Face cachée

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Tremblante, elle pénétra dans l’ascenseur, les doigts crispés sur la rambarde des parois vitrifiées puis déboula dans le hall désert du Somnore Palace avec l’intention de s’éloigner le plus loin possible de Somnore. Un bruit, pourtant, interrompit son élan. Un horrible son de succion. Dans un coin du comptoir de l’accueil, la réceptionniste – en tenue d’Ève – aspirait le client rougeaud. Telle une brume opalescente, son essence vitale gorgeait le corps voluptueux de la créature infernale qui se cambra sous l’orgasme. Deux ailes noires membraneuses se déployaient dans son dos. Linda laissa échapper un hoquet de terreur. Le succube se retourna en sursaut et s’esclaffa :

— Miss Summers, venez donc nous rejoindre !

Linda se précipita vers la porte en hurlant. Une fois dehors, son cri mourut dans sa gorge. Dans les rues, une foule de démons la dévisageaient. Des humains en accompagnaient certains, le regard vide. Apathiques. Des zombies. Une créature cornue à la peau cramoisie se léchait les babines.

— Une humaine qui a rompu le sortilège nocturne ? Intéressant…

La jeune femme courut le plus vite possible jusqu’au parking de l’hôtel, monta dans sa Chrysler et démarra en trombe.

Pourquoi je ne me réveille pas de ce cauchemar ? s’écria-t-elle.

Elle accéléra vers les sphinges à l’entrée de la Cité. Cependant, les portes franchies, elle se retrouva garée sur le parking comme par magie. Sous les rires des immondes créatures. Estomaquée, Linda délaissa le véhicule et s’enfuit à pieds. Elle trouva refuge dans un parc, sous une sorte de kiosque à musique. Le souffle court, elle apaisa sa respiration en inspirant profondément– ainsi que sa prof de yoga le lui avait appris –, tout en observant le mystérieux firmament. Dans ce monde, pas d’étoiles, mais des milliers de sphères dorées volantes comme celles entraperçues dans l’ascenseur.

— Un espace personnel dans lequel tout souhait se voit exaucé, mais tu l’avais déjà compris, expliqua une voix caverneuse dans son dos.

Linda accusa le coup en se recroquevillant dans un coin. L’ombre densifia peu à peu sa silhouette. Une cape à large capuchon recouvrait l’inconnu. Un homme sans visage. Indécelable malgré les nombreuses lueurs alentours. Il lévita vers elle.

— Qu… qui êtes-vous ?

— Le passeur de Somnore. J’attire ici des âmes en grande détresse. Celles qui désirent se soustraire à leur existence misérable. Et leurs plus grands rêves – ou fantasmes – se réalisent dans ces petites bulles.

— Une illusion peuplée de monstruosités, oui !

— Mon enfant… murmura-t-il. Une vie épanouie en échange de votre énergie à la nuit tombée, ce n’est pas cher payé.

— Jusqu’à ce que mort s’ensuive…

— Malheureusement, ce refuge n’héberge pas assez de vies humaines pour assouvir tout notre peuple. Ce monde se meurt et je ne peux accéder au vôtre depuis que nous en avons été chassés. Mais toi, en revanche…

Quelle aberration ! Linda puisa alors dans ses forces puis se releva d’un seul coup afin de semer cette… chose.

— Nous savons tous les deux quel est ton véritable souhait, prononça la créature d’une voix puissante. Notre marché tient toujours…

La fuyarde s’arrêta net. Mon vœu le plus cher ? L’être se matérialisa devant elle, mais, cette fois, elle resta immobile.

— Quel marché ? s’enquit-elle avec appréhension. On ne s’est jamais rencontrés.

L’entité se dressa à quelques centimètres de son visage. Seul le néant lui faisait face.

— En es-tu certaine ?

Un souffle glacial aux reflets d’argent s’échappa de son capuchon. Linda l’inhala et sa conscience remonta le cours du temps. Jusqu’à cette nuit fatidique. Celle où tous deux avait conclu un pacte, des années auparavant. Alors, elle se souvint. Un rictus déforma ses traits angéliques à l’idée qui venait de germer en son esprit.

***

Dans la pénombre d’une chambre – leur chambre – Linda Summers observait son despote de mari dormir. Ses ronflements réguliers ne lui avaient certes pas manqué, mais elle ne put s’empêcher de le trouver appétissant. Un rayon de lune filtra par la fenêtre, éclairant le corps musclé de David. Elle passa la langue sur ses lèvres en savourant sa plastique. Sous le drap blanc qui le recouvrait, elle devinait sa précieuse anatomie sans défenses, celle qu’elle avait tant aimé à leurs débuts, mais qu’à présent elle honnissait. Non, désormais, il n’incarnerait plus le roi dominateur, tyrannique. Linda s’était beaucoup trop perdue dans cette spirale ascendante de violence. Jusqu’à oublier son objectif en l’épousant. Cette fois, la reine reprenait les rênes.

Elle avança, féline, vers le lit. Plus dangereuse que jamais. Un talon aiguille sous la gorge, David ouvrit les yeux avec difficulté. Sa vision floue – celle d’un réveil brutal – perturba sa perception du réel. Au premier abord, une femme superbe, en robe de soirée, le dominait, auréolée par des cheveux d’un blond presque blanc. Comme ceux de Linda. Il cligna plusieurs fois des paupières et recouvra la vue illico. Il saisit un des mollets de sa femme en tentant de repousser « larme » à la base de son cou.

— Lâche-moi, pétasse, couina-t-il d’une voix étouffée.

— Non, non, les rôles viennent de s’échanger, mon cher, cracha-t-elle.

Puis elle agrippa sa tête entre ses mains.

Somnore !pensa-t-elle de toutes ses forces.

Un éclair aveuglant traversa la pièce. La distorsion créée entraîna un craquement sonore. Les pupilles de son mari se dilatèrent sous l’effet de la peur puis tous deux s’évaporèrent, ne laissant derrière eux qu’un courant d’air.

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