On va sortir

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   Tout me convenait dans sa proposition. Je ne pensais pas au succès assuré du résultat mais la perspective de changer enfin quelque chose dans la vie qui était la mienne me poussait à toutes les audaces. Il y a bien longtemps que je n’avais pas dit oui. Et la voix au téléphone me paraissait être celle d’un individu doté des plus solides intentions. En tout cas elles semblaient s’accorder parfaitement avec les miennes. De toute manière j’avais besoin de neuf. Il suffit parfois de suivre une impulsion ou d’accepter ce qui vient d’un autre pour améliorer l’ordinaire. J’avais vingt-quatre ans, des muscles saillants travaillés sur les spots de Lacanau et mon mètre quatre-vingt-deux constituait une belle assurance tous risques. Mon âge me rendait parfois inconscient mais c’était un détail pour moi.

   Un parfait inconnu déniché sur un réseau social, en manque d’aventure et qui me proposait de l’accompagner à Barcelone à la découverte de Gaudi. Avec la volonté de changer radicalement certains aspects de sa vie. C’était un de ces sites qui se proposent de mettre en relations des personnes pour partager des loisirs. Ça tombait bien, des loisirs, je n’en avais pas beaucoup, le travail occupant la majeure partie de mon temps. Rendez-vous était pris pour le samedi suivant. En quelques heures de transport, nous serions sur place. Je ne parlais pas un mot d’espagnol mais j’espérais apprendre quelques phrases. Le type avait le même âge que moi, il s’appelait Marco et ne cherchait pas autre chose que de passer un peu de bon temps tout en rompant des liens qui devaient lui peser. Et surtout, ce voyage avait un but que j’avais déjà eu l’occasion d’atteindre régulièrement par le passé. Il avait besoin de moi et j’avais accepté de lui apporter cette aide qu’il réclamait.

   Je l’attends au bord d’un rond-point, un sac à dos en bandoulière. Une petite voiture se gare à mes pieds, c’est lui. Une fois assis à sa droite sur le siège passager, je remarque immédiatement l’autre personne à l’arrière. C’est une jeune femme, mince, le cheveu noir corbeau, l’allure assez négligée. Elle se présente en me lançant un sourire sympa. Elle s’appelle Marianne. Elle a un accent dont l’origine m’échappe. Le long de la route, filant vers la Catalogne, elle n’a de cesse de parler avec Marco. Ces deux-là semblent se connaître depuis très longtemps. Marco, les mains fermement posées sur le volant, ne ressemble pas à l’image que je me faisais de lui. Il paraît plus jeune que les trente-six qu’il m’avait annoncés. Une fine moustache, le cheveu court, une chemise colorée, il semble être un homme calme et raffiné. Je songe alors que lui et Marianne forment un duo assez étrange, lui si élégant, elle si quelconque. Une conversation entre nous trois porte sur les voyages passés et à venir que les uns et les autres ont réalisé ou espèrent faire un jour prochain. Marianne n’a jamais été en Espagne même si elle avoue maîtriser la langue. Marco a plutôt eu l’occasion de parcourir quelques pays du nord de l’Europe comme l’Irlande ou le Danemark. Peu à peu, bercé par le ronronnement du moteur, le sommeil commence à me gagner et c’est en toute confiance que je me laisse aller.

   Ce sont des éclats de voix particulièrement bruyants qui me tirent de ma petite sieste. C’est Marianne qui assomme Marco de reproches à propos d’une autre femme. Marco s’efforce de la calmer avant de l’attaquer sur de supposées fautes. La situation devient à ce point tendue que j’envisage d’intervenir mais je sens bien que ce n’est pas le bon moment. Au bout de quelques dizaines de minutes de ces échanges de piques et d’invectives, je prends la parole pour proposer de faire une pause. Marco me répond alors qu’à la prochaine station-service, il va faire un arrêt, le temps de boire un café, de marcher un peu, de prendre éventuellement de l’essence et permettre à chacun de souffler. Paradoxalement, après mon intervention, un silence presque pesant s’installe dans l’habitacle de la voiture. Marianne se tait, regardant par la fenêtre. J’avais refait surface dans leur vie en sortant du sommeil. Ils semblaient avoir quitté leur dispute pour me prêter attention à nouveau. Au loin les Pyrénées se font de plus en plus lointaines. Nous roulons sur l’AP7 depuis quelques dizaines de kilomètres. De la musique électro comble le vide. Un bref coup d’œil en arrière me permet de constater que le visage de Marianne demeure dur et fermé.

   Dans la station-service, chacun part dans son coin sitôt franchi les portes automatiques. Marianne s’engouffre vers les toilettes alors que Marco se dirige à l’opposé, vers les machines à café. Je décide de le rejoindre après avoir jeté un bref coup d’œil aux périodiques. Je sélectionne un cappuccino et m’approche de lui, le gobelet fumant dans les mains. C’est Marco qui parle le premier. Il minimise la conversation animée. Il m’explique que Marianne, initialement, voulait venir avec une amie. Ce qu’il a refusé de toutes ses forces, sans quoi le voyage n’aurait plus été le même. La veille du départ, Marianne a fini par céder. Finalement cela ne changeait rien à sa proposition au téléphone, la première fois que nous nous sommes parlé. Quelques ajustements seraient nécessaires selon lui mais la partie promettait encore d’être sympa.

   Quelques instants plus tard, Marianne nous rejoint, souriante, un paquet de pâtisseries sous le bras. Elle ouvre l’emballage devant moi et m’invite à me servir. Je ne sens plus de tension entre elle et Marco. Ils échangent même des propos gentils. Tout semble reprendre un cours plus serein. Nous retournons à la voiture et après un rapide plein de carburant, nous reprenons la route vers Barcelone. La nuit approche et le flot de véhicules perd de sa densité. Nous convenons de dîner après avoir pris possession de l’appartement que nous avons loué pour le week-end.

   C’est au moment d’aller dormir, après une soirée plutôt agréable pendant laquelle Marianne m’a posé mille questions, que les choses prennent une tournure différente. Marco vient dans ma chambre et s’assoit sur mon lit. Il pleure comme un gamin. Il refuse de faire ce pour quoi nous sommes là. Il n’a plus le cran d’aller jusqu’au bout de cet étrange voyage. Pourtant, lorsque nous avions partagé les tâches au téléphone, tout lui semblait clair. Je prends Marco dans mes bras, lui caresse la nuque avec un peu de tendresse. Je lui annonce que je prends les choses en main. Il accepte, avoue que cela vaut mieux ainsi. Je quitte Marco et rejoins Marianne dans sa chambre. Elle est surprise de me voir arriver mais je prétexte le besoin de trouver une serviette de toilette. Elle me suit dans la salle de bains. Après quelques minutes, je quitte sa chambre et je retourne dans la mienne. Marco s’était déshabillé et allongé. Je reste debout à le regarder. Sa beauté me fait chavirer.

   La Sagrada Familia est envahie de monde. Immense, majestueuse, incroyablement déroutante, je n’ai pas de mots pour décrire ce monstre religieux en construction perpétuelle. La cathédrale voulue par Gaudi n’a pas d’équivalent dans le monde. C’est Marianne qui dissimule le paquet sous ses vêtements. Au contrôle, nous passons sans le moindre problème. Grimper dans l’une des tours de la façade de la nativité est d’une facilité déconcertante. Marco connaît parfaitement lieux et nous entraîne dans un escalier interdit au public. En quelques minutes à peine, la banderole est déployée et s’étale à la verticale. J’ignore totalement ce qui est écrit sur le tissu. Guère le temps de s’attarder, nous descendons les escaliers rapidement, fendons la foule des touristes et regagnons la sortie. Nous faisons le tour du bâtiment pour se poster devant la façade où des grappes de personnes, les yeux vers le haut, le Smartphone à la main, immortalisent notre message.

   Marco m’avait évoqué la défense de l’écologie et la sauvegarde de la planète, c’est ce qui m’avait séduit dans sa proposition. L’adresse d’un site internet s’étale sur la banderole. saverenatosanchez.org. Je m’attendais à un slogan, à une dénonciation ou à un commandement. Comme d’autres autour de moi, je saisis l’adresse sur Google et découvre qui est ce Renato Sanchez. Un type réfugié à l’intérieur de l’ambassade du Mexique à Washington. Le site ne dit pas grand-chose de plus. Si ce n’est qu’il détient des documents que les États Unis et toutes les grandes puissances de ce monde veulent tenir secrets. Une sorte de Julian Assange. Sauf que Sanchez affirme posséder de quoi faire tomber toutes les grandes démocraties de la planète, des documents qui montrent comment les principaux dirigeants ont conclu un pacte pour laisser la Terre se désagréger sous l’effet des changements climatiques. En cherchant sur Google, il n’y a aucun résultat sur Renato Sanchez. Une heure après, des centaines d’articles sont disponibles et le mouvement ne fait que s’amplifier. La une du Washington Post affiche un article d’une trentaine de lignes. Le New Yorker lui emboîte le pas presque instantanément.

   Marco se tourne vers moi. Il me dit que nous sommes les premiers. Que nous sommes ceux qui ont révélé l’existence de Renato Sanchez aux yeux de tous. Que Renato est son frère. Que la fille qui devait venir est la petite amie de Renato. À la dernière minute, elle a renoncé au voyage.

   Je regarde à nouveau la banderole. Je me sens puissant. Devant la façade de la nativité, je ressens une immense fierté. Et qu’importe si nous avons été filmés tout au long de notre périple et que la police ne tardera pas à nous retrouver. D’ailleurs je n’y songe guère. Ce que j’ai fait me dépasse. Sur les vagues de Lacanau, à la recherche de la vague d’après, une vague plus forte, une vague qui va m’emporter plus loin, plus vite, je mesure à quel point courir après ce qui me dépasse est la meilleure chose qui puisse m’arriver.

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