Un cercle de cendres

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« je porte la mort et si je meurs c’est la mort

qui me portera dans ses bras imperceptibles

fins et légers comme l’odeur de l’herbe maigre

fins et légers comme le départ sans cause

sans amertume sans dettes sans regret sans

les cloches sonnent sans raison et nous aussi »

— Tristan Tzara


Elle était arrivée à la tombée du jour. Sur son armure rutilante, quoique cabossée par les aléas du voyage, les derniers rayons du soleil renvoyaient leur lumière de miel. La pointe de son épée brillait encore du sang des gobelins qu’elle avait terrassés pour arriver jusqu’à la grande salle. Dans ses grands yeux verts, que l’on voyait à peine à travers les fentes du casque, brillaient la détermination.

— C’en est fini de ton règne de terreur, Dreven ! avait-elle hurlé avant de se lancer à l’assaut.

Tout fut terminé en moins d’une seconde.

Dreven n’eut qu’à esquisser un geste de la main pour qu’elle s’effondre au sol, dans un gargouillis de sang. Le métal de son plastron claqua au contact du sol de granit. Son agonie serait rapide, il s’en était assuré.

D’un geste fluide, Dreven traversa la salle et s’agenouilla auprès de la guerrière. Il releva la visière de son heaume et révéla un visage déformé par la terreur. Elle le fixa, s’efforçant de froncer les sourcils et de se donner un air fier, mais il n’était pas dupe. Elle avait peur. Ils avaient tous peur et qui pouvait leur en vouloir ?

Il passa un long et maigre index le long de son visage de poupée. La chair en était encore tendre et rebondie. Un peu de sang coulait de son nez. La fin était proche. À l’intérieur d’elle, ses organes cessaient de fonctionner les uns après les autres. Bientôt, le maléfice atteindrait son cœur, l’enserrerait pour ensuite le faire pourrir de l’intérieur.

— N’aie pas peur, chuchota-t-il. C’est bien moins terrible que ce qu’on dit.

Il mentait, évidemment. Lui qui avait plus de temps que n’importe quel être vivant à contempler le monde des ténèbres, il connaissait les tourments qui l’attendaient. On lui avait raconté de bien belles histoires, mais il n’y avait pour personne de vertes plaines ni de chants de gloire, pour personne les flots d’hydromel, pour personne la gloire auréolée de lumière.

— D’où viens-tu, mon enfant ?

Ses lèvres de la guerrière tentèrent de former des syllabes, mais il ne lui restait déjà plus assez de forces. Cependant, Dreven n’eut aucun mal à deviner qu’elle essayait de lui dire Selenitz. Les Plaines de Selenitz. Un désert froid et impitoyable de sel et de calcaire, où tout n’était que roche et où chaque parcelle de terre arable s’arrachait au prix du sang. Il aurait pu le deviner rien qu’à sa peau olivâtre, à ses cheveux rouges dont quelques mèches collaient à son front ou rien qu’à ses yeux d’un vert perçant dont s’échappait désormais un torrent de larmes.

Encore une fois, elle tenta de prononcer des mots, mais en vain. Dreven n’eut aucun mal à lire sur ses lèvres.

— Maman, maman, appelait-elle.

Quelques secondes plus tard, sa tête tomba sur le côté et elle ne bougea plus du tout.

Lentement, Dreven la débarrassa de son armure, en commençant par le casque, puis le plastron, pour terminer par les protections pour les bras ou les jambes. Une fois ainsi allégée, il souleva le corps.

— Uzlac ! appela-t-il.

Aussitôt, une petite chose voûtée et repoussante fit son apparition dans la grande salle. Il se déplaçait avec difficulté, son pied bot lui conférant une démarche désarticulée, comme celle d’une poupée cassée que l’on essayerait tout de même de manipuler.

— Oui, maître ? coassa-t-il.

Il avisa la tunique maculée de sang de son serviteur à face de crapaud et lui renvoya une grimace dégoûtée.

— Où t’es-tu souillé ainsi, cancrelat ?

— C’est que… la jeune humaine a fait du dégât sur son passage. Beaucoup des miens…

— Fort bien. Si certains ne sont pas trop abîmés, mets-les de côté, je m’en chargerai plus tard.

Uzlac émit un petit couinement mais finit par hocher la tête.

— Dès que tu auras fini, retire-moi tout ce bazar et veille à ce qu’il n’y ait pas de tache de sang sur mon tapis. Est-elle venue seule ?

— Elle n’a laissé qu’un cheval près du portail, maître. Très moche, tout maigre.

— Amène-le au boucher, il trouvera bien quelque chose à en faire.

Sur ses mots, il s’éclipsa par une porte dissimulée dans un coin de la pièce et descendit jusqu’à la crypte. Une grande table de granit trônait en son centre. Dreven y déposa le cadavre et aussitôt, les dizaines de chandeliers éparpillés dans la salle s’enflammèrent, comme animés d’une volonté propre.

— Si mademoiselle veut bien m’excuser, je dois aller faire un tour à la bibliothèque avant de m’occuper de vous.

Il singea la révérence obséquieuse des lèche-bottes de la Grande Citadelle de Vadberg, sous le regard à demi-voilé de son invitée et sortit de la pièce.

En fait de bibliothèque, il monta jusqu’à ses appartements, où il gardait sous clé les plus précieux de ses ouvrages. La montée était raide et il dut s’arrêter à mi-chemin pour reprendre son souffle. À bien des égards, l’âge ne l’avait pas épargné. Cependant, il refusait, contrairement à ses confrères, de se laisser aller à la vanité des sortilèges de jouvence. Qu’importe que ses cheveux, autrefois noirs à en faire pâlir la nuit grisonnent un peu plus chaque mois, qu’ils aient fini par passer du charbon à la cendre. Qu’importe que la peau fraîche du jeune homme qu’il avait été soit devenue flasque. Il n’avait pas le temps de se laisser aller à des coquetteries.

Une fois en haut de la tour, il sortit de son secrétaire un épais volume relié de cuir, entièrement rédigé de la main de son ancienne maîtresse, Zolona l’Impitoyable. Durant les années où elle avait officié en tant que nécromancienne, elle avait fait trembler jusqu’aux plus grands empereurs. Mais ce que peu savaient, c’était que cette immonde sorcière assoiffée de pouvoir l’était tout autant de savoir et de connaissances. Dans sa jeunesse, elle avait parcouru le monde et compris la mort dans les yeux des vivants. Elle avait compilé dans des carnets tous les rites, toutes les croyances, toutes les prières et cela avait été à un tout jeune Dreven, à peine adolescent, de les copier et de les enluminer dans un incunable qu’il gardait depuis.

Il redescendit au sous-sol chargé de son fardeau, ainsi que d’une sacoche qui contenait tout ce dont on avait généralement besoin pour ces affaires-là. Quand il revint de la crypte, Dreven fut surpris de constater que la fille n’avait pas bougé, ce qui semblait somme toute logique dans de telles circonstances mais qui n’allait pas de soi dans son corps de métier.

Il déposa le manuscrit sur le lutrin de bois sculpté qui se trouvait près de la table de pierre et commença ses recherches.

— Alors, voyons cela… Enclave de Rozeratz, non, Clans nomades des Salars, non plus… Ah ! Plaines de Selenitz, les voilà. J’ai entendu dire que vous aviez de singulières coutumes. Il me tarde de les expérimenter.

Il s’efforçait de maintenir un rictus sardonique, une illusion de calme, mais plus il regardait la dépouille étendue devant lui, plus il bouillonnait de rage. Combien d’autres lui enverraient-ils ? Combien de ces gamins lanceraient-ils à sa poursuite comme s’ils avaient une seule chance de le vaincre ? Quand se rendraient-ils compte que ces sacrifices étaient aussi vains qu’ils étaient cruels ?

— Bien, il va falloir commencer par te débarrasser de tes vêtements. Ne t’en fais pas, rien de pervers, j’en ai fait de même à ma fille quand elle avait ton âge.

Il sortit du revers de son habit une dague à lame d’argent qu’il gardait toujours en cas d’imprévu. Le tissu de mauvaise qualité céda tout de suite et Dreven jeta toutes ces vieilles fripes dans le brasero le plus proche. Sa main en resta poisseuse de sueur et de saleté. Il resta un long moment à fixer ce corps désormais nu. Elle était si jeune ; si jeune que sa peau était encore nue du moindre duvet, si jeune que rien à part son sexe fendu ne la différenciait d’un petit garçon. Elle portait sur elle les stigmates de la famine et d’une maladie juvénile qui l’avait laissée couverte de cicatrices circulaires, pas plus grosses que des pois. Sur son sternum se dessinait trois cercles concentriques. Le Symbole d’Uthys, reine du panthéon de Vabaltrenai. Le même qu’ils portaient tous.

Dreven ferma les yeux. Il se souvenait encore à la perfection du jour où l’Oracle Scylax avait annoncé la prophétie, après une vision qui devait la plonger pour le reste de ses jours dans une folie encore plus sombre que celle où elle s’était toujours trouvée. Il l’entendait encore scander, échevelée, à demi-nue, errant dans le palais royal et hurlant à qui voulait bien l’entendre.

Les enfants, du sceau de la Déesse au cœur marqués

Prends garde à eux, dans leurs jeunes ans

Car le courage au ventre et à la main l’épée

Ils mettront fin au joug du tyran

Dreven était encore au service du Haut Conseil en ce temps-là, une époque qu’il aurait préféré oublier. Il songea aux vieillards et aux bourgeois bedonnants qu’il avait un jour appelés « collègues », envoyant à la mort cette petite sauvageonne à peine décrochée des mamelles de sa mère.

Il imagina leurs rires gras, à peine étouffés, tandis que l’un d’entre eux bourrait le mou de cette pauvre gosse, l’abreuvait de contes et de prophéties. Ils lui avaient promis un destin glorieux, des foules en délire, la richesse aussi, sans doute. Ils lui avaient fait miroiter un avenir où son avenir où son père n’aurait plus à ployer le dos pour labourer son champ, où sa mère n’aurait plus à se priver pour nourrir sa dizaine de frères et sœurs. Ils lui avaient collé une épée dans les mains, et à peine sa toute petite armure fut-elle forgée qu’on l’avait poussée au combat.

— Allons bon, maugréa-t-il en se pinçant l’arête du nez. Mettons-nous plutôt au travail, ce ne sera pas une mince affaire.

Ils avaient beau se trouver dans des camps opposés sur le principe, Dreven mettait toujours un point d’honneur à offrir à ces petits des funérailles dignes de grands héros.

Le premier qui était venu à sa rencontre était un peu plus âgé qu’elle mais pas plus préparé à ce qui l’attendait. Il venait d’une région du Nord que les autochtones nommaient Terchtek mais qu’au Ponant, on nommait le Septentrion. Ses cheveux si blonds qu’ils en étaient presque blancs contrastait avec le brun doré de sa peau. Il aurait fait un magnifique jeune homme.

Conformément aux traditions de son clan, Dreven avait bouilli le corps dans une grande marmite de cuivre jusqu’à ce que la chair s’en détache. Il avait laissé le muscle et les tripes aux corbeaux et renvoyé les os dans ses terres natales où il trouverait le repos parmi ses pairs.

Si les siens avaient respecté les coutumes avec autant de rigueur, on avait placé son crâne dans le sanctuaire, au milieu de ses valeureux ancêtres, desquels il partagerait dès lors la renommée. Le reste du squelette avait été pilé par les femmes jusqu’à devenir une fine poudre qu’elles avaient mélangé à une bouillie de millet. C’était ensuite aux hommes du village, les plus jeunes et les plus vigoureux, de se partager la pitance et ainsi bénéficier de la puissance du valeureux guerrier.

Pour ce qui était de la fillette, le procédé était bien différent mais pas moins fascinant.

Pour commencer, il lui rasa la tête. Il garda les cheveux, gras et sales, de côté pour plus tard. Puis venait le temps de la laver. Elle était si crasseuse que lorsqu’il eut fini, la peau de l’enfant était trois tons plus claire que lorsqu’il avait commencé. Il jeta le chiffon, maintenant fichu, dans un coin de la pièce.

Dans une coupelle d’étain, Dreven fit brûler deux épais fagots de sauge. Ils dégageaient une fumée blanche et odorante qui lui faisait tourner la tête. Au travers des volutes se dessinait la silhouette d’une femme aux courbes maternelles. Il la regarda sans mot dire, accepta la présence dont elle le graciait. La bouche immatérielle se tordait dans une grimace, qui semblait dire « Encore une ? » Mais elle savait tout aussi bien que lui qu’il n’y était pour rien. Elle finit par s’évaporer, quand la sauge eut terminé de se consumer.

Une fois les herbes brûlées et le corps ainsi purifié, lut-il d’une voix lente et grave, le cadavre du héros est vidé de ses organes vitaux. On commence par percer un trou à l’arrière du crâne, là où l’os est le plus fin, puis on y verse un mélange d’eau bouillonnante et de produits corrosifs afin de liquéfier tout ce qui se trouve à l’intérieur. La shaman a refusé de me confier quels produits elle utilisait, mais à l’odeur âcre et épouvantable qui s’en dégageait, je pencherais pour un mélange à base de chaux vive et de terre rouge des plaines, que l’on dit particulièrement acide.

Ne possédant pas ce dernier, Dreven se rabattit sur quelques gouttes d’esprit de soufre, qu’il gardait au fond d’un cabinet depuis des années, sans en avoir jamais eu l’utilité. La combinaison à l’improviste de ces deux substances fonctionna à merveille. Ajouté à l’eau en ébullition, elle fit fondre les tissus mous et ne laissa en l’espace de quelques minutes qu’un crâne parfaitement nettoyé.

Les notes que lui avait laissées sa maîtresse Zolona étaient d’une précision extrême, elle avait détaillé chaque étape dans son déroulé, mais aussi dans sa signification. Tandis qu’il retirait une à une les tripes du ventre, en commençant par la plus impure pour terminer par la plus noble, le cœur, il se remémora les longues heures qu’il avait passées à copier cet ouvrage. Constata avec étonnement que les peuples de Selenitz accordaient plus de dignité à l’estomac qu’aux poumons, plus d’impureté au foie qu’au rein, et une importance spirituelle toute particulière pour la rate où, selon eux, trouver de petites roches s’assimilait à une vie remplie de bonheur. Dreven n’en trouva aucune dans celle de l’enfant. Suivant les instructions du journal, il remplit le cadavre laissé vide à l’aide de linge blanc, d’herbes et de parfums.

Pendant toute la durée du rituel, pas une fois ses grands yeux clairs ne bougèrent, pas une seule fois sa volonté ne se manifesta au travers d’un mouvement ou d’une émanation mystique. Pourtant, en présence de Dreven, les morts avaient tous tendance à se sentir le droit à des actes que la nature leur interdisait d’habitude. Le premier garçon avait versé une dernière larme lorsque son corps fut plongé dans l’eau brûlante et, par la suite, était resté sous la forme d’une ombre au pied du chaudron. Il arrivait encore parfois à Dreven d’apercevoir au détour d’un couloir la silhouette d’un adolescent, qui disparaissait aussi vite qu’elle était venue.

La gamine était toujours là. Il sentait son âme dans les parages, aussi sûrement que si elle était encore en vie, mais ne parvenait pas à la localiser pour autant. Elle se contentait d’observer de loin, sans se montrer, sans vouloir intervenir. Ce simple fait dénotait un pouvoir spirituel comme on en voyait rarement. Quel gâchis.

Il fallait ensuite recoudre les plaies à l’aide des cheveux précédemment coupés. La fillette les portait si longs que Dreven doutait qu’elle soit jamais passée entre les mains d’un barbier.

— Écoute cela, voilà qui est fascinant, dit-il avec un geste à l’adresse de la fille. Les guerriers de Selenitz laissent pousser tout au long de leur vie leurs cheveux et leur barbe. Durant les longues guerres de territoire contre les peuplades du Sud, ceux qui avaient le malheur d’être fait prisonniers avaient le crâne et le visage tondus par leur adversaire avant leur exécution, ce qui garantissait qu’ils ne reçoivent jamais de funérailles dignes des héros qu’ils étaient. La vieille Yukra me raconta cette histoire, qui me laissa horrifiée toute la nuit. Qui au monde est assez monstrueux pour, non content de lui ôter la vie, retirer le droit à un homme de partir selon les traditions de ses pairs ?

Comme de coutume, Dreven se trouvait parfaitement en accord avec les conclusions de feu sa maîtresse. Tuer était une chose, et il se ferait un plaisir de semer des cadavres sur les terres de l’Ouest une fois qu’il aurait toutes les cartes en main ; mais prendre plaisir à priver une âme de son dernier réconfort avant les tourments éternels, seuls les ignorants et les barbares pouvaient l’envisager.

Il garda une mèche de cheveux roux, qu’il enroula dans un ruban de soie sombre et utilisa le reste pour ses sutures. L’ouvrage était bien plus simple que ce à quoi il s’attendait, mais il prit le temps de serrer chaque point.

Uzlac montra le bout de son immonde groin alors que Dreven avait presque terminé. Le gobelin ne descendait que peu dans la crypte et à chaque fois qu’il le faisait, semblait sur le qui-vive, comme s’il risquait une mort lente et douloureuse à tous les instants.

— Maître, couina la créature. L’homme de Kadath est arrivé avec ses bêtes.

— Fais-le attendre, je n’ai pas terminé.

Un geignement pour toute réponse indiqua à Dreven que son serviteur n’avait aucune envie de rester en présence de leur nouvel hôte. Cela ne le surprenait pas. Il savait ce que l’on disait sur les gens venant de ces contrées.

— Tu n’as qu’à le mener dans les quartiers des invités, ordonna-t-il dans un claquement de langue. Il doit être éreinté après un tel voyage. Sers-lui le repas s’il le demande et verse-lui une carafe de vin de prunes.

Le gobelin hocha la tête et commença à s’éloigner en enchaînant les courbettes.

— Uzlac !

Il se figea.

— Gare à toi si tu en profites pour boire ne serait-ce qu’une seule goutte.

— Bien sûr, maître.

Une fois le gobelin parti, Dreven poursuivit le rituel. Il arrivait bientôt à la fin et percevait toujours la présence discrète d’une âme suivant ses moindres faits et gestes. Elle veille, songea-t-il. Elle s’assure que je fais tous dans les règles. Lui qui naviguait dans les méandres du monde obscur depuis qu’il avait du poil au menton se prit à frissonner. Peut-être la prophétie disait-elle vraie, après tout. Peut-être le péril ne viendrait-il pas d’une épée mais d’une force spirituelle démente qui serait à même de l’atteindre sur son terrain de prédilection.

Très vite, il se rasséréna. Lui qui avait mis à ses pieds les Treize Piliers de l’Outre-Monde n’avait rien à craindre d’une âme mortelle, aussi puissante soit-elle. Et puis, si d’aventure ils venaient vraiment à s’affronter, peut-être le combat serait-il intéressant, pour une fois. C’était toujours ça de pris.

Par précaution, avant de passer à l’étape suivante, il se dirigea vers la coupe d’airain qui reposait dans une alcôve éclairée de deux chandeliers en os de dragon. Il s’empara de sa dague, en essuya la lame sur le velours de sa robe et tailla la peau de son avant-bras jusqu’à ce que le sang poigne.

Il compta les gouttes. Une, deux, trois… jusqu’à treize, tombèrent dans le récipient. Aussitôt, toute la forteresse fut prise d’une pulsation, qui ne pouvait être que magique.

— Voilà, murmura-t-il, sachant que l’âme de l’enfant l’entendrait. Tu vas rester un peu avec moi. Le temps que je décide si tu représentes une menace.

Ceci fait, il retourna auprès de la table de pierre, son membre blessé grossièrement entouré d’un linge propre.

L’avant-dernière étape du rituel consistait à enduire la dépouille de deux substances qui la protégeraient de la putréfaction et d’entourer le tout de bandelettes de tissu. La tradition préconisait l’utilisation de l’huile d’une noix qui ne poussait que dans la tourbe acide des Plaines de Selenitz pour oindre le cadavre des grands héros. Puisqu’il n’en possédait pas, Dreven utilisa un mélange de sa création qui n’avait pas son pareil pour ralentir la putréfaction. Il ne l’utilisait plus beaucoup, depuis qu’il avait découvert des enchantements bien plus efficaces et bien moins coûteux, aussi ce bref retour aux sources lui arracha un bref soupir de nostalgie. La substance grasse et brillante avait le parfum de sa jeunesse.

Il passa enfin à la glaise, en étala une couche si épaisse que les traits du visage disparaissait sous ce masque de terre humide. Il faut que rien ne dépasse qu’une légère bosse au niveau du nez, expliquait le manuscrit. Ainsi le Guerrier sans Visage reconnaît le mort et le convie au Grand Banquet Éternel. Une fente pratiquée en bas de la face tient lieu de bouche. La pose des bandelettes fut de loin la plus longue, mais une fois qu’il eut terminé, il sentit la tension redescendre dans la crypte. L’esprit de la fillette s’apaisait, petit à petit.

Les peuples de Selenitz plaçaient ensuite ces momies dans de grandes jarres, qu’ils remplissaient d’une terre riche en manganèse, avant de les enterrer au ras du sol. Dreven dut se contenter d’un ancien silo à grains, qui n’avait pas servi depuis des années, mais correspondait en forme et en taille à l’usage désiré.

Avant de l’y placer, Dreven se permit une entorse aux traditions. Il trempa son doigt dans la cendre du brasero, une poudre sombre et poisseuse, et traça un cercle sur le front couvert de coton. Ainsi, il lui assurait de l’autre côté la protection d’Okhdor, le Pilier du Temps, que Dreven tenait sous sa coupe. Cela empêcherait du moins que son âme se retrouve consumée pour le reste de l’éternité.

Il scella la jarre une fois qu’elle fut remplie. Dès l’aube du lendemain, Uzlac creuserait une fosse où il placerait ce cercueil de terre cuite et Dreven veillerait à ce qu’on ne le dérange jamais.

La dernière mèche de cheveux, celle qu’il avait récupérée, irait dans son cabinet, avec les six autres.

Il remonta vers la grande salle, puis se dirigea vers les écuries, non sans avoir envoyé son serviteur chercher l’homme de Kadath.

Ce dernier rejoignit Dreven alors que celui-ci était à peine arrivé aux portes du premier box. Des traînées de sang frais souillaient les murs et le sol. Sans doute les bêtes n’avaient pas été tendres avec leurs palefreniers. L’invité portait un lourd capuchon noir, qu’il ne retira pas quand il arriva à la rencontre du Nécromancien.

— Elles sont endormies pour le moment, déclara-t-il sans ambages. Elles ne se réveilleront pas sans mon ordre.

— Réveillez-les, dans ce cas.

Un geste de la main, Dreven ordonna aux lourdes portes de s’ouvrir, ce qu’elles firent dans un grincement macabre. Une chose était assoupie dans la pénombre, derrière les grilles.

Le dompteur, sans un mot, sortit une longue flûte à quatre branches et se mit à jouer un air grinçant et désagréable. Dreven ne put réprimer un frisson quand il aperçut du coin de l’œil les doigts de son invité, bien trop nombreux pour être comptés, serpenter sur l’instrument. Mais ce n’était rien face à l’indicible horreur qui se dressa devant lui.

Les contrées de Kadath méritaient leur réputation. Le monstre qui se mouvait dans son étable… Non, les monstres avaient une forme, ils se touchaient, se comprenaient. Cette chose-là ne possédait aucune forme, et toutes les formes en même temps. Bien qu’elle ne possédait aucun œil, Dreven sentit sur lui son regard intense, curieux, fasciné et terrifiant. Elle n’avait aucune bouche mais des crocs et des dents. Aucune patte mais des doigts et des griffes. Aucune volonté mais une présence écrasante et une soif de destruction telle qu’elle imprégnait l’air autour d’elle. Elle se débattait en vain contre les notes aigres de la flûte. Dreven comprit vite que tant qu’il aurait ce dompteur à ses côtés, rien ne pourrait se dresser sur son chemin.

— Combien en voulez-vous ? demanda-t-il à son invité.

— Les Grandes Terres du Nord, la région de Wafreunga, ainsi trois mille sacrifices pour ouvrir le portail.

— Accordé.

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