Jean de Florette

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" Tout d'abord, il y eut les nouvelles machines.

Bien sûr, il faut un tracteur dernier cri. Une belle bête à 600 000 euros ! Pas moins !

Car il faut bien s'équiper quand on reprend une exploitation agricole.

Mais il ne fallait pas s'inquiéter. On m'appuyait, on m'aidait, on me soutenait.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

" Là, j'admets. Ce doit être un suicide."

Le grand policier regardait le corps de la malheureuse victime. Un homme, couché sur son lit, les bras croisés sur le corps et le visage amaigri.

" Nous sommes maudits, grogna Rivette. Encore un suicide.

- Ou pas... De quoi est-il mort ? "

Rivette examina les lieux en secouant la tête. Toute la maison respirait la détresse. Même lui voyait le malheur et l'agonie dans les tapisseries défraîchies et les traces d'humidité, dans l'absence de télévision et l'électricité coupée.

" De misère."

" Ensuite, il y eut les animaux.

J'aime les bêtes, je suis paysan dans l'âme. Reprendre cette exploitation était un pur bonheur.

Des vaches ! Des Normandes, jolies et calmes. Elles sont de bonnes mères, elles sont de bonnes laitières.

Bien sûr, il faudrait des Prim'Holstein. Elles produisent plus de lait, elles sont endurantes et

bien adaptées à la traite électrique.

On me l'a répété sans cesse. Production, production, production.

Mais qui va acheter mon lait ? On me donnait des noms, on m'indiquait des coopératives, on m'expliquait les rouages de la société agricole.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

" Mhmm. Monsieur Galieni était un brave homme, assurait le banquier, désolé. Mais il n'arrivait plus à payer ses factures.

- Donc il s'est suicidé !, asséna l'inspecteur Rivette, sans douceur.

- C'est un incident malencontreux, reconnut le banquier. Nous avons essayé d'aider M. Galieni. La vie est difficile pour les agriculteurs, nous le savons. Nous avons reculé ses échéances, supprimé les agios... Nous l'avons soutenu.

- Nous ne vous accusons pas !, opposa Rivette.

- M. Galieni avait une santé délicate. Surtout les derniers temps. Il ne pouvait plus travailler... La perte de ses bêtes a été une terrible épreuve pour lui. Nous avons essayé de l'aider..."

Rivette ne disait rien, il contemplait le mur derrière le banquier.

Car contre ce mur se tenait son collègue. Et l'inspecteur hochait la tête sans rien dire.

Oui, c'était la vérité.

" J'aimais mes bêtes. La dernière vache que j'ai vendue s'appelait Béatrice. Oui, je sais. C'était un nom de femme. Mais que voulez-vous ? Je suis sentimental.

J'ai pas de femme, pas d'enfant, pas de famille.

Mais j'ai mon métier !

Donc je me suis lancé dans les céréales.

J'avais des terres, j'avais la santé et la jeunesse !

Donc, il y eut les achats de produits chimiques divers et variés, et les semences, et les machines...

Car il fallait s'équiper avec soin quand on devenait céréalier.

Bien sûr, je suis un tenant de l'agriculture raisonnée. Plus tard, je ferai dans le bio.

On avait fait la grimace en entendant le mot "bio" mais on m'assurait d'un soutien sans faille.

Qui va m'acheter mon blé ? Moins de noms, moins de coopératives, il y avait des plus gros que moi qui passaient avant moi. Il faut produire pour être reconnu, peu importe comment.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

" Galieni était un collègue ! Un copain !, assurait l'agriculteur, attristé. On appartenait au même syndicat. On a fait les mêmes grèves. Cela rapproche ! Agriculteurs en colère et opération escargot ! Cela rapproche !"

L'homme était triste, il regardait le policier assis devant lui, un café encore chaud entre les mains.

" Oui, un pote. On a fait les mêmes manifestations et on a connu les mêmes merdes ! La vie est dure pour les paysans !

- Vous pensez qu'il s'est suicidé ?

- Possible. On y pense tous un jour ou l'autre dans ce foutu boulot. Le jour où il a perdu ses bêtes, il y a pensé. Je le sais. J'ai pensé la même chose.

- Mais vous ne vous êtes pas...

- J'ai une femme, un gosse et pas envie de crever ! Je suis toujours là et merde aux autres !"

L'agriculteur se redressa, le regard moqueur mais infiniment amer.

" Mais parfois...on ne peut pas faire face. Surtout lorsque la santé est touchée.

- Galieni était malade, on nous a dit.

- Oui, un cancer de merde, je crois."

" Plus de bêtes, je suis devenu céréalier.

J'aimais beaucoup parcourir mes champs, sur mon tracteur et voir le blé pousser.

Si beau, en rang, si vert, lors des jeunes pousses, si jaune, au temps des moissons...

Et on passe et on repasse.

Labour, semaille, engrais, insecticide, irrigation, fongicide, pesticide, engrais, irrigation, moisson...

On achète beaucoup, on achète souvent.

Car il fallait s'endetter avant de pouvoir récolter...et espérer rentrer dans ses frais. Faire des bénéfices était exclu mais au moins s'en sortir la tête haute !

La banque me soutenait ! La coopérative me soutenait !

Et ce fut la santé qui flancha. Je n'ai pas réussi à faire face et j'ai vu mes champs perdre de leur valeur.

Soignez-vous bien, M. Galieni ! Il vous faut un aide et cela ira mieux dans quelques semaines.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

" Ce n'est peut-être pas un suicide, murmura le vieux policier en examinant le rapport d'autopsie.

- Allons donc !, se moqua Rivette. Ce type n'avait pas d'ennemis mais il avait des dettes. La banque allait le lâcher et il a abandonné. Je comprends cela.

- Avez-vous vu un cancer dans son rapport médical ?

- Pas vraiment, mais j'ai vu la mis...

- Lisez-le !"

Rivette saisit le rapport qui flottait dans les airs au regard des autres qui auraient pu être présents.

Dieu merci, ils étaient seuls dans le bureau.

" Crampes abdominales, diarrhée, signes de nervosité, transpiration excessive, difficultés respiratoires, troubles de vision... Le médecin a prescrit des calmants et un traitement sévère pour les risques de pancréatite aiguë. Il a aussi conseillé de consulter un psychologue pour les difficultés d'attention et les soucis d'insomnie."

Rivette reposa le rapport sur le bureau et chercha des yeux son collègue fantômatique.

" Ce pourrait être un cancer du pancréas.

- Vous en connaissez les symptômes ?

- Mon père est décédé de cela."

Le vieux policier ne dit rien et Rivette le regarda, suspicieux.

" Vous le saviez déjà, n'est-ce-pas ?"

Le fantôme eut un sourire contrit.

" Qui me tenait compagnie à votre chevet à l'hôpital ?"

" Je voulais être agriculteur.

Je ne suis plus rien.

La santé ne va pas et n'ira jamais.

Une pancréatite ? Un cancer du pancréas ? Du colon ? De la prostate ?

Je voulais juste devenir agriculteur. Comme les gosses !

Un gros tracteur, des champs et des vaches.

Je voulais juste nourrir le monde et vivre de ça, décemment.

Pas forcément devenir riche.

Juste vivre de mes champs et de mes bêtes.

Cela n'aura pas lieu.

Un putain de cancer.

Mais à cause de quoi ?

Car il est forcément dû à une cause ! Mon médecin a consulté mes analyses et a froncé les sourcils.

" Vous utilisez des insecticices organophosphorés ou des carbamates ? "

Oui, mais il n'y a aucun risque si on les utilise conformément au mode d'emploi. Aucun risque !

Bien entendu, il n'y a aucun risque, ni pour les humains, ni pour l'environnement, M. Galieni, si on suit le mode d'emploi avec soin.

L'avait-il fait ? Oui. Bien entendu.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

" Merde, fit Rivette. Vous avez parlé avec mon père ?

- Il est venu vous voir tous les jours à l'hôpital. Et il allait ensuite voir votre mère."

Le vieux policier baissait les yeux, honteux et penaud.

" Ma mère croit que notre père l'écoute au cimetière. Elle y va presque tous les jours. Il l'écoute ?

- Je ne peux pas vous répondre.

- Les morts nous entendent ?

- Je ne peux pas vous répondre.

- Mais vous avez parlé à mon père ? Il entend ce que dit ma mère ?

- Je ne peux pas vous répondre."

Rivette se leva et la chaise tomba derrière lui dans un bruit mat.

" ELLE LUI PARLE DEPUIS DIX ANS ! PUTAIN ! EST-CE QU'IL L'ENTEND ?

- Nous ne sommes pas tous capable d'entrer en communication avec les vivants. Sinon..."

Le vieux policier leva ses mains, elles devenaient transparentes dans la lumière du jour.

" Sinon, j'aurai empêché d'autres vivants de mourir...ou de se laisser mourir...

- Elle lui parle, il l'entend mais il ne peut rien faire pour lui répondre, c'est cela ?

- Oui. Vous êtes le premier avec qui j'ai une interaction en deux cents ans. Votre père...attend votre mère... Et il est venu vous voir...

- Est-il là ?"

Un silence.

Rivette regarda son collègue qui secoua la tête.

" L'homme est mort d'un empoisonnement prolongé aux pesticides qu'il utilisait pour ses champs. Etait-ce un accident ? Suivait-il les recommandations ? A-t-il négligé sa santé ? Nous ne le saurons pas, Rivette.

- Ce produit est dangereux !, asséna Rivette.

- Comme tous les produits phytosanitaires. Pesticides et insecticides. Mais si on suit les consignes de sécurité...

- Vous y croyez, inspecteur ?

- Qui saura la vérité ? C'est encore une bataille entre experts ! "

" Je voulais être agriculteur. J'avais des champs et des bêtes.

De merveilleuses vaches.

Un merveilleux rêve.

Et je suis tombé malade.

Mon médecin m'a conseillé de cesser le métier et de prendre soin de ma santé.

Mon avocat m'a conseillé de porter plainte contre les fabricants des produits phytosanitaires que j'ai utilisés.

Je suis fatigué.

J'ai tout arrêté.

J'ai arrêté mon métier. Vendu tout ce qui avait de la valeur.

J'ai arrêté mon traitement. Pour ce qu'il me restait à vivre.

J'ai cessé de répondre aux courriers de mon avocat.

Je me suis couché et j'ai attendu.

Pas de souci...pas de souci...pas de souci..."

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