Les yeux bandés

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Pourquoi avait-elle accepté de le suivre ? Sa vie était-elle donc si inintéressante qu’elle avait eu besoin de chercher un peu d’adrénaline ? À moins que ce ne soit sa curiosité légendaire qui l’eut mise, une fois de plus, dans une situation délicate ? Curiosité bien mal placée, elle devait bien le reconnaître.

Pourtant, au départ, la proposition de Thomas ne lui avait pas paru si délirante que cela : un voyage sensoriel n’avait rien de si terrifiant pour un Nez. Elle qui jonglait avec les odeurs, mais aussi les goûts et les couleurs toute la journée ne pouvait craindre cette nouvelle expérience. Bien sûr, elle s’était inquiétée de savoir si ses sens ne seraient pas mis en danger : après tout, ils étaient son outil de travail depuis une décennie ! Mais Thomas l’avait rassurée : elle ne conserverait de cette expérience que des souvenirs propices à alimenter un peu plus sa créativité de parfumeuse.

Cependant, quand elle tenta de le questionner plus avant, il refusa de lui en dire plus.

Estelle se mit donc à imaginer ce que son petit ami lui préparait : un dîner dans un restaurant plongé dans le noir ? Une nouvelle expo scientifique sur les cinq sens à La Villette ? Une nuit torride sur une plage en bord de mer ?

Pour le moment, alors qu’elle se trouvait à genoux et les yeux bandés dans un endroit qu’elle ne connaissait pas, aucune des trois hypothèses ne pouvait être invalidée. Le cœur battant, la gorge sèche, elle tentait de percer les secrets de la pièce dans laquelle Thomas l’avait laissée en lui disant qu’il revenait dans un instant. Combien durait un instant, déjà ? Parce qu’il paraissait sacrément long à Estelle alors qu’elle torturait le bas de sa robe entre ses doigts.

Des bruits discrets lui parvenaient, des pas étouffés, comme des personnes passant derrière une porte close. Un parfum boisé flottait dans la pièce, fort comme de l’encens, mais trop léger pour qu’il soit encore en train de brûler. Sous ses genoux, la moquette était très épaisse, à tel point qu’elle se demanda s’il ne s’agissait pas plutôt d’une fourrure. Elle inspira délicatement et retrouva une odeur de tannerie qui ne laissa plus planer le doute : elle se trouvait sur une vraie peau de bête ! Mais qu’avait inventé Thomas ? D’autres parfums, plus subtils encore, chatouillaient ses narines : du nettoyant alcoolisé pour les vitres, de la cire d’abeille, mais aussi cette substance plus âcre qui piquait légèrement la gorge, révélant l’utilisation récente d’un produit pour faire briller les métaux.

Le cliquetis d’une clenche : il y avait bien une porte en face d’elle. Elle reconnut immédiatement l’odeur de Thomas, cet appel de lavande caractéristique du parfum qu’elle avait créé pour lui. Il venait d’en mettre, car cette fragrance était celle de tête qui se dispersait autour de lui quand il sortait de la salle de bain. Il embaumait alors ce Sud qu’elle aimait tant. Elle sourit.

– Thomas ?

Il s’approcha, mais passa derrière elle sans la toucher. Estelle tendit la main sur le côté et rencontra la peau nue de son avant-bras musclé. Elle s’apprêtait à se tourner vers lui quand elle comprit que quelqu’un d’autre était entré dans la pièce. Une odeur de fleurs provençales lui chatouilla le nez et elle fronça les sourcils : personne ne pouvait porter le même parfum que Thomas…

Pourtant, quelqu’un s’installa devant elle et elle tendit la main pour le toucher. Ses doigts se mêlèrent à d’autres qui les capturèrent avec délicatesse. Était-ce la paume de Thomas ? Elle déglutit, incertaine du petit jeu qui s’annonçait.

– Thomas ?

Une légère angoisse perçait dans sa voix, mais personne ne lui répondit. Elle eut envie d’enlever son bandeau, mais se retint alors que le bras de Thomas lui échappait. Deux mains larges et chaudes se posèrent sur ses épaules et commencèrent un massage très agréable. Thomas savait qu’elle appréciait énormément ces attentions et elle soupira en fermant les yeux. Après tout, avec Thomas, elle ne risquait rien, non ? Il y avait fort à parier qu’un jeu olfactif était prévu, ou bien un dîner-devinette, et elle ne trouva rien à redire à ces idées. Si ce n’était qu’il était assez troublant de sentir sa main prisonnière d’une troisième qu’elle ne connaissait pas. À moins que ce ne soient les doigts qui descendaient à présent dans son dos qui lui soient inconnus ? Son cœur accéléra légèrement alors qu’un délicieux fourmillement gagnait son intimité.

Une nouvelle odeur de lavande l’interpella alors que la porte se refermait. Des pas feutrés la rejoignirent. Estelle se tendit vers cette présence qu’elle venait de percevoir. Le parfum était le même, mais d’autres fragrances effleuraient son nez d’artiste sans qu’elle eût le temps de les analyser. La personne s’assit à ses côtés, frôlant son épaule nue de son torse, glissant sa bouche à son oreille.

Estelle se figea, entre inquiétude et légère excitation.

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