Eclipse

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C'est un été lourd, instable comme un gros pull plein d'électricité statique. On sent l'orage qui somnole, les remous d'air dense qui traînent par vague sur la peau. Ça pullule de gens sur la berge et au loin sur la passerelle. Tout le monde s'est pointé en même temps.

On s'est posé comme ça au pif, mains à plat sur le talus bosselé, là où l'herbe gratte et où les joncs sont longs comme le bras, un pack de Kro à nos pieds.

Laura parle du bleu pastel sur les murs craquelés d'un motel moisi de Long Beach, de donuts nappés à la myrtille et de skaters sexys.

Elle a l'alcool rébarbatif, rasoir. Ça fait bien trois jours qu'elle nous le pétrit, son périple californien saveur pancake au beurre ; 10 semaines à la merci du vent salé, bains de minuit à la lisière du Pacifique et arpèges on the beach sur fond de sunset écarlate.

Ça sent le foin sec, l'été qui se meurt. Les reflets du soleil grelottent sur l'étang et je colle le goulot de la bouteille sur mes lèvres ; relents de houblon comme des secrets susurrés à ma blonde.

Mes doigts frôlent ceux de Cécile par dessus l'herbe en friche. Elle écoute Laura, sans décrocher un mot, un regard une fois ou deux peut-être, quand elle lâche des mots en anglais comme ça à la volée, avec son accent ciselé.

Autour de nous, la foule s'amasse, se croise, s'enjambe. Les mamans marchent en lobbys et la marmaille suit, papa ferme la marche, digne comme un gros chat, bermuda blanc et mollets fermes, hâlés. Un papy déploie son transat qu'a fait la guerre tout comme lui et à côté, les minettes ont la peau qui colle, les yeux pailletés. Elles mâchent du carambar mou coude-à-coude sous un vieux saule ; le dernier Katy Perry les rend tristes.

C'est une éclipse totale du soleil, ça arrive tous les 36 du mois c'est-à-dire jamais, précise Réda assis entre Cécile et Laura et ça le fait sautiller comme un cabri sous acide, ça lui redonne la fièvre de la vie, pareil qu'à une rockstar.

Je me demande ce qui fait que les gens aiment se rassembler pour ce genre de trucs qu'ils auraient tout intérêt à observer depuis leur fenêtre, vautré sur le divan, la clim au maximum.
C'est comme à la Coupe du Monde. D'où ça leur sort, cet élan de complicité moite, de bonheur disséminé comme autant de pelés sur la rive, qui fait qu'ils arrêtent de se taper dessus un instant pour respirer le même air mazouté, et ça juste parce que les astres sont en parfait alignement à l'autre bout du ciel, ou parce que quelque part sur la pelouse d'un stade, un glandu a mis un but sur corner à la 38ème minute de jeu.

J'avale une lampée contrariée en essayant de me rappeler à quel moment j'ai commencé à répondre à tous ces critères.

Cécile reste sans rien dire. Comme d'habitude, son flegme me pèse. Laura lui a manqué, je le vois dans les sourires qui vont et viennent au coin de ses joues. J'avais oublié la façon qu'a cette fille de prendre le monopole de l'air, de l'espace, de Cécile. Ces deux-là s'aiment depuis leur première marelle, à l'époque des poésies et des barrettes à fleurs. Laura est une blonde rebondie, jamais à court d'envies, de premières fois ou de Labello. Elle est parfaite. Elle vit sa vie aux prises avec l'espace-temps, se réinvente chaque jour comme un pauvre slogan de spot publicitaire ; l'œil vif, le talon haut et Cécile dans sa traîne, lassée de moi et de nos premières fois à nous qu'on a brodées comme une belle histoire sur un napperon qui s'effiloche.

Pas loin, un garçon s'écrie. Sa mère lui visse un peu mieux ses lunettes protectrices sur le nez.

Ça commence.

Un morceau de lune coiffe le soleil d'un capuchon noir. Cécile lève les yeux.

J'ai envie de lui prendre la main, mais comme ça, sans arrière pensée comme les minettes en jupe, sous le saule.

L'éclipse est partielle, les enfants s'émerveillent, leurs parents aussi. Ils poussent des cris et des onomatopées sous leurs lunettes en carton et Laura se tait. Cécile ne quitte pas le ciel des yeux.

J'aimerais me repasser le film. Presser le bouton Pause et zoomer pile au moment où ses yeux vert-gris ont viré délavés et sans expression. Oublier qu'on radote, qu'on s'ennuie. Qu'on gît comme du bois mort.

On a l'air de ces couples qui bouffent des pâtes froides dans les reflets halogènes d'une télé plus bruyante qu'eux, et le mobilier qui leur sort par les yeux, qui leur renvoie les rires de clubbeuses sirotant des mojitos frais pour les biens d'une émission spéciale Ibiza pendant qu'ils prennent la poussière, comme la vielle bande d'une VHS.

Ces couples qu'on labellise poétiquement « à la dérive », même que ça fait gigoter les autres, comme le dernier potin à la mode.

Ces couples qui le font sans plus s'aimer dans des draps vieillis, yeux ouverts et chrono lancé.

Qui ont l'invective facile. Les larmes sèches.

Il fait presque noir. Là haut, un croissant de soleil perce les mirettes. Il dure, s'affine. Un sourire de plomb. C'est comme si le ciel se foutait de notre gueule, dit Réda. Ça nous fait rire et la jolie brune qui lui fait de l'œil sur son transat aussi.

Je crains le moment où Cécile et moi, on n'arrivera plus à se supporter, même de profil. Mais qu'on ne se le dira pas parce que c'est trop dur, rien que de l'admettre.

Le ciel n'est presque plus. Une dernière lueur miroite, un petit pois. Ça soulève les cœurs dans la foule, les mots manquent, on jappe, on siffle. Le soleil s'éteint sans qu'on y puisse grand chose et ça a ce côté fatal, comme un compte à rebours imposé.

Enfin ça y est. L'orgasme général, l'Apocalypse instantanée : une couronne de gaz grandiose fend le ciel par éclat. On ôte nos lunettes et ça nous cartonne les iris telle une déferlante intersidérale.

L'éclipse est totale.

L'éclipse est totale et Cécile se retourne et me regarde moi, avec son sourire qui dit tout. Ça dure une demi-seconde mais ça suffit pour que j'en perde tous mes repères. Elle se cale en douce sous mon menton et je me sens minuscule, alors qu'au dessus de nous c'est la fin du monde ou presque, alors que toute la faune terrestre retient son souffle d'une même voix devant Mère Nature qui nous avorte en ce moment même son plus bel instant de grâce, en pleine gueule.

Le film s'est fini en un clin d'œil. Le ciel a doucement repris des couleurs et l'allégresse est retombée comme une pluie fine. Il fait jour à nouveau, les gens se lèvent, transats repliés et manches époussetées ; ils ne se connaissent plus. En face, papa se presse, mieux vaut sortir le monospace avant que la route devienne un bordel pas possible.

Deux minutes et demie de pur n'importe quoi, on est grisés. On laisse les Kronenbourg vides sur la rive et nos lunettes anti-UV dans nos poches, pour se souvenir.

Cécile me prend la main.

Sur le chemin du retour, il fait tiède. Ça sent la poussière mouillée, le diesel. On entend le bruissement lointain de pneus sur la chaussée, la portière d'une berline qui chuinte, le temps d'un silence.

Laura est redevenue chiante, volubile. Ses anneaux d'oreilles citron-vert sont raccords avec la housse de son I-Phone. Elle propose à Cécile de passer la nuit chez elle et la fin de semaine, aussi. There are soooo many things I need to tell you, elle dit, avec son accent improbable, sur le perron de notre immeuble.

Cécile se tourne vers moi et je la regarde. Son nez busqué, ses lèvres ourlées, à la framboise.

Ses pupilles voilées dans la mire de mes remontrances muettes.

« Oh allez, lâche-là un peu, ta Cécile ! Et puis, je suis pas en état de conduire, tu vois bien. », enchaîne Laura, la poitrine secouée de rebonds.

Je me sens rougir jusqu'au trognon.

A l'appart, Cécile prépare son sac en quatre secondes. J'ai l'épaule appuyée contre le chambranle et je la regarde entasser ses robes d'été et ses sous-vêtements comme si elle s'en allait pour toujours. Dans le séjour, j'entends Laura qui cherche de quoi mâcher dans les placards. Elle tend des crackers au beurre à Réda qui prend racine en silence, sur le canapé.

Cécile fouille à tâtons entre les fripes suspendues aux tringles, elle se parle à elle-même, rabat une mèche sur son oreille, l'œil absorbé ; c'est la décision de sa vie. Elle a le visage plein comme une poupée de la haute, très légèrement paumé. Comme ces filles un peu trop bien qu'on croise tard le soir au bord des quais froids de métros, là où ça craint un peu entre deux effluves de pipi aigres, qui cognent des genoux en attendant le dernier train, des perles aux coins des yeux.

Elle détonne. Avec le foutoir de ses fringues, avec Laura et ses frasques à l'hamburger.

Avec moi.

La touriste me supplante d'ailleurs à l'entrée de la chambre et ses bracelets dorés font du hula-hop entre ses doigts potelés. Mon Dieu, elle a-dore ce petit soutif à pois, il faudra que Cécile lui prête un de ces quatre. C'est une absolue nécessité. J'ai des doutes quant à l'extensibilité du tissu, mais je me garde de lui dire. Je les laisse échanger paroles et regards par-dessus le sac de voyage, toutes feu toutes flamme en prémices de ce qui va se passer cette semaine autour de salades de saison et de cosmos fluos : litanies sans fin à propos d'Américains cosmiques et de mecs relous, d'épilation laser et de diète sans sucre ; de boulot, d'avenir. Et de moi, sans doute.

Elles se dirigent vers l'entrée plus vite qu'une claque, apprêtées, extatiques. Réda agite mollement la main vers Laura et puis Cécile m'embrasse sans ciller ; un baiser chaste qui veut rien dire de particulier, une formalité.

Je ferme la porte derrière elles et m'assois près de Réda. Il est à peine 18h00 et je suis vanné comme après seize triathlons.

Réda me regarde, mou comme une chique, pas en état non plus.

« Tu veux dormir ici ? » je lui dis et lui il me fait « Qu'est-ce qui se passe avec Cécile. »

Il se passe rien, rendors-toi.

« Justement. », il dit après une pause et il fixe longuement l'horizon du plan de cuisine, en face.

Il a le vague à l'âme depuis que sa copine de longue date lui a dit qu'elle attendait un bout de gras, là juste sous le nombril. On déprime comme deux pauvres vieux vrillés d'arthrose. Sans le savoir, on a même progressivement troqué nos pintes de bière grasse et nos blagues myso contre des soirées tisanes et confessions plus que mensuelles…

Je passe à autre chose, à l'éclipse que Réda était si excité de voir et qui lui a mis un coup, en fin de compte. Il me dit qu'il aimerait bien que son gamin puisse vivre ça un jour, les éclipses et tous ces trucs de dingos là, mais d'ici que ça se reproduise, on aura sans doute tous claqué.

« Ces choses-là, ça se programme pas. », il ajoute et la vie a subitement un arrière goût trop réel.

On est dépités.

Les clés tournent dans la serrure. Derrière nous : Cécile et ses talons qui claquent.

« T'as oublié quelque chose ? », je dis, la tête redressée par dessus le canapé.

Un anti-allergique, pour l'angora turc de Laura.

Réda me regarde me lever, il a les sourcils en accents circonflexes.

Au fond du couloir, les lumières de la salle de bain s'éteignent aussi vite que Cécile les a allumées et on se rentre dedans à sa sortie, faisant s'ébranler la toile acrylique de sa mère, sur la commode.

Ça nous fait rire légèrement.

« Tu as trouvé ce que tu voulais ? »

Elle fait oui de la tête ; l'applique murale lui fait des yeux clairs.

Puis un silence, lourd. Comme un reproche.

« Je rentre samedi, Adrien… », elle dit alors, comme ça tout bas, les yeux partout sur mes lèvres.

Comme la fois où je l'ai attrapée, au détour d'un lampion en papier aux vingt-trois ans de Réda, à l'époque où mes vannes la faisaient rire. A l'époque où on se foutait des lubies de nos ex en jouant à Uno, assis en lotus sous les draps ; où elle me parlait de ses fantasmes de ruelle sombre à en rougir plus qu'une pivoine et moi j'en avais les yeux qui piquaient, éperdus.

L'un de ces matins de flemme, où la pluie battait en rafales sur les carreaux.

Laura la bipe. On l'entend même jacter au pied de l'immeuble.

Mais on se regarde sans mots, on appréhende.

On s'embrasse.

Un baiser profond et rude, comme avant. Comme cette nuit où on avait foiré la tarte aux poireaux avant un dîner arrosé chez le voisin et qu'on marchait plus très droit en rentrant ; que c'était torride et oppressé, mêlée d'hormones affolées et d'aromes de vieux légumes vapeurs en arrière-fond, elle sur moi dans l'air humide de la chambre, et la lueur des néons du dehors entre les persiennes, comme des lignes sucrées sur son visage languide.

Elle répond à Laura. Le ton est agacé, ça va, deux minutes, et elle s'en va, petite caresse entre mes doigts.

« C'était pourquoi ? », me dit Réda par-dessus le canapé.

Je fais un détour par le frigo pour lui tendre une bière fraîche qu'il refuse, l'air repu.

« Elle avait besoin de médocs pour ses allergies au chat de Laura. »

Il rehausse ses accents circonflexes broussailleux, le nez plissé, les yeux qui se moquent.

« Tu veux dire celui qui a clamsé sous un bus, y'a un an de ça ? »

La capsule de ma bouteille tinte, laissant des vapeurs s'en dégager en effluves glacées, et d'un coup, je tilte.

Sur le divan, Réda est plié en quatre.

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