La bibliothécaire

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Son dernier jour s’achevait. Depuis cinquante et un ans, elle arpentait les couloirs de la bibliothèque municipale. Experte en matière de rangement et d’archivage, toutes ses collègues se tournaient vers elle dès qu’elles devaient se mettre en quête d’une perle rare qui n’avait pas été empruntée depuis une éternité. Elle n’avait besoin que d’une poignée de secondes avant de sortir l’introuvable, sous le regard impressionné de son interlocutrice, et augmentait ainsi chaque fois un peu plus sa légende.

Lorsqu’elle avait ouvert les portes du vénérable bâtiment, elle n’était qu’une jeune fille perdue à la recherche d’un emploi. Elle venait de quitter le domicile familial et ne se trouvait pas d’appétence pour les études. Elle avait bien déposé quelques lettres de candidature dans des entreprises du coin, sans succès. La région était en difficulté depuis des années, et n’offrait que bien peu de débouchés. Une amie lui avait dit que la bibliothèque recrutait une personne pour l’entretien, la nuit. C’est donc sans conviction qu’elle s’était présentée, et avec encore plus de surprise qu’elle avait été embauchée.

Son travail était simple. Elle arrivait lorsque les autres repartaient, et passait les heures suivantes à nettoyer la grande salle de lecture, les kilomètres d’étagères et le dédale des couloirs des archives, au sous-sol. Elle aimait la solitude, et n’avait pas peur de rester sans personne à qui parler nuit après nuit.

Les premiers mois s’étaient passés sans rien de notable. Elle avait établi une forme de routine qui la rassurait. D’abord les étages inférieurs. Ensuite la section histoire. Puis les romans policiers, les atlas, les traités de droit et de religion. Elle poursuivait ainsi sa tournée, des thèses aux recueils, des mémoires aux nouvelles, sans jamais prendre le temps d’ouvrir l’un ou l’autre des ouvrages. Elle n’avait jamais vraiment lu dans sa vie. Tout juste quelques pièces de théâtre au collège.

Dure à la tâche, elle avait fini de tout épousseter et tout laver avant minuit. Il lui restait alors des heures entières à rêvasser, assise dans la majestueuse salle de la bibliothèque.

Elle aimait ces grandes tables recouvertes de cuir teinté de vert, ces chaises de bois qui craquaient sous le poids de leurs occupants, ces lampes alignées tout le long des rangées. Elle admirait la symétrie des étagères qui montaient jusqu’au plafond, cette coursive d’où l’on surplombait l’ensemble. Elle respirait les effluves de papier, de cire et de vernis. Elle écoutait le silence, perturbé par instants par le craquement des meubles anciens. Et elle se laissait aller à ses songes qui l’occupaient dès qu’elle avait un moment de repos.

Une nuit, elle entendit quelque chose tomber par terre, dans le coin des romans d’aventures. Elle sursauta, tendit l’oreille. Le silence à nouveau. Elle se leva à la recherche de ce qui avait pu perturber ainsi sa tranquillité. Un livre, du haut d’une armoire, avait chuté au sol. Il était ouvert, mais ne semblait pas avoir trop souffert du choc. Elle se pencha pour le refermer et le ranger avec soin, quand ses yeux se posèrent sur ces mots :

« — Halte-là ! Cria Silver. Que te crois-tu donc ici, Tom Morgan ? Capitaine, hein ? Par tous les diables, je t’apprendrai le contraire ! »

Elle retourna l’ouvrage et lit le titre : R.L Stevenson. L’île au trésor.

Intriguée par ces lignes, captivée par leur signification, elle s’assit à même le sol, en tailleur, et se mit à lire.

Depuis ce jour, il ne se passait pas une nuit sans qu’elle ne dévore tous les récits qu’elle trouvait. Elle ramenait chez elle tout ce qu’elle pouvait et restait des heures entières assise dans son fauteuil à avaler les lignes les unes après les autres.

Lorsqu’on lui proposa de passer bibliothécaire deux ans plus tard, elle accepta avec joie. On venait à présent la voir pour lui demander conseil, sur des livres, des auteurs. Elle les avait tous lus, et retrouvait ses personnages préférés avec plaisir dès qu’elle le pouvait. Sa vie entière ne tournait plus désormais qu’autour de ses lectures. Elle possédait tant d’amis de papier qu’elle n’éprouvait pas le besoin de rencontrer d’autres personnes. Elle ne participait à aucun repas avec ses collègues, n’allait voir ses parents qu’une fois par mois, pour le rendez-vous dominical de rigueur. Pas de sorties, pas de cinéma. Pas d’amoureux, non plus. Elle se sentait heureuse, dans cette solitude pleine d’histoires et d’expériences.

Les années étaient passées. On souriait parfois lorsqu’on la voyait arpenter les travées, avec ses jupes plissées et ses chemisiers démodés. Des rumeurs circulaient à son propos. On la disait sorcière. On lui prêtait une double vie. On chuchotait qu’elle dormait même toutes les nuits dans les sous-sols du bâtiment. S’ils savaient. Elle ne possédait pas deux vies, elle en avait cent. Elle n’était pas que sorcière, elle était aussi aventurière, astronaute, princesse, guerrière, agent secret, détective, capitaine au long cours ou exploratrice. Et oui, elle cachait bien un lit dans les profondeurs des couloirs oubliés, où elle dormait parfois lorsqu’elle n’avait pas eu le temps de finir un chapitre.

Mais le jour de la retraite était arrivé. Ses collègues lui avaient organisé un pot d’adieu, quelques habitués étaient même venus. On la regretterait, on lui souhaitait un bon repos, on espérait qu’elle profiterait bien de ces années à venir. Elle souriait, polie. Échangeait quelques mots, remerciait les présents. Mais au plus profond de son être, elle se morfondait. Elle allait quitter sa vie, ses amis imaginaires, ses livres. Elle reviendrait, bien sûr, mais ce ne serait plus pareil. Elle ne serait plus qu’une visiteuse, un de ces êtres un peu étranges qui passaient leurs journées dans la salle de lecture, et qu’on prenait en pitié.

Les convives étaient partis. Elle avait demandé à rester seule, une dernière fois. On lui avait accordé cet ultime cadeau, non sans échanger quelques regards complices. Elle serait vraiment toujours… particulière, se disait-on.

Elle avait parcouru les rangées de tables, avait éteint les lampes, refermé le grand livre des emprunts. Elle avait glissé son badge dans le tiroir du bureau où elle se tenait depuis des années et avait déposé ses clés à côté. Il lui suffira de claquer la porte derrière elle. Elle huma une dernière fois ces senteurs qu’elle croyait éternelles.

Un bruit, dans la section des romans d’aventures.

Elle sourit en pensant à sa première découverte, si longtemps auparavant. Elle s’y dirigea en silence, emplie d’une nostalgie qui lui faisait se remémorer ces premières lignes parcourues.

Un livre sur le sol. Ouvert.

Un frisson traversa son corps.

Elle se pencha pour le ramasser. Stevenson, bien sûr.

Elle manqua de le lâcher sous le coup de l’émotion.

Elle resta ainsi une poignée de secondes, immobile.

Était-ce l’odeur de la mer qu’elle sentait autour d’elle ?

La couverture de l’ouvrage ne devenait-elle pas rugueuse et biscornue, comme ces livres de bord rongés par le sel et par l’eau ?

N’entendait-elle pas à présent les cris d’hommes qui grimpaient dans les cordages d’un navire ?

Une voix, dure et forte, résonna :

« Capitaine ! On vous attend ! Long John est en vue, nous avons besoin de vous ! »

Ils avaient promis qu’ils viendraient la chercher.

Elle plongea une dernière fois son regard sur les lignes tracées sur le papier.

Une dernière fois...

On ne retrouva plus le lendemain qu’un livre ouvert en deux, baignant dans une mare d’eau salée.

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