskar s’était quand même expliqué sur son retard : il était allé faire une course pour l’arrivée de son frère.

Voilà. Pas de drame.

Mais maintenant elle ne savait plus quoi croire.

Sa grand-tante s’approcha avec un morceau de miel en rayon, la cire presqu’intacte. Eveline était sur le banc près de la petite fontaine, les yeux dans le vague.

Il ne pourrait jamais se fâcher avec elle.

Elle rougit.

Sa grand-tante se tenait devant elle avec un regard qui semblait tout deviner.

- Tu as réussi à contrôler le moment de l’arrivée, lui dit sa grand-tante avec un sourire à peine esquissé.

Le miel coulait sur ses doigts, ambré, collant, le goût doux-amer. Elle hocha la tête et lava ses mains. Elle mâchait encore un morceau de cire gorgé de miel lorsqu’elles rentraient dans la maison.

- Pourquoi la libellule m’a choisi ? demanda-t-elle quand elles furent à l’intérieur.

La bibliothèque autour somnolait, tapie dans la pénombre. Eveline eut l’étrange impression qu’elle parlait trop fort.

- Je sais que c’est elle qui m’a choisi, continua-t-elle en baissant la voix.

Un pétale d’une des pivoines tomba sans bruit sur la petite table à côté. Elles étaient déjà très grandement ouvertes. Combien de jours s’étaient-ils passés depuis sa dernière visite ?

- C’est vrai… Et ce n’est pas exactement ça, sourit sa grand-tante en s’assoyant dans le grand fauteuil aux coutures rongés. C’est ton pouvoir qui l’a attiré, pour être plus précis.

- Quel pouvoir ? murmura-t-elle surprise les yeux encore tournés vers les fleurs.

- La libellule ne fait que réveiller le pouvoir sur le temps, mais il est déjà en toi.

Elle n’arrivait pas toujours pas à comprendre.

- Et pourquoi Anne-Lise et pas quelqu’un d’autre ? C’est plus simple d’essayer de sauver quelqu'un qu'on connait.

- Comment cela ?

- Elle ne me connait pas.... Comment sauver quelqu’un qui ne me fait pas confiance ?

Sa grand-tante sourit amèrement.

- Personne n’a dit que ça va être simple.

- Mais pourquoi aller dans une autre époque sauver un inconnu au lieu de choisir quelqu’un de plus près… quelqu’un qu’on aime ?

- Comme ta grand-mère, par exemple ? demanda doucement sa grand-tante.

Sa grand-mère dont le visage commençait petit à petit à s’estomper, enfuit quelque part dans son enfance.

Eveline la regarda songeuse. Elle n’y avait même pas pensé. Mais cette idée de se retrouver tout d’un coup face à sa grand-mère, la troubla.

- Oui, murmura-t-elle à peine audible. Pourquoi pas…

- La personne que tu essaies de sauver est bien quelqu’un lié à toi, ma chérie.

Un deuxième pétale atterrit avec un petit bruissement près du premier. Eveline se laissa tomber doucement dans le petit fauteuil vert près de la table, avec les coutures tout aussi rongées que celui de sa grand-tante.

- La libellule demande toujours deux cavaliers, reprit sa grand-tante, un en haut sur son dos, qui passe à travers le temps, le voleur. Et un deuxième en bas, dans le marais, sur lequel le voleur va veiller jusqu’à ce qu'il regagne la terre ferme. Comme si l’un était l’ombre de l’autre... Vous êtes liées avant que la libellule vienne à toi.

- Mais… liées, comment ? demanda Eveline sans comprendre.

- Cette Anne-Lise a des traces du même pouvoir. Elle ne pourra peut-être jamais voyager dans le temps, mais la trace est là. Si la libellule t’a portée près d’elle, c’est que quelqu’un l’a tuée à cause de ce pouvoir.

- Et moi ? Il n’essayera pas de me tuer ?

Sa grand-tante hocha la tête avec le regard embrumé.

- Non, un chasseur va essayer de te faire peur peut-être, de te faire échouer, ça c’est sûr, mais il n’a aucun intérêt à te tuer…. S’il le fait…, continua-t-elle et sa voix était plus grave, … si jamais il le fait, il perd son propre pouvoir.

Et, après un instant :

- Ton pouvoir est en train de se réveiller, ma fille, plus tard il te sera possible d’en faire plus. …Mais ce n’est pas quelque chose à prendre à la légère, chaque voyage, même si tu n’interviens pas dans le passé, va quand même changer le présent. Parfois là où tu ne t’attends pas.

Eveline n’osa pas demander plus. Elle avait déjà du mal à comprendre ce que sa grand-tante venait de lui dire. Première chose, elle et Anne-Lise étaient liées. Bizarrement, cela la rassura.

- Je peux raconter à Anne-Lise que je viens du futur ?

- Si tu penses qu’elle te fera confiance comme ça, dit sa grand-tante en haussant imperceptiblement les épaules.

Elle semblait plus jeune tout d’un coup, et Eveline eut l’impression qu’elle glissait dans une sorte de tristesse venue de très loin.

- Vous étiez une voleuse de temps ? demanda Eveline.

- On n’est pas en train de parler de ma vieille histoire, répondit sa grand-tante en se levant.

La tristesse était bien là, plus envahissante maintenant. Eveline n’insista pas.

- Et le cahier, qu’est-ce qu’il est devenu ?

- Ah, il est là quelque part. C’est juste un cahier...

Pourquoi elle sentait cette émotion venant de sa grand-tante ? Eveline la regarda s’éloigner, droite, aérienne dans sa robe blanche.

La visite était terminée.

La porte vers le jardin s’ouvit doucement. La lumière surgit, dorée, presque festive, et coupa un morceau de pénombre. Avec elle un chat jaune, énorme, se glissa avec prudence à l’intérieur. Eveline se leva sans trop savoir comment réagir.

Le chat s’assit près de l’entrée et il la regardait.

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