1.1 (ou 5.1) Inès

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État 34, Milieu de l'an 3213 dirigé par Cassandra, 41 ans

J'aurais seize ans dans trois mois. Mon matricule temporaire est FZ45-34-9706, une façon rapide de me classer comme Femelle Zêta de potentiel 45, née dans l'État 34 en l'an 3 197 au mois de juin. Quand j'aurais subi mon dernier test, mon potentiel définitif et mon classement seront rajoutés à ce code barbare.

Les femmes ont le droit de se choisir un prénom. Je m'appelle Inès. Je suis une jeune fille de taille moyenne, plutôt athlétique aux cheveux longs noirs et lisses souvent coiffés en tresses. Mon visage est plaisant quoique un peu dur, mes pommettes sont saillantes et mes yeux noirs, légèrement bridés, ont cette lueur électrique qui foudroie quiconque me déplaît. Malgré mon jeune âge, j'impose le respect ou la méfiance.

Depuis ma naissance, je suis officiellement élevée dans un orphelinat d'après les critères étatiques correspondent à ma condition. Dans mon État, les enfants sont séparés de leurs mères dès l'accouchement et nous ignorons tous l'identité de nos parents, tout comme eux ignorent ce que nous devenons. Depuis bébé, les adultes que je croise me disent qu'en tant que future Zêta, je ne suis bonne qu'à servir. Je hais ma condition. On me frappe même parfois sans vraiment de justifications. Des gifles quand je me rebelle trop fort de la part de mes professeurs. J'ai été élevée pour devenir une Zêta cuisinière ou soldat. Un soldat un peu spécial. Un soldat de garde rapprochée de personnes influentes comme des Alphas ou des Deltas.

Mon orphelinat est particulier, comme l'État où je vis, le 34, dirigé par Alpha Cassandra depuis vingt-cinq ans. Femelle Alpha de potentiel 80 née dans l'État 34 en septembre 3 172 et classée première de son année. FA80-34-7209-001. C'est le pays le plus sévère de tous et le pire en natalité. Les enfants sont séparés de leurs mères à la naissance et élevés dans des sortes d'orphelinat étatique. Filles et garçons chacun de leur côté, sur ordre de ce despote qu'est Cassandra.

Les filles apprennent le strict nécessaire à leur condition future. Elles savent toutes lire, écrire et compter. Si elles veulent apprendre davantage que ce qui leur est enseigné, elles doivent se renseigner seules, avec des livres ou en cherchant sur Internet. L'accès aux informations n'est pas limité pour les filles. Pas encore.

Alpha Cassandra y songe pour les Zêtas. La Suprême Déborah lui interdit. C'est aux petites filles de se débrouiller pour comprendre si leur future condition ne nécessite pas l'apprentissage de cette connaissance. Dès l'enfance, le gouvernement apprend aux fillettes que les reproducteurs sont de vils animaux qui ne servent qu'à féconder.

On leur enseigne que les Zêtas sont stupides et juste bonnes à servir. Les professeurs insistent sur le fait que les castes sont essentielles pour l'amélioration du patrimoine génétique. En raison de leur faible potentiel, les Zêtas ne méritent pas d'être considérées comme égales aux autres. Je refuse de croire que je vaux moins que les autres. Ici, dans cet État, les femmes et fillettes aux potentiels supérieurs ont parfaitement le droit de corriger les Zêtas si elles estiment ne pas avoir été obéies ou respectées.

Par l'éducation, il est appris aux fillettes à avoir peur des reproducteurs et à se méfier des femmes des castes inférieures. Pour celles qui en auront, on leur enseigne comment dresser le reproducteur, avec un fouet, des décharges électriques ou une ceinture, comment corriger une Zêta impolie de la même manière. Je sais déjà quel sera bientôt mon quotidien et cela me révolte.

Les Zêtas sont sous nourries et battues. Leurs maîtresses ne les payent pas et les traitent quasiment aussi mal que les reproducteurs. Elles dorment dans des logements de fortune, des immeubles délabrées ou des tentes rassemblées en campement. Elles n'ont le droit à aucun congé ou jour de repos. Très souvent malades ou blessées, elles ne sont pas soignées. Les jours d'absence au travail leur sont réclamés en heures supplémentaires ou travaux spéciaux et ingrats. Leur espérance de vie est bien plus courte que la moyenne des femmes. Quarante-cinq ans en moyenne. Voilà la vie qui m'attend dans trois mois et auquel je goûte déjà en partie.

Les Gammas ont droit à un appartement ou une maison de soixante-dix à quatre-vingts mètres carrés. Elles perçoivent un salaire mensuel de mille cinq cent dollars et possèdent un reproducteur à la fois. Elles ont de quoi vivre, le strict nécessaire et deux semaines de congés non payés par an. Je sais que pour autant, elles ne sont pas à envier. Les soins de bases leur sont assurés, toutefois, les gros soucis de santé comme une jambe cassée ou une pneumonie sont à leur charge et bien souvent, elles n'ont pas les moyens de payer et ne se soignent pas ou font un crédit qui leur enlève le minimum vital pour le restant de leur temps de Gammas. L'espérance de vie en naissant Gamma est de cinquante-deux ans.

Les Epsilons ont un salaire de trois milles cinq cent dollars, une maison avec jardin de cent à cent cinquante mètres carrés, une Zêta et un reproducteur. C'est une vie confortable avec cinq semaines de vacances payées pour moitié. En blaguant, avec mes sœurs d'orphelinat, on les appelle la classe moyenne. On pourrait les envier, mais surtout, on se moque d'elles qui jalousent les Deltas sans jamais pourvoir accéder à ce niveau. Elles ont accès à des soins médicaux plus poussés, mais une partie des frais restent à leur charge. Jusqu'à la fin de leur période d'Epsilons, elles arrivent à assumer leurs frais sans trop de difficultés sauf en cas de maladie grave invalidante. Elles peuvent vivre cinquante-neuf ans en moyenne.

Les Deltas touchent sept mille cinq cents dollars. Elles peuvent avoir deux maisons de cent mètres carrés ou plus avec jardin. Elles ont le droit à deux Zêtas et deux reproducteurs. Une vie luxueuse s'offre à elles ainsi que sept semaines de congés payées intégralement par an. Ce sont des privilégiées. Chouchoutées par leur Alpha, elles peuvent faire quasiment ce qu'elles veulent et les autres femmes les haïssent et les jalousent. Moi, elle me donne juste envie de gerber et de leur rendre les claques que je subis. Tous les soins médicaux même non-nécessaires comme la chirurgie réparatrice sont pris en charge. Elles amassent les biens de leurs seize ans à la fin de leur fonction de Deltas. Elles meurent vers les soixante-trois ans.

Gammas, Epsilons et Deltas perdent tout le jour où elles deviennent ménopausées et infécondes. Elles deviennent des Zêtas le jour où un médecin déclare le début de leur ménopause. Elles survivent plus ou moins bien avec l'aide de leurs amies ou des biens qu'elles ont réussi à accumuler durant leur vie de privilégiée. La chute sociale est brutale et souvent beaucoup ne supportent pas cette nouvelle vie et se suicident ou se rebellent.

L'Alpha reçoit l'excédent de richesses. Aucun plafond, aucune limite. Ses biens sont censés servir à la communauté. C'est le statut le plus enviable cependant, il implique de lourdes responsabilités. C'est pour cela qu'il n'est attribué qu'à des personnes de haut potentiel. En théorie, l'Alpha n'a pas de vacances. En pratique, personne ne le sait vraiment. Ce statut est mystérieux et beaucoup de rumeurs courent. La seule règle est qu'en fin de période féconde, une Alpha retombe au niveau Delta et non Zêta. Son espérance de vie est de soixante-douze ans, certaines ont même atteint les quatre-vingts ans. Elles, je les hais de toute mon âme.

Deux stupides tests décident de votre vie. C'est injuste. Je me demande si quelqu'un s'est repenché sur la validité des tests depuis leur création il y a un millénaire. Quand je vois combien certaines Deltas manquent de bon sens et de savoir-faire de base, je m'inquiète de les voir pratiquer la médecine ou de hautes fonctions alors qu'elles ne sont pas capables de se faire cuire un steak sans brûler leurs maisons.

Les reproducteurs sont analphabètes. On ne leur apprend qu'à féconder et servir leur propriétaire. Les rudiments de la cuisine, du ménage, des massages ou autres activités pouvant être utiles à leurs futures propriétaires leur sont enseignés. Ils sont dressés à accomplir l'acte sexuel, de manière à donner du plaisir à leur propriétaire. On leur répète qu'ils ne sont que des créatures animales et dangereuses, leur seule utilité est la fécondation.

Je me rappelle encore quand j'avais dix ans et que mon enseignant en combat nous a emmené en ville pour un cours sur les techniques d'espionnage. Je devais suivre une Delta et son compagnon durant toute une journée sans me faire repérer. J'ai vu le pauvre garçon se fait tabasser sans aucune raison, à plusieurs reprises, à coups de talons aiguilles ou de gifles. Je plains ces pauvres êtres sans moyen de se défendre, sans personne pour les protéger et les estimer un peu. Il y a pire qu'être une Zêta, c'est être un mâle.

Les reproducteurs sont insultés, humiliés, battus quasi quotidiennement. Ils portent huit bracelets et un collier de contrôle, cou, biceps, poignets, cuisses, chevilles, pour être dressés et électrocutés quand ils déplaisent à leur propriétaire. Ils ne peuvent pas s'enfuir ou se rebeller contre elle ou une femme. Très souvent, leurs propriétaires les font travailler dans des conditions déplorables et ne les nourrissent pas assez. Elles les font dormir à même le sol ou dans une sorte de niche à chien. Ils sont tenus en laisse ou enchaînés. Leur condition d'esclave me révolte.

Alpha Cassandra cache beaucoup de choses aux autres Alphas, notamment le sort des Zêtas. Cette salope rêve de pouvoir poser des entraves sur les Zêtas aussi. Certaines Alphas pensent qu'Alpha Cassandra est une visionnaire. Elles commencent à appliquer ses méthodes dans leurs États, à l'imiter et à la prendre pour modèle. D'autres Alphas se méfient et s'inquiètent des quelques informations de sévérité qui percent. Toutes ignorent la vérité. Toutes ignorent l'horreur. Toutes ignorent que dans son État, Alpha Cassandra est une dictatrice tyrannique. Toutes ignorent la chute catastrophique des naissances. La hausse des suicides. Moi, je sais tout ça. Je hais cette femme et toutes celles qui veulent lui ressembler. Je veux la mort des Alphas.

Depuis maintenant vingt-cinq ans, dans l'État 34 et dans d'autres, les reproducteurs en ont assez d'être traités comme des animaux. Ils se révoltent et refusent l'acte de procréation ou mettent en place des stratégies pour ne plus féconder les femmes. Leurs réactions sont compréhensibles. Qui voudrait être traité comme un animal ? Dans l'État 34, la dernière naissance remonte à quatre ans. Avant ça, deux il y a six ans. Moins de mille naissances depuis vingt ans pour environ un million de femmes fécondes. Une dizaine de garçons seulement. Des reproducteurs et des femmes se suicident, de plus en plus.

Ce faible nombre de naissances, problème général et historique, est gravissime depuis vingt-cinq ans dans mon État. L'hypothèse, lancée par les scientifiques pour expliquer la chute de la natalité mondiale, serait que les radiations et pollutions liée à la grande guerre des amazones ait entraîné tellement de mutations que bon nombre d'êtres humains sont devenus aujourd'hui stériles, par consanguinité ou en accumulant dans leurs génomes plusieurs mutations néfastes provenant de leurs parents, grands parents et autres ancêtres. À ce rythme, la survie de l'espèce humaine est menacée et toutes les femmes sont sensibilisées à ce souci dès l'enfance afin que nous nous sentions concernées.

Comme toutes les fillettes de mon âge, lorsque j'ai eu environ douze ans, pour m'expliquer la gravité du problème, j'ai reçu une série de cours simplifiés de dynamique des populations. C'est une branche de l'écologie étudiant les variations d'effectifs d'une population dans le temps ainsi que les facteurs environnementaux qui influent sur le nombre d'individus. Toute population vivante est soumise à des variations plus ou moins importantes en fonction de mutations génétiques, de perturbations écologiques (changements dans l'écosystème) et de tonnes d'autres facteurs.

L'espèce humaine a réussi par son savoir, à limiter certaines perturbations environnementales. Depuis plus de deux millénaires, l'être humain n'a plus de prédateur si ce n'est lui-même. Depuis le grand chamboulement et la forte mortalité liée à la guerre mondiale amazones - reste du monde, les capacités de production de nourriture sont plus importantes que les besoins pour la population. Il n'y a plus eu la moindre guerre depuis ce jour et donc pas de pertes humaines liées aux conflits. Depuis cinq cents ans, la construction d'abris solides réduit les pertes en cas de tsunami ou de tremblements de terre qui sont en plus souvent prédits à l'avance. Bien que nous ayons perdu un immense savoir depuis le grand chamboulement, les progrès en médecine ont permis de ne plus avoir d'épidémie mortelle au niveau mondial.

Tout devrait aller pour le mieux si le faible nombre de naissances et la proportion d'humains présentant des difformités liées aux mutations, ne mettait pas tout en danger. En dessous d'un certain seuil de nombre d'individus, une population est amenée à s'éteindre. En effet, un faible taux de naissance peut empêcher le renouvellement des générations. Si pour dix adultes féconds, il n'y a qu'un enfant qui naît, à terme, la population sera divisée par dix.

Avoir de moins en moins d'humains, en plus de réduire la population mondiale, entraîne une réduction du nombre de variations d'un même gène, qu'on appelle appauvrissement génétique, qui fera apparaître avec le temps encore davantage de tares et d'infertilité. Les personnes aux yeux bleus ou aux cheveux roux ont quasiment disparus de la planète, comme preuve de cet appauvrissement du génome humain. De plus en plus d'individus sont stériles, de nombreuses femmes font des fausses-couches par embryon non-viable.

Ce phénomène est amplifié par le nombre de plus en plus faible de reproducteurs qui naissent. Bien que faisant l'objet de nombreuses études, les raisons de cette inégalité de répartition sont encore inconnue. Au niveau mondial, et ce, malgré le changement de propriétaire dès qu'un enfant né, un homme ne donne que 1.2 enfants et une femme 0.4 enfants. Dans l'État 34, je sais que les chiffres sont encore pires.

Pour l'instant, le nombre d'humains restants permet encore la survie de l'espèce humaine. Mais si le monde subit la chute vertigineuse de l'État 34, d'ici une dizaine de générations, les Humains prendront le chemin de l'extinction. Alors, il a été décidé par la Suprême de toutes nous sensibiliser à ce souci. Pour que les femmes veuillent faire des bébés.

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