Les folies sont les seules choses qu'on ne regrette pas

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Il était minuit quand tu m'as appelée. Aussi désinvolte qu'à l'époque, tu avais fait fi de l'heure. Tu m'avais dit que tu venais à peine d'atterrir. Que tu n'avais pas arrêté de penser à moi pendant le trajet. Que tu n'avais jamais vraiment cessé de penser à moi depuis. Ça m'a fait rire, je ne sais pas si tu m'as entendue au bout du fil, mais tu aurais dû t'entendre. Ton petit ton presque suppliant, tu jouais à la victime alors que c'était toi qui m'avais mise en cage ce jour-là avec seulement quatre petits mots... Ne m'attends pas. Tu m'avais lancé ça à la figure comme si c'était une évidence, comme si tu m'avais demandé de résoudre l'équation mathématique 1+1. Franchement. Tu pensais vraiment me libérer de cette façon? Tu connaissais bien mal la nature humaine. L'homme est un animal rebelle qui ne peut s'empêcher de faire ce qui lui est interdit. Et je ne faisais pas exception en m'attachant à un homme qui ne voulait pas plus de moi que je ne voulais de lui. Je ne valais pas mieux qu'un animal, alors. Pas mieux que toi.

Un avion décolle à l'instant et je pense à toi. Juste pendant quelques secondes. Je te veux à petites doses.

Tu as toujours aimé les avions. Déjà tout petit, tu adorais accompagner ton père à l'aéroport. Tu pleurais toutes les larmes de ton corps quand il se détachait froidement de ton étreinte avant de partir vers un endroit dont tu ne connaissais rien, mais dont tu imaginais tout. Ton père était constamment sur le départ, incapable de rester en place. Il était comme toi à l'âge où on s'est connus. Libre et fier.

Tu avais ça dans le sang. Piloter ces oiseaux métalliques te conférait une aura de prestige, de prestance. Tu aimais être aux commandes et contrôler l'appareil. Ça te donnait l'impression que tout ne partait pas en vrille dans ta vie. Que ta catin de mère ne s'était pas envolée avec son patron vingt ans plus âgé, te laissant seul avec ton père dépressif qui ne décolle même plus de son fauteuil et ta petite sœur qui essaie encore de ne pas s'écraser au sol.

Ta petite sœur qui fait de son mieux pour mener une vie exemplaire. Elle s'est mariée avec son petit ami du secondaire qui lui a fait cinq enfants. Un mari propret qui fait du 9 à 5, qui est toujours là pour le souper et pour coucher les enfants. 5 h 30, le repas est prêt, steak blé d'Inde patates, assemblés pour former notre fameux plat national. Facile. Rapide. 6 h, on écoute un film en famille, les petits monstres collés contre les plus grands comme cinq sangsues. 8 h, les singes se suivent à la queue leu leu pour entrer dans leurs chambres et plonger dans un sommeil innocent. Les enfants couchés, ta sœur et son mari peuvent enfin se retirer dans le seul endroit à peu près intime dont ils disposent encore. Il lui fait alors l'amour passionnément et c'est lors de l'orgasme qu'elle se sent à peu près vivante, m'a-t-elle confié un soir où nous avions un peu trop abusé de l'alcool. Oh, en apparence, sa vie est parfaite. La maison bleue en banlieue, le mari fidèle, les enfants blonds, le petit chien blanc. Le rêve américain, quoi. Mais ta sœur n'arrive jamais à être véritablement heureuse. Son mal-être est toujours là pour elle, jamais complètement parti. Il reste là à lui empoisonner l'existence, ce venin maternel. Il y a au fond d'elle cette petite voix qui lui souffle qu'elle serait bien mieux ailleurs. Fuir. Comme sa mère l'avait fait avant elle, peut-être mue par la même promesse malsaine d'un avenir meilleur.

C'était bien cliché tout ça, une belle famille, la tienne, détruite par une irresponsable de mère et un trouillard de père. Les enfants victimes des erreurs de leurs aînés. Mais tu étais un être torturé, il me semblait que tu avais ce nuage noir qui planait en permanence au-dessus de toi. Je me dis que c'est peut-être ce qui m'a d'abord attirée vers toi. J'ai toujours aimé m'occuper des oiseaux aux ailes brisées.

On s'est connus en février. Le vol AC210 était mon premier vol en tant qu'hôtesse de l'air, j'avais à peine dix-neuf ans et toi tu en avais vingt-quatre. J'étais si nerveuse que je peinais à conserver ce sourire trop grand sur mon visage et à remplir les coupes de vin des clients en première classe. J'en tremblais. Même l'avion partageait le même état d'esprit que moi, agité par les turbulences. Après un vol sans trop de problèmes, nous avions atterri à Madrid. J'avais quelques amies plus fêtardes que moi parmi mes collègues de travail et, pour fêter mon « baptême » de l'air, elles m'avaient traînée de force au bar de l'hôtel où nous allions rester pour la nuit. Je ne désirais qu'une chose : aller me reposer un peu, fatiguée par tant d'émotions en une seule journée. Il m'en faudrait plus pour m'habituer à ce train de vie. Mais, aussi peu ferme que je l'étais à l'époque, je m'étais laissée avoir comme une débutante et j'avais mis de côté ma fatigue.

Pendant que mes amies discutaient avec le copilote, je m'étais mise à observer les alentours quelques minutes. Un décor somptueux. Des couleurs aussi chaudes que la température à l'extérieur tapissaient les murs et quelques fauteuils étaient placés ici et là, sans ordre précis. Je me souviens encore de l'éléphant aux détails finement sculptés qui était posé sur une petite table près du bar. La minutie qu'avait dû faire preuve l'artiste m'avait charmée.

J'allais me commander un verre quand le barman m'en offrit un avant même que je n'aie ouvert la bouche. Il m'avait tendu avec la boisson un petit mot griffonné sur un morceau de papier. Les folies sont les seules choses qu'on ne regrette pas. Une citation d'Oscar Wilde dont j'adorais le génie ironique. Ça n'en prenait pas plus pour piquer ma curiosité. Je regardai derrière moi pour voir qui m'avait offert ce verre.

Et c'est là que je t'ai aperçu. J'ai su tout de suite que c'était toi.

Aussi stéréotypé que cela puisse paraître, je savais déjà où toute cette histoire allait finir. Ou commencer.

Tu le savais aussi, sinon tu ne te serais pas approché de moi comme ça, avec tant d'aisance. Comme si on se connaissait. Tu ne m'aurais pas regardée comme ça, avec tant d'espoir. Comme si tu cherchais quelque chose en moi. Tu n'aurais pas pris ma main comme ça, avec tant de désir. Comme si tu me voulais.

Tu la connais, la suite.

Des marches qu'on monte précipitamment. Un bruit de carte magnétique qui ouvre une porte. Des mains qui me soulèvent de terre sans peine. Une bouche qui cherche la mienne. Un regard qui me fait frissonner. Un souffle chaud et rapide qui me montre à quel point t'as envie de moi toi aussi.

Tu m'as jetée sur le lit, t'étais presque bestial. C'était un besoin plus qu'un désir. On était comme deux animaux prêts à se dévorer l'un l'autre. À la fois la proie et le prédateur. On s'attirait pour mieux se repousser. On avait l'impression qu'on se trouverait dans les profondeurs de l'autre.

Mon corps se souvient encore de toi, tu sais. Comment pourrait-il oublier celui qui l'a découvert le premier?

Je n'étais pas vierge quand nous avons fait l'amour cette nuit-là, mais c'était tout comme. Je n'avais encore jamais connu cette force avec laquelle tu m'as prise et cette douceur que tu as fait glisser le long de mon corps de tes lèvres pressées. J'ai voulu te rendre la pareille alors je me suis emparée de ton sexe avec mes lèvres jusqu'à ce que tu n'en puisses plus et que tu jouisses dans un gémissement sourd. Tu as blotti mon corps nu contre le tien, je pouvais sentir les battements de ton cœur qui m'ont attendrie. J'ai alors levé le regard vers toi et j'ai plongé mes yeux dans les tiens.

Malheureusement, je venais de tomber amoureuse.

Comme je te l'ai dit, je ne voulais pas m'attacher. C'était un principe stupide et égoïste, je le reconnais. Mais j'avais mes raisons.

Je refusais de trop penser à toi, de t'aimer trop. Je ne voulais pas d'un homme qu'on ne peut garder sur terre. Je refusais de reconnaître que t'étais l'homme de ma vie, mon premier amour et le dernier. Si je reconnaissais que tu étais l'homme de ma vie, ça aurait voulu dire que celle que j'aurais vécue dans les bras d'un autre n'aurait eu aucun sens. J'aurais eu pour toujours ta marque sur mon corps et ta voix dans ma tête et c'était trop. J'avais ma fierté aussi, tu vois.

Tu as détruit ma vie, mon amour.

J'ai essayé de t'oublier. Ça n'a pas marché. J'ai démissionné de mon poste à Montréal et plié bagage en destination d'un petit village reculé des Laurentides, où la platitude était reine, moi qui pourtant avais toujours eu soif d'aventures. Je devais m'éloigner de l'effervescence de la ville où les visages blasés des passants me rappelaient le regard froid que tu m'avais adressé le jour où tu es parti. Me casser de cet aéroport qui nous avait réunis, puis nous avait brisé le cœur à tous les deux six ans plus tard.

Je bois la dernière gorgée de ce café minable et le jette dans la poubelle près de moi. Fouille dans mon sac à main, en sors mon rouge à lèvres et l'applique minutieusement dans un soudain souci de coquetterie. En rangeant le tube, j'aperçois mon paquet de cigarettes qui traîne dans le fond de mon sac. Putain ce que j'ai envie d'une clope. Quelques bouffées, rien de plus. La fumée qui s'engouffre en moi et qui détruit mes poumons un peu plus à chaque fois. Qui me rend l'esprit brumeux et qui m'empêche de trop penser à ton appel. À bien y penser, c'est pas une clope qu'il me faut, c'est un joint. Plus fort.

Je soupire, ferme mon sac et prends mon mal en patience. Plus de cigarettes, plus de drogue, j'ai décidé de tout arrêter et d'être une bonne fille... Quelle bonne blague. J'esquisse un rictus sarcastique et détourne le regard. Un couple d'amoureux transis s'embrasse et se cajole comme deux abeilles tournant autour d'une même fleur, pas capables de se décoller de l'autre plus d'une minute. Leur bonheur m'emmerde, j'ai pitié de moi de vieillir aussi vite. Amère et méprisante à seulement vingt-neuf ans, même pas trentenaire.

Je repense à notre vie commune, les hauts et les bas de notre relation qui n'a pas su passer le fameux cap des sept ans. Quand j'ai envie de me faire mal, j'ai tout plein de bribes de souvenirs qui me reviennent en tête, qui me rappellent à quel point j'étais amoureuse de toi. Les premières semaines, où la baise était ce qu'il y avait de plus sérieux entre nous et où tu me faisais jouir en quelques coups de langue. Les premiers mois, où on a pu se déguster lentement, à se repaître du passé, du présent et de l'avenir de l'autre. Les premières années, où on s'est créé des repères à deux et où je me suis surprise à espérer un avenir ensemble. Les dernières années, où tu trouvais plus important d'être dans les airs plutôt qu'avec moi sur la terre ferme, à nous construire une famille.

Cette idée de famille qui s'est plantée aussi vite et solidement dans mon esprit qu'une mauvaise herbe, c'est pas toi qui y as donné vie. Un autre homme l'a fait à ta place, il a joué au jardinier avec moi et a semé une graine dans mon bas-ventre. Tu sais, cet homme qui n'est pas l'homme de ma vie, mais qui m'a bien redonné foi en elle après que tu sois parti comme un lâche, la queue entre les jambes.

Je sais ce que tu vas me dire, avec un petit ton moqueur, qu'à mon âge, j'aurais dû savoir qu'en jouant avec le feu, on se brûle. Que les bébés, ça poussait pas dans les choux et que mon jardinier, ce qu'il avait planté, c'était un fœtus dans mon corps. Je te répondrai, enragée que tu me prennes pour une conne, que j'avais pris mes précautions, mais que la vie en a décidé autrement. En fait, je sais même pas pourquoi je te raconte ça. Comme si ça te concernait.

Sauf que si. Ça te concerne. Toi, mais moi aussi.

J'ai tué mon bébé.

Évidemment, je ne l'ai pas tué de mes propres mains, mais mes pensées l'ont fait, elles. Je l'ai aimé, tu sais. Beaucoup. Comme n'importe quelle mère. Ma chair et mon sang. Même si je n'étais pas prête, je l'aurais bien élevé comme ma mère l'avait fait avant moi. Je lui aurais enseigné à être digne et à ne pas attendre quoi que ce soit des autres. Je lui avais donné un nom, un sexe, une identité. Tout ça, c'était dans ma tête parce qu'il n'a vécu assez longtemps pour que je puisse le voir ou le toucher. Expulsé trop tôt du placenta. Trop petit. Pas assez de mois dans le corps, à peine plus gros qu'une fraise. C'est ma punition.

J'ai trop pensé à toi pendant ma grossesse. J'ai péché. J'ai imaginé ce que ça ferait, ce que ça te ferait, que ce bébé soit de toi. Je n'ai pas été fidèle à l'homme qui m'a relevée après le désastre. Je n'ai touché personne d'autre, mais aimé, si. Et c'est bien pire. Ce bébé, comme son père, n'a pas voulu d'une mère qui aimait un fantôme. Ils m'ont quitté presque en même temps, juste assez pour m'achever et me crever le cœur en un bon coup. Un seul coup, ça fait mal moins longtemps.

Jusqu'à la fin, tu mènes ma vie par le bout de ton nez. Présent ou absent physiquement, c'est pareil. T'as pas besoin d'être là pour que ton ombre m'enveloppe et forme un cocon autour de moi qui empêche les autres de m'approcher. Même aujourd'hui, je me laisse encore avoir par toi. Et j'aime ça, paradoxalement. Je suis coupable, je t'aime trop.

Le fait que je sois ici ce soir au lieu d'être chez moi en est la preuve. J'en suis encore au point de départ, à t'attendre sur un banc de ce fameux aéroport, que je maudis ou bénis selon mon humeur. Là à hésiter, le cœur qui cogne dans la poitrine, comme une ado qui va à sa première date. M'enfuir en courant et réessayer de faire ce que je n'ai jamais su faire. Ou rester et redonner une chance à notre avenir. Et j'en suis encore là, à ta merci et sur le bord de la crise de nerfs, terrifiée de te revoir après quatre ans.

J'ai imaginé cette scène des milliers de fois, l'ai retournée dans tous les sens, fantasmé tous les résultats possibles. Comment tu réagirais, qu'est-ce que tu dirais. Mon attitude sarcastique, sur la défensive, puis résignée parce que tu réussis toujours à avoir le dessus sur moi. Et j'en suis là, à faire tout le contraire de ce que tu m'as dit, à t'attendre malgré tout. J'ai toujours été du genre rebelle. Et j'aime jouer à tes petits jeux, où tu veux me faire croire que tu es plus fort que moi et que rien ne t'atteint. À fuir cette vérité qui te fait mourir de peur, toi qui as si peur de t'engager vraiment. Déformation familiale. Cette vérité que tu ne peux nier qui te souffle que je suis la femme de ta vie.

Mais aujourd'hui, tu ne veux plus jouer.

Tu t'approches, l'âme mise à nue. Vulnérable. Je lis dans tes yeux comme je l'ai toujours fait et je sais qu'en cet instant, je pourrais te détruire si je le voulais. Te retourner tout le mal que tu m'as fait. Mais tu as assez souffert toi aussi. Ton égoïsme et tes peurs t'ont fait payer le prix fort toutes ces années. Mon manque de sensibilité et ma tendance à t'imposer mes désirs t'ont fait fuir aussi, je le reconnais. Pas parfait, pas parfaite. Humains.

Tu essaies de me prendre par la taille, je me raidis entre tes bras. La surprise, sûrement. Le désir, évidemment. Toutes ces années sans ton contact, je ne suis plus habituée. Le toucher est maladroit, les doigts cherchent des repères sur le territoire autrefois bien connu. C'est comme si on était redevenus des inconnus. Peut-être que c'est le cas, après tout ce n'est pas le même homme ni la même femme qui se tiennent l'un devant l'autre.

Je frissonne quand tu glisses ta main le long de mon bras, ça me rappelle autrefois. Tout ce qu'on a fait ensemble, tout ce qu'on aurait voulu faire. Tout ce qu'on n'a pas fait pour l'autre. Nos jeux d'orgueil qui nous ont éloignés, puis séparés. Celui qui fait le plus de mal à l'autre l'emporte. On n'est plus des enfants maintenant, faudrait arrêter de jouer à se détruire. Faudra apprendre à se reconstruire. Ça prendra des années, mais j'y suis prête.

Mais pour le moment, embrasse-moi, imbécile. Le reste peut attendre.

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