Quelques sucreries

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 Au crépuscule, là où les ténèbres prenaient peu à peu la place des rayons d’un soleil couchant, une joyeuse musique rythmait les bois. Irving surveillait d’un regard absent les deux garnements dont il avait la charge tandis qu’ils s’enfonçaient parmi les arbres. Son frère et sa sœur avaient insisté pour aller voir les clowns ou les acrobates du cirque qui venait tout juste d’arriver. Leur chapiteau, déjà, s’élevait plus loin. Ils étaient presque arrivés. Sans doute en seraient-ils les premiers visiteurs. Les artistes n’avaient pas eu le temps de faire leur publicité au village. C’était Benjamin qui les avait vus passer par la fenêtre de leur manoir, à l’écart des autres habitations.

 — Je veux manger du pop-corn ! s’écriait le petit garçon.
 — Et moi des pommes d’amour ! chantait son ainée de trois ans, Lydia.

 Dans un soupir, Irving leva les yeux au ciel. Il ne comptait pas leur offrir la moindre sucrerie. Il n’avait accepté de les accompagner que parce que leur diable de mère l’y avait obligé. Ils allaient juste jeter un coup d’œil puis repartir. Ces deux-là n’avaient aucune idée du temps précieux qu’ils lui faisaient perdre avec ces bêtises.

 Arrivés aux abords du chapiteau, les deux enfants se figèrent, des étoiles dans les yeux, sans savoir où donner de la tête. La musique qui les avait guidés jusque-là était désormais couverte par un brouhaha confus. Lorsqu’Irving arriva à la hauteur de ses cadets, il ne put s’empêcher d’admirer le chaos étrangement organisé, tel les étoiles d’une galaxie lointaine, prendre forme sous ses yeux.

 Des dizaines de personnages hauts en couleur se remuaient dans tous les sens et chacun d’eux semblait avoir sa particularité. Là, un homme gigantesque aux muscles saillants, presque parodiques, portait à main nue un guichet, guidé par ce qui devait être deux sœurs siamoises. Des hommes escaladaient avec une habileté surnaturelle un mât afin d’y accrocher des guirlandes. Les clowns maquillés de belles couleurs vives et aux traits rieurs défilaient de partout pour monter manèges et jeux. L’un d’eux était suivi par un plus petit, sûrement un enfant, qui l’imitait jusque dans ses chutes maladroites. Des personnages masqués riaient en compagnie d’un vieux magicien, à en juger son accoutrement. Même des bêtes étaient de sortie, puisqu’on se servait de fiers taureaux aux poils teints pour pousser des roulotes. Enfin, au milieu de tout ce chantier, un homme en costume cobalt criait ordres et conseils en agitant un bâton qui fendait l’air. Il était le chef d’orchestre de cet étrange concerto.

 Une plainte du petit Benjamin rappela Irving à la réalité. Rien n’était encore ouvert et il n’était pas encore possible de se procurer des friandises. C’était un bon point pour leur ainé, un gain de temps comme d’arguments. Mais quand Lydia proposa d’aller voir les cages de plus près, il n’eut pas le temps de le leur interdire que les deux petits démons s’y rendaient déjà en courant.

 Irving pesta intérieurement et se précipita à leur suite. Au moins les deux enfants restaient-ils cachés à l’ombre des arbres. Ces saltimbanques auraient été capables de les attirer pour leur proposer des ballons ou des tours qu’ils auraient ensuite fait payer à leur grand frère. Avec la pénombre qui se faisait de plus en plus importante, cependant, ils passaient parfaitement inaperçus à côté de ce charivari auquel les artistes du cirque s’adonnaient.

 — Regarde, Irving, c’est quoi ? l’appela Benjamin, le doigt pointé sur le contenu d’une des cages. C’est comme une girafe… Ou un zèbre ?

 — Un okapi, soupira-t-il, exaspéré, en regardant l’animal assoupi à la lumière d’une torche aux flammes bleutées. Revenez, on rentre.

 — Mais on n’a pas encore tout vuuuuuu ! protesta la fillette qui tapa du pied avant de retourner s’extasier plus loin.

 Irving soupira de plus belle. Il jeta un regard derrière lui, méfiant. Les gens du cirque ne s’étaient pas rendu compte de leur présence près de leur chapiteau. Pourtant, un bruit sourd attira son attention. Il leva les yeux sur le haut des cages sans rien y apercevoir, du fait de la nuit qui imposait son règne. Un peu mal à l’aise, il décida de couper court à la visite.

 — C’est fini, maintenant, on s’en va, lança-t-il en se rapprochant des deux enfants qui s’étaient arrêtés devant une autre cage, plus loin.

 — Dis, tu vois quelque chose, Irving ?

 Le regard de l’adolescent s’attarda à l’intérieur de la cellule. Elle était entièrement vide, mais il y subsistait, au sol, de grosses tâches sombres, comme si on avait vidé un seau de liquide au milieu. L’ainé fronça les sourcils et déglutit en imaginant qu’il puisse s’agir de sang. Soudain, une grosse goutte tomba sur sa chaussure. Lui et sa fratrie baissèrent les yeux pour remarquer qu’une légère fumée s’échappait du soulier atteint. Puis, d’un même geste, ils relevèrent la tête.

 Depuis le toit de la cage, un étrange visage les observait avec un sourire carnassier. Ses traits n’étaient pas humains, ou à peine. Quelques écailles semblaient parsemer sa peau et son nez se résumait en deux fentes. La créature avait un double, non, un triple menton, qui dégoulinait de cette salive épaisse qui avait souillé la godasse d’Irving. Mais le plus troublant résidait peut-être dans son regard, fixé sur les trois intrus comme sur un gros gâteau au chocolat.

 Pour Irving, le temps et la musique s’étaient arrêtés. Il crut un instant n’entendre que les battements de son cœur avant de se rendre compte qu’il s’agissait plutôt des gargouillis de la créature. Alerté par ce constat, il saisit sa sœur et son frère par les bras puis fit volte-face pour prendre la poudre d’escampette. Mais alors qu’il les entrainait dans sa fuite, Lydia poussa un cri mêlant douleur et surprise. Il sembla alors à son grand frère qu’elle lui opposait de la résistance. Il comprit en tournant la tête vers elle que sa pauvre cadette n’en était pas responsable.

 Une langue immense venait de surgir de la gueule de la créature pour s’enrouler autour de l’autre bras de Lydia. La bête de foire s’était ensuite laissée tombée au sol, exposant un corps obèse aux jambes un peu trop courtes, recouvert d’un mélange de peau et d’écailles. Le monstre, néanmoins, était vêtu d’une hideuse chemise ainsi que d’un tout aussi horrible simulacre de pantalon. Il leur adressait toujours ce même regard gourmand.

 Irving hurla à Benjamin de s’enfuir sans se retourner. L’enfant, apeuré, obéit sans hésiter et s’enfonça dans les bois sombres. Puis le grand frère essaya de libérer Lydia qui pleurnichait de douleur. Il constata avec horreur que la salive de la créature était en train de décomposer lentement les chairs de la fillette. S’armant d’une branche qui trainait là, il frappa de toutes ses forces sur le long muscle de cauchemar. Mais son arme elle-même y resta collée tout en s’y désagrégeant, comme de la barbe à papa sur la langue monstrueuse. La scène était désespérante. Enfin, sans crier gare, le monstre rétracta violemment sa langue pour attirer la gamine jusqu’à sa portée. Avant d’Irving ne puisse réagir, l’obèse ouvrit sa bouche gigantesque à la manière d’un serpent et engloutit Lydia jusqu’au buste. Le corps de l’enfant cessa aussitôt de se secouer. Du sang dégoulinait de la gueule de la bête.

 L’adolescent tomba à genoux, impuissant et incapable de bouger. Il assista au spectacle du monstre dévorant lentement sa sœur, anéanti. Son corps refusait de réagir. Puis le prédateur s’approcha de lui. Chacun de ses pas malhabiles secouait les cailloux au sol. La créature s’arrêta juste devant le jeune homme le toisant avec, dans le regard, cet appétit qu’il n’avait pas perdu. Il devait faire au moins deux mètre cinquante, peut-être plus. Cependant, cela n’avait plus aucune importance pour Irving.

 Il sentit la langue s’enrouler autour de lui tel un boa constrictor. L’étreinte n’était pas particulièrement forte, mais la salive attaquait les vêtements de l’adolescent. Très vite, il sentit que sa peau brûlait à son contact. Même cette douleur intense ne parvint pas à le ramener à la réalité à temps.

 — C’est là que tu te cachais, Estom ? le gronda Mr Loyal en arrivant sur place quelques minutes plus tard.

 L’imposant estomac sur pattes se tourna vers lui. Cela faisait longtemps qu’ils se connaissaient. Pourtant, le présentateur du cirque était toujours méfiant envers cette créature qui ne cessait de le regarder comme s’il était un met raffiné. Suspectant, un mauvais coup, il observa les alentours à la lumière des torches qui l’avaient suivi en flottant dans les airs, tels des fantômes. Cependant, il n’y avait plus aucune trace des enfants. Estom n’en avait pas laissé la moindre miette.

 — Le Directeur te fait savoir que tu as la permission d’aller chasser pour ce soir, lui lança finalement Mr Loyal. Tu devrais trouver des sangliers ou des cerfs pour te rassasier.

 Puis il fit volte-face, sans demander son reste. Estom tourna alors sa tête vers les bois, se léchant déjà les babines. Rassasié, il ne l’avait jamais été depuis sa naissance. Toujours la faim, cette faim insatiable, l’avait guidé. Il comptait bien se procurer une dernière sucrerie qui devait encore se trouver, quelque part, dans ces bois.

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