1.10 Au boulot

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Un mois que je suis Alpha Inès, dirigeante de l'État 34. Mes journées sont remplies d'analyses de chiffres et de statistiques, d'écoutes de plaintes de pouffiasses prétentieuses, de discussions enrichissantes avec des femmes de bonne volonté et surtout à mon plus grand regret, de rédaction de documents administratifs. Moi qui aime l'action, je suis cloisonnée entre quatre murs dans un espace certes appréciable et confortable mais sans soleil et air frais.

Doucement, je rectifie les erreurs de l'ancienne Alpha en éditant de nouveaux décrets et de nouvelles lois. La dictature possède au moins cet avantage, je n'ai besoin de l'accord de personne pour dicter ma nouvelle philosophie. La seule qui pourrait m'en empêcher est Suprême Déborah, cependant, j'amadoue ce bisounours et la manipule à ma guise.

Bien sûr, j'ai une armée de conseillères et de secrétaires qui m'aident et retravaillent mes textes. Quelques assistantes supervisent des domaines particuliers comme la santé ou l'éducation. Toutefois, si j'écoute avec plus ou moins d'intérêt et de respect leurs recommandations, je suis la dernière décisionnaire et elles doivent toutes se plier à mes quatre volontés si elles ne veulent pas finir en Zêtas à récurer des chiottes.

J'ai passé une journée de merde. Depuis mon discours, les appels et visites d'Alphas ou Deltas mécontentes se succèdent. Je dois contenir mon sale caractère toute la journée sinon je vais vraiment finir par en taper une. Le soulagement apporté ne serait pas bon pour mon image de marque.

Je rentre à la maison et préviens Chen que j'ai besoin d'être tranquille une heure ou deux. Je m'enferme dans mon bureau. Je mets la musique à fond et me mets à danser. J'aime me trémousser. Je ne sais pas si je sais frétiller en cadence, seulement je m'en fiche. Personne ne me voit ici. Je peux faire n'importe quoi. Ça me détend.

J'ai un punching-ball dans mon bureau. Je mélange danse et combat. J'ai imprimé les photos de celles qui m'ont gonflé depuis quelques jours. Fictivement, je leur défonce la face. Pieds ou poings, je malmène mon défouloir. Dans la réalité, elles seraient en sang. Je n'ai aucune pitié et mes frappes sont précises et puissantes. Si je continue, je vais devoir me racheter un nouveau réceptacle à colère et frustration.

Chen toque à la porte. Je jette un œil à la pendule et réalise que cela fait deux heures que je cogne. J'ouvre la porte en nage. Mon compagnon me regarde bizarrement et me tend mon oreillette téléphone. Je viens de rater le cinquième appel d'une Alpha. Je reprends ma respiration, baisse un peu la musique et compose son numéro.

Elle va encore se plaindre. Mettant le son en haut-parleur, et tandis qu'elle débite son flot d'âneries, je continue de cogner tout en parlant. J'ai oublié de fermer la porte. Chen m'observe. C'est la première fois qu'il me voit danser ou me battre. Je le surveille du coin de l'œil. Si j'ignore mes talents en danse, je connais mon niveau de combat. Je ne veux pas effrayer Chen. Pour l'instant, il est juste curieux.

La chieuse raccroche enfin. Je tape cinq/six fois fortement pour me calmer en râlant comme un chat mécontent. Je vois Chen se mordre la lèvre pour ne pas rire. Je blague avec lui de mon sale caractère et lui dis d'approcher. Puisqu'il se moque de moi, Chen va devoir me faire danser pour me remettre de bonne humeur. Je lance la musique à fond et oblige Chen à exécuter des pas de salsa.

Le pauvre ne sait pas danser et je suis un piètre professeur. Je fais mine d'approcher, il m'esquive par une pirouette. Je fais mine de lui sauter au cou, il me penche en arrière. On joue comme des gamins turbulents. Chen se prête au jeu d'assez bon cœur. Je crois qu'il a compris que ce soir, j'avais besoin de décompresser. Mon moyen de me détendre, c'est de lui casser les pieds.

Quand je vois qu'il commence à saturer, je baisse la musique et lui propose d'apprendre à combattre. La meilleure méthode pour qu'il n'ait pas peur de mes poings, c'est de lui apprendre à se servir des siens. Les reproducteurs n'ont pas le droit de se battre sauf pour défendre leur propriétaire. On ne leur enseigne pas et ils sont réprimandés s'ils le font. En plus, je sais que Chen a été contacté par les rebelles. Savoir se défendre pourra lui être utile. Il ignore que j'ai eu vent de son contact. Je m'en fiche. Les rebelles ne sont pas un danger.

Déborah m'a parlé d'eux. Elle a fréquenté la chef des rebelles quand elle était jeune. D'après la Suprême, les rebelles sont des gens pacifistes et Déborah est persuadée que ce n'est pas la chef des rebelles, Irène, qui commet des actes barbares. La femme vantait les solutions passives et diplomatiques. Déborah parle d'elle comme un mentor, une source d'inspiration. D'après les renseignements que j'ai obtenu par les espionnes, Irène et son compagnon Igor sont effectivement des non violents.

Chen hésite. Je sens qu'il a envie, cependant, Chen a peur de se prendre une décharge. Je le rassure, c'est pour apprendre à me protéger. Je lui montre comment serrer les mains et une position pour frapper. Je lui apprends comment bouger, doucement. J'en profite un peu pour le toucher. Il se laisse faire.

Pendant plus d'une heure, on martyrise le pauvre punching-ball. Chen a de la force et de bons réflexes, mais manque cruellement de technique et de souplesse. Nous sommes tous les deux concentrés sur les mouvements et en même temps, on joue et on se taquine. Mon compagnon montre beaucoup plus de patience à apprendre à combattre qu'à danser.

Quand je lui enseigne comment taper avec les pieds, il finit par terre en m'imitant. Je m'allonge à coté de lui pour rire à mon aise. Je suis épuisée et enfin calmée. Chen a su me redonner le sourire. Je pose ma tête contre son bras et lui prends la main. On est en nage tous les deux.

Je lui promets que je lui apprendrai d'autres mouvements de combats, pour qu'il puisse se protéger et me protéger. Je lui promets de ne jamais me servir de mes poings ou de mes pieds contre lui, sauf pour me défendre s'il m'attaque ou juste pour rire sans vraiment taper. Pour l'embêter, je lui demande s'il a encore la force pour un second cours de danse. Il me regarde. Je lui fais un grand sourire. On se lève.

Il m'attrape doucement par la taille. Chen s'assure que j'accepte. Il me soulève comme un paquet de linge sale. Je lui tapote les fesses pour protester. Mon compagnon me porte jusqu'à la salle de bain. Quand je comprends qu'il accepte une douche à deux en sous-vêtements, je ne peux m'empêcher de sautiller de joie. Chen me pousse sous l'eau chaude en riant et en soupirant en même temps, désespéré et amusé de ma joie enfantine. C'est en quelque sorte ma récompense pour lui avoir appris à se battre.

-----------Ellipse-----------

Cela fait presque trois mois que j'ai pris repris le contrôle de l'Etat 34. Suite à mon discours, il y a eu quelques remous. Des Alphas d'autres États mécontentes et des Deltas ne voulant pas perdre leurs privilèges principalement. Mon caractère et mon assurance, tout comme le soutien inconditionnel de Déborah les ont fait vite taire.

Dans l'ensemble, les Epsilons, les Gammas et les anciennes Zêtas me suivent. Le peuple de mon état m'accorde sa confiance. Les rebelles se sont bien calmés et les meurtres ont cessé. Je m'aperçois que bien des femmes partagent mes idées sans jamais avoir eu le courage ou la possibilité de les mettre en pratique. Je suis une sorte de Messie à leurs yeux, ce qui me fait doucement sourire.

Mes sœurs espionnes se sont placées sous mon autorité dès mon intronisation. Je bénéficie d'un réseau encore plus étendu que je ne le pensais. Leurs informations m'aident à avancer prudemment dans le chemin de la protection de la vie. Les délatrices croient mon bobard consistant à montrer patte blanche pour anéantir les rebelles. Mon travail de démantèlement avance doucement et en décortiquant les données de Cassandra et de mon réseau d'espionnes, je commence à détecter des femmes suspectes, y compris dans mon entourage proche.

Un grand nombre de femmes ont acheté des bracelets doux et réduits le nombre à quatre bracelets plus un collier. De nombreuses ex déchues ont retrouvé leurs droits. Le taux de suicide et de blessés se réduit très faiblement. Plusieurs manifestations de soutien populaire s'organisent un peu partout dans mon état et redonnent espoir aux opprimés. Forte de l'appui des policières, quelques femmes s'opposent aux démonstrations publiques de violence envers les Lambdas ou les reproducteurs.

Plusieurs dizaines de médecins, infirmières, architectes, chercheuses et autres métiers ont repris leurs postes et transmettent leurs savoirs. D'autres M sont devenues les nouvelles institutrices et apprennent les bases de mathématiques, histoire géographie, français, éducation civique, sports aux fillettes et aux garçons.

L'enseignement est en train d'être reformé. De nombreuses M, Epsilons et Gammas m'aident pour établir un programme cohérent, complet et à revoir tous les manuels. La définition des devoirs des reproducteurs a totalement changé. Nous sommes revenus sur d'anciens textes, plus respectueux de la gent masculine.

Malgré la masse de nouveaux salaires à payer, les finances vont bien. L'équilibre entre salaires et production est bon. J'investis énormément d'argent pour faire rénover des immeubles pour loger les Lambdas. Le secteur du bâtiment se porte bien. Les femmes savent qu'il va falloir du temps pour les loger toutes. Je ne m'en cache pas et les améliorations que j'effectue les rassurent sur ma bonne volonté.

De nombreuses Epsilons et quelques Deltas fournissent gratuitement une chambre à leurs Zêtas le temps que je construise assez de logements. Des Deltas m'ont rendu leur deuxième maison d'elles-mêmes bien que je ne l'ai pas encore exigé. J'y place des colocations de M.

Toutes les femmes payent les Lambdas au salaire convenu. En épluchant les comptes et en discutant avec mes conseillères, je me suis aperçue que Zêta Cassandra récupérait beaucoup d'argent sur les Gammas, Epsilons et Deltas. Frais de location des Zêtas. Frais d'entretien des logements. Frais de locations des reproducteurs.

Comme j'ai allégé les taxes diverses prélevées sur les revenus, le pouvoir d'achat global a augmenté, celui des Lambdas explosé. Toutes les femmes dépensent devant cette manne. Je récupère l'argent d'un autre moyen. Doucement, l'économie se relance. C'est encore timide après toutes ses années de tyrannie.

Le moral des femmes va mieux. J'ignore encore pour les hommes. Le taux de suicide commence à décroître. De cinq pour-cent de suicides, on est descendus à trois pour-cent. Des hommes et des femmes en fin de vie principalement. Les premières mesures ont privilégié le bien-être féminin. Je dois faire plus qu'éduquer les petits garçons, permettre des bracelets doux et permettre QUE cinq entraves.

Je lance la mise en place d'un système d'emplois pour les hommes qui le souhaitent. Il faut que les reproducteurs aient un travail défini et rémunéré, même s'ils bossent pour leur compagne. Un organisme de gestion est créé pour les aider à trouver un autre travail s'ils ne peuvent pas aider leur compagne. Cet organisme va les former aussi.

Via ce nouvel outil, je lance des cours pour adultes à destination des hommes et des Lambdas. Un décret supplémentaire parait au bulletin officiel. Le nombre maximum d'entraves passe de neuf à sept et le minimum de cinq à trois, la puissance maximale utilisable est cinq et non plus dix, sauf en cas de légitime défense, chaque utilisation au-dessus du seuil lancera une enquête immédiate.

Je donne une semaine pour diminuer le nombre d'entraves à celles qui sont au maximum. Cependant, si leur reproducteur est dangereux, je leur demande de me le signaler. Leur sécurité est ma priorité. J'insiste lourdement sur mon amour de la gent féminine de manière à culpabiliser les brutes. Pour l'instant, j'ai un soutien total de Déborah et de plusieurs Alphas ainsi que de mon réseau d'espionnes.

Tout ce que je mets en place respecte la dignité humaine, incite à la protection de la vie, qu'elle soit d'une Lambda ou d'un compagnon. Les informations qui me parviennent sont encourageantes. Quelques Alphas dont Déborah réfléchissent à m'imiter ou me donnent de précieux conseils. L'une d'elles m'envoie même des matériaux et des ouvrières pour la rénovation de mes bâtiments en échange de conseils pour améliorer les choses dans son chef-lieu. Je deviens une source d'inspiration positive qui remplace la répression totalitaire de ma génitrice.

Les données de contrôle, incluant le nombre de décharges et leurs puissances étaient auparavant supprimées chaque mois. Dorénavant, elles vont être stockées et analysées. Je prévois des vérifications pour les femmes qui effectueraient un grand nombre de décharges. La terreur va changer de camp. Les anciennes persécutrices vont être poursuivies et punies. Les persécutés n'auront plus peur de dénoncer et seront protégés. Les fouets, cannes et autres instruments de discipline sont retirés des échoppes et leur usage est interdit dans mon territoire.

Pour l'anniversaire de mes trois mois de règne, un grand nombre de décrets et de mesures vont apparaître. Les hommes en âge de procréer ou plus vieux vont pouvoir travailler et apprendre, tout en voyant leurs nombres d'entraves diminués. Ceux qui sont maltraités vont quitter leurs propriétaires et être soignés. Il me faut taper encore plus fort du poing sur la table.

Je convoque mes chercheuses pour savoir où en est le bracelet de contrôle. Heureusement pour elles, l'objet est enfin au point et les derniers tests ont été effectués. Voilà comment démarrer une vague d'optimisme pour tous. Je vais pouvoir supprimer cet affreux collier, un des symboles les plus puissants de l'oppression.

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