Chapitre second : la course à l'épée

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Mucius regarda la maison vide avec un serrement dans la poitrine. La peur le saisit au moment de franchir le seuil, et il se demanda s’ils reviendraient, lui et son frère.

L’aube pointait à peine quand ils attelèrent leur chariot pour partir vers le nord. La région de Gimgow était assez montagneuse et plus froide que Marlau ; leurs vêtements étaient empaquetés dans de grands sacs ficelés. Ils n’avaient jamais franchi les frontières de la région.

Durant ce long voyage, Mucius retrouva un peu de son frère, dont le caractère enjoué et bavard revenait. Il avait toujours considéré Thaurus comme son petit frère, non parce qu’il était né juste après lui, mais parce qu’il avait ce côté enfantin, joueur, inconscient parfois. Lorsque les températures commencèrent à chuter, leur bonne humeur se calma. Au fil des auberges et des villages traversés, l’altitude s’accentuait, ils le sentaient tous les deux. Ils dépensèrent une bonne part de leurs économies pour changer de cheval en chemin, afin d’avoir une monture plus adaptée aux dénivelés croissants et au climat rude, et enfin, après plusieurs semaines de route, ils parvinrent à proximité de ce que la carte indiquait comme la frontière avec le comté de Gimgow.

La route, au cours de la dernière journée, s’était révélée bien plus aménagée qu’auparavant. Les régions du nord étaient plus riches, et les voies étaient revêtues de pavés. Après une intersection et un panneau indiquant la direction à prendre, Mucius et Thaurus se retrouvèrent face à un muret de pierre assez bas qui semblait traverser la route et continuer de part et d’autre dans les champs et à travers les arbres. Sur la route, le muret s’interrompait et une pancarte en bois affichait une inscription bien nette : “Comté de Gimgow, les vagabonds ne sont pas les bienvenus. Acceptons les nouveaux habitants seulement. Capitale : Gimwi, 10 km

« Selon ce qui est indiqué, nous ne devrions pas franchir la frontière, dit Mucius

— D’accord, répondit Thaurus, on ne compte pas y rester, c’est vrai, mais on n’a pas non plus vraiment le choix. Je ne pense pas qu’ils mettent des gens en prison à cause de ça. »

Sans attendre, Thaurus fit avancer l’attelage et ils franchirent la frontière.

La région proche de Gimwi était assez plane et parcourue de plantations diverses. Au loin, le massif des Montagnes de Glace s’élevait de façon impressionnante, comme s’il menaçait de se renverser sur la terre. Mucius et Thaurus n’avaient jamais vu de telles choses autrement que dans des illustrations. Après un temps à parcourir la route pavée, ils virent apparaître un autre chariot, venant face à eux. Le vieil homme menant le véhicule gardait la tête baissée, et ne les regarda pas.

« Bonjour, brave homme. Venez-vous de Gimwi, par hasard ? »

Les deux frères ne savaient pas si la route y menait directement, ou s’il y avait d’autres intersections. Le vieil homme ne leva pas la tête et n’arrêta pas sa charrette.

« Hé ! Mon frère vous a posé une question ! » intervint Thaurus.

Mucius ferma les yeux en plissant les lèvres.

« Si vous voulez aller à Gimwi c’est comme vous voulez, mais moi j’en ai eu ma dose ! répondit alors le marchand qui était déjà derrière eux.

— J’espère qu’ils ne sont pas tous comme ça dans le coin, fit Thaurus.

— On verra bien. Allons d’abord à Gimwi pour nous réapprovisionner et nous reposer. Puis nous verrons comment nous rendre à Gowli. »

Deux heures plus tard, ils virent émerger un village, progressivement, de fermes en maisons sur le bord de la route, jusqu’à l’enceinte proprement dite ; un vieux rempart délabré, du temps des premiers colons de Gimgow. Devant l’arche qui permettait d’entrer en ville, il n’y avait comme accueil qu’une plaque de métal gravée sur laquelle ils purent lire : “Gimwi, population 1200. Étrangers, nous n’aimons pas les étrangers.”

« Tu parles d’un accueil, commenta Thaurus. Quel comté de bouseux.

— Thaurus, s’il te plaît, répondit simplement Mucius. »

L’auberge des Quatre Points fut la première qu’ils croisèrent dans la ville ; ils déchargèrent leur chariot et y entrèrent pour profiter au moins de la chaleur dispensée par le feu de la grande pièce.

« Bonjour, messieurs, fit l’aubergiste en souriant. Vous venez vous installer à Gimwi, ou vous continuez votre route ? »

Thaurus regarda son frère, incertain, puis répondit :

« Nous allons continuer, nous cherchons à nous rendre à Gowli. »

Le visage de l’aubergiste changea soudainement. L’homme appuyé sur son comptoir recula et les considéra avec méfiance.

« Gowli ? Comment connaissez-vous ce nom ?

— Pourquoi, intervint Mucius avec étonnement, il y a un problème ?

— Je ne veux rien avoir à faire avec des gens qui cherchent Gowli, fit l’homme derrière le comptoir. Je suis désolé, je n’ai pas de chambre disponible. »

L’homme fit alors le tour du comptoir et leur fit signe de sortir. Son comportement avait changé. Lorsque les deux frères sortirent, à court de mots devant l’étrangeté de la situation, l’aubergiste jeta des coups d’œil à droite et à gauche dans la rue, puis ferma le volet de son établissement.

« Je crois qu’il vaut mieux être discret sur notre destination », commenta Mucius.

Thaurus avait encore la bouche béante, la colère se lisait dans ses yeux. Il serra les dents et hocha la tête en suivant son frère.

Reprenant leur chariot, ils se dirigèrent plus loin, de l’autre côté de la ville, et trouvèrent la pancarte d’indication d’un gîte à l’extérieur des remparts nord.

Le propriétaire ne leur posa pas de question ni ne leur sourit. Les deux frères le payèrent d’avance, et s’installèrent dans une chambre au rez-de-chaussée.

Étalant la carte sur le sol, ils considérèrent la suite de leur voyage. Gowli n’était pas indiqué, mais les cartes n’étaient pas répandues, et étaient souvent dépassées ; il n’y avait plus de données cartographiques centralisées, comme cela avait été le cas à une époque qu’ils n’avaient pas connue. Avant de partir, ils avaient pu situer Gowli, approximativement, d’après les indications contenues dans divers ouvrages. Ils ne pouvaient qu’espérer que le village existe réellement et ne soit pas juste un endroit créé pour étayer certaines légendes. Mais la réaction de l’aubergiste, si elle n’était pas que le fruit d’une superstition, était encourageante.

Le point indiqué à l’encre par Mucius se situait encore plus au nord, proche des Montagnes de Glace. Deux villages étaient accessibles : aux nord-est et nord-ouest, pour se ravitailler, mais cela leur ferait perdre plusieurs jours de route. Ils pouvaient partir en ligne droite, mais c’était un risque, ne sachant pas ce qu’ils allaient trouver là-bas.

Thaurus, les nerfs agités par cette ville et cette population, était bien trop éveillé pour trouver le sommeil. Lorsqu’il entendit son frère ronfler, et après avoir passé trop de temps à juste attendre dans le silence, il se leva et enfila ses habits rapidement. Il avait envie de sortir, de bouger, n’importe quoi.

Le gîte dans lequel ils se trouvaient n’était pas bien grand, et ils n’avaient croisé aucun autre client non plus. Cela lui convenait, vu les animaux de ce patelin. Au moment de rejoindre le hall, Thaurus suspendit ses pas.

« … deux. Je n’ai pas vu d’armes, non.

— Vous êtes sûr que ce sont eux ?

— Des gamins qui viennent du Sud, ouais. Avec un chariot.

— Ils ont parlé de Gowli ?

— Non, mais ils viennent de chez Lachio.

— Très bien. Allons-y.

— Hé, et mon paiement ? »

Thaurus se décolla de la paroi et reprit la direction de la chambre, le cœur battant rapidement. Le type qui parlait au propriétaire ne semblait pas seul, et ils les cherchaient, eux. Il secoua Mucius en l’appelant.

« Mucius, hé. Mucius !

— Hein ? Thaurus ? Qu’est-ce qui…

— Des types. Je crois qu’ils nous cherchent. Et pas pour être sympas. »

Mucius s’assit en se frottant les yeux et vit que son frère était habillé, une bougie à la main.

« Quoi ?

— Des types veulent nous choper. C’est à propos de Gowli. Prends tes fringues, vite ! »

Thaurus enjamba la fenêtre et se retrouva dans les branchages près du gîte. Peu après, Mucius encore en sous-vêtements le rejoignit, ses habits à la main.

« On doit… commença celui-ci.

— Chhht, fit Thaurus en posant un doigt sur sa bouche. »

Dans la chambre au-dessus d’eux, la porte s’ouvrit bruyamment, des pas lourds.

« Merde, ils ont filé. Trouvez-les vite ! Ils ne doivent pas être loin. »

Accroupis parmi les broussailles, Thaurus et Mucius rejoignirent la grange. Atteler le chariot serait trop long, et ils ne pourraient jamais fuir avec le véhicule. Thaurus décida d’abandonner ici quelques surplus et monta alors sur leur cheval, faisant signe à Mucius, en silence, de seller une autre monture qui était parquée dans un box.

Mucius hésita un instant à voler le cheval, mais quand les voix à l’extérieur se rapprochèrent, il cessa de penser et grimpa sur la monture.

Sortant par l’arrière, les deux frères partirent au galop dans la nuit vers la forêt dense s’étendant à l’ouest.

Après avoir marché au pas parmi les arbres et avoir vu s’éloigner la lueur des torches des cavaliers à leur poursuite, ils sentirent s’abattre la fatigue d’une nuit interrompue. L’adrénaline passée, Thaurus sentait son manque de sommeil. Le voyant vaciller sur sa selle, Mucius avisa l’obscurité autour d’eux.

« On dirait qu’ils ont renoncé pour la nuit. Ce serait stupide de poursuivre quelqu’un dans une forêt ainsi. Nous devrions faire de même, c’est dangereux de continuer, pour les chevaux. »

Mucius arrêta sa monture dans un espace dégagé entre des arbres immenses et sortit son paquetage. Dans la forêt, les arbres les protégeaient de l’air vif et du vent, mais le sol restait froid. Mucius étala une des couvertures, en plus du tapis rembourré, sous eux, et les deux frères se collèrent sous la même couverture pour partager un peu de chaleur.

Lorsque l’aube pointa, ce fut le hennissement d’un cheval qui réveilla Thaurus sur le qui-vive.

« Ils sont là, dit-il avant de secouer vigoureusement son frère ».

Sans un mot ils s’habillèrent, ramassèrent leurs affaires, les attachèrent à leurs chevaux et partirent vers le nord. Mucius rangea la boussole dans sa poche. Derrière, les cavaliers à leur recherche progressaient rapidement.

L’orée du bois se profila bientôt, et alors qu’ils croyaient être tirés d’affaire, ils virent les silhouettes se détachant sur la ligne de crête.

« Ils sont une bonne centaine, commenta Mucius, effaré.

— Mais bordel… »

Thaurus se retourna sur sa selle ; leurs poursuivants derrière, la nasse devant.

« Thaurus, descends de cheval.

— Hein ?

— Descends, je te dis, insista Mucius en mettant pied à terre. »

Ils ne pouvaient pas se rendre. Thaurus secouait la tête ; abandonner l’épée était impensable, impossible, juste. Il l’entendait l’appeler, là, au loin.

Lorsque les cavaliers menés par Vixen de Lort rejoignirent l’orée nord du bois de Gim, celui-ci jura avec tout ce qu’il avait de plus violent

« C’est impossible, dit-il entre ses dents. Impossible. »

Si la comtesse apprenait leur échec, il ne donnait pas cher de leurs peaux. Vixen fit signe à ses cavaliers, et ils partirent pour une nouvelle battue en sens inverse.

« Chef ! Du mouvement à l’ouest ! Deux cavaliers ! fit alors un cavalier en arrivant par la gauche. »

Vixen siffla et fit un large mouvement de la main vers ses troupes supplémentaires. Ce n’était pas possible d’être semés par des gosses !

Lorsque les cavaliers furent tous partis en direction de l’ouest, Mucius descendit prudemment du perchoir où ils s’étaient hissés. L’arbre était haut et touffu ; y monter n’avait pas été d’une simplicité enfantine, d’autant plus que leurs corps actuels étaient moins agiles et plus encombrants que ceux de l’époque où grimper partout était leur passe-temps favori.

Thaurus le rejoignit sans autant de prudence.

« Nous voilà à pied, maintenant, dit-il. »

Mucius termina de nouer les cordes à leurs paquetages et enfila le sien en bandoulière. Ils ne pourraient pas atteindre Gowli ainsi, et il ne restait plus qu’à espérer qu’à un des villages repérés plus tôt ils puissent récupérer des montures. Ou plutôt les voler. Voilà donc ce qu’ils étaient devenus.

Ils partirent vers l’est, rejoignant la route partant de Gimwi vers le nord, qui leur permettrait probablement de passer plus inaperçus.

« Nous devrions nous séparer, fit alors Mucius, après une longue réflexion.

— Hein ? fit Thaurus, surpris.

— Ils recherchent deux gosses. Ensemble. Pas deux voyageurs seuls. Nous devrions chacun aller dans une des deux villes et nous rejoindre à Gowli. »

À l’embranchement partant de part et d’autre des premiers reliefs du massif des Montagnes de Glace, Mucius partit à l’est, vers Fort-Gort, et Thaurus s’en alla à l’ouest, vers Gardessac.

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