En terre d'Utopie

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Le 12 Janvier depuis les hauteurs du Causse

Très chère Sol,

Tu le sais, me connaissant bien, je ne commencerai nullement ma lettre par quelque récrimination que ce soit. La période est triste, souvent tragique même. S’en plaindre (on nous rebat les oreilles à longueur de journée des malheurs du monde !), avancerait-il à quelque chose ? Non, l’acte de lucidité, c’est en soi qu’il faut le faire naître et si quelque chose nous chagrine, c’est bien nous qui sommes concernés en premier, non la société (cette abstraction) que, le plus souvent, nous déguisons en bouc émissaire. Regarder adéquatement les événements qui se déroulent, porter un jugement sur leur nature, tout ceci s’adresse d’abord à notre conscience et ceci nous enjoint, sans doute, à énoncer en notre intime cette éthique dont beaucoup parlent sans même s’apercevoir que leurs discours ne font que la tenir à distance. Enfin, épiloguer serait de surcroît.

Que je te dise plutôt le motif de satisfaction qui m’anime en ce matin de brumes diaphanes. Les chênes sont noyés dans une manière d’écume, la ligne d’horizon toujours recule et mes yeux ne découvrent bien plutôt ma propre silhouette qu’ils ne se dirigent sur cet espace soudain devenu illisible. Oui, tu auras reconnu mon lyrisme, cet indice sans doute le plus visible du romantisme qui m’affecte encore en ces temps d’immédiate matérialité et de dévotion aux déesses du consumérisme. Et c’est précisément de ce romantisme dont je vais t’entretenir aujourd’hui. Au hasard, à peine levé (la lumière était un simple bourgeonnement sur les maroquins de ma bibliothèque), j’ai saisi un livre dont j’ai commencé à feuilleter les pages dans une sorte de clair-obscur qui donnait toute sa valeur aux images qu’il contenait. Je me suis arrêté, comme fasciné, sur une reproduction de la belle peinture d’Albert Bierstadt, ‘Paysage des montagnes rocheuses’. Je ne sais si tu connais cet artiste américain du XIX° siècle, qui s’était spécialisé dans la reproduction des paysages de l’Ouest américain. Bien entendu, comme tout bon romantique, Bierstadt ne se contentait nullement de produire le fac-similé de ce qu’il voyait, mais sublimait la nature, l’idéalisait, en amplifiait la beauté naturelle. Si tu me permets de te fournir une comparaison facile, je te dirai que Bierstadt était à la peinture ce que Chateaubriand était à la littérature. Tu comprendras ici qu’il ne s’agissait pas de simples essais picturaux mais que le travail de l’artiste avait trouvé la voie extrême de son accomplissement.

Et je ne doute guère qu’il te sera plus aisé de saisir ce dont je parle à partir d’une évocation de l’Auteur des ‘Mémoires d’Outre-Tombe’ dont je sais que tu éprouves à son endroit le plus vif des intérêts qui se puisse imaginer. Mais laisse-moi te citer une phrase glanée au hasard de mes lectures (dont je ne connais plus exactement la source, mais peu importe), cette dernière pourra s’appliquer, indistinctement, aussi bien à l’écriture de Chateaubriand, qu’à la peinture de Bierstadt. Evoquant la dimension hors du commun du paysage, sa sublimité en réalité, voici ce qui s’y rapporte, donc une nature teintée « d’émotion rousseauiste transcendant souvent la réalité pour y voir germer les contours d’un idéal tendant vers l’infini métaphysique ». Certes, la formule est un peu alambiquée mais je ne saurais mieux dire. La visée est prodigieuse qui élève les sens hors même leurs propres assises, libère l’émotion, submerge la raison pour ne laisser place qu’à l’effusion, la profusion des sensations et des sentiments.

Mais je n’irai plus avant sans te proposer une pièce d’anthologie tirée de mon livre de lecture de l’Ecole Primaire. Je crois bien que c’est elle qui m’a donné accès à la littérature, m’a ouvert la voie en direction de cette forme d’art si remarquable. L’extrait est tiré du ‘Génie du Christianisme’ et figurait dans mon livre sous le titre ‘Une Nuit au désert’. Tu auras pris soin de noter au passage la majuscule à l’initiale de ‘Nuit’. Bien évidemment elle prend, dans ce contexte, valeur essentielle, valeur de fondement, d’assise pour un état d’âme porté au plus haut de ses possibilités, à la limite d’une extase et peut-être même au-delà dans ces rivages incertains que nous ne pouvons nommer faute d’en pouvoir saisir la subtile et éphémère substance.

« Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtais, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l’oeil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein.

Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »

Je sais, Sol, ne pas avoir abusé de ta patience au motif que ton émerveillement, identique au mien, jamais ne se lasserait de lire et de relire ces pages sans doute les plus belles du romantisme français. Et, puisque nous sommes dans le sujet littéraire, autant que je te communique quelques lignes du livre que je lis en ce moment. Il s’agit du ‘Préromantisme français’, d’André Monglond, universitaire qui a beaucoup écrit sur ce sujet :

« Le Tourneur précise bien qu’il est nécessaire, pour qu’un paysage soit non plus seulement pittoresque ou romanesque, mais romantique, qu’il éveille dans l’âme émue des affections tendres et des idées mélancoliques’. Si ce paysage se fait simplement admirer des yeux « sans que l’âme y participe », il n’est que pittoresque. Mais s’il est romantique, on désire de s’y reposer, l’œil se plaît à le regarder et bientôt l’imagination attendrie le peuple de scènes intéressantes : elle oublie le vallon pour se complaire dans des idées, dans les images qu’il lui a inspirées. »

Girardin de même : « Sans être farouche, ni sauvage, la situation romantique doit être tranquille et solitaire, afin que l’âme n’y éprouve aucune distraction et puisse s’y livrer tout entière à la douceur d’un sentiment profond. »

Enfin je terminerai les évocations de ces belles pensées par quelques phrases tirées de ‘L’imaginaire chez Senancour’ de Béatrice Le Gall, elles serviront de transition pour commencer notre songe en nous immergeant dans l’image que nous propose Albert Bierstadt :

« Deux autres éléments du paysage prédominent dans les ‘Rêveries’ : la pierre et l’arbre. L’alliance eau, pierre, feuillage, revient constamment. La pierre qu’aime le rêveur est ‘mouillée’ ; la vague et le roc s’affrontent ; la roche surplombe les eaux. »

Ces lignes, en quelque sorte, sont les prémices à une entrée dans l’œuvre du peintre américain. C’est maintenant d’une fiction dont il va s’agir, que te proposera mon hérons nommé ‘Werther’, hommage rendu au beau roman Goethe, ce génie du romantisme d’outre-Rhin. J’espère, Sol, que soudain prise d’ennui tu n’auras sauté de la chaloupe dans laquelle nous naviguons en chœur. C’est éprouvant, je le sais, toutes ces broderies autour de l’ouvrage mais le romantisme est une idée bien trop belle et féconde pour que nous n’acceptions de lui consacrer un peu de notre temps.

C’est un matin de lumineux automne. Werther s’est levé avec le jour. Il a poussé les volets de son chalet sur des voiles de brume. Plus bas, vers les villages où vivent les hommes, on entend des bruits étouffés, comme des rythmes assoupis de respiration. Parfois le cri d’un coq déchire l’air puis tout retourne au silence originel, on dirait l’aube du monde en train de paraître. Werther aime plus que tout cette heure naissante, cet instant suspendu. On le croirait tressé de fins nuages, ourdi des fils d’argent qui, encore, sont dans le lourd repos de la terre. Parfois le Jeune Homme imagine la vie animale blottie au creux des terriers. Alors il voit distinctement, dans sa nasse d’ombre, le blaireau, sa livrée grise, son museau traversé de blanc ; il voit la belette, sa fourrure pareille à une argile, il devine ses yeux mobiles sous la taie des paupières ; il voit le renard dans sa pelisse de feu, ses moustaches comme des brins de cristal.

Werther a besoin de ceci, de cette communion avec tout ce qui vit, de cette osmose avec les prodiges qu’accomplit la nature. Il ne se veut nullement séparé de ce qui l’a mis au monde, de toutes ces présences qui sont ses propres échos, ses compagnons de voyage pour plus loin que ce qui se donne en tant que simple présence. C’est ceci qu’il souhaite, se lire tel un signe parmi les hiéroglyphes partout répandus. Exister, c’est comprendre. Exister, c’est déployer, à partir de soi, ce filet dans lequel tout viendra se recueillir afin qu’une proximité se levant des choses, l’on puisse s’y destiner et les faire siennes.

Werther a fait sa toilette devant sa table de marbre sur laquelle sont posés un broc et une cuvette en faïence. La clarté pénètre dans la pièce au travers d’une mince imposte. Elle se pose sur les objets dans une sorte d’effleurement, de juste douceur. Il a humecté ses yeux, tamponné ses joues de cette eau fraîche qui est un tel bonheur matinal. Il a pris un repas frugal. De son couteau à la lame d’acier forgé, il coupe une pomme en quartiers, en déguste chaque partie avec application. Le suc, mi-sucré, mi-acide coule dans sa gorge avec un doux bruit de fontaine. Il mâche longuement des cerneaux de noix huileux, ils glissent sur son palais, tapissent l’entièreté de sa bouche d’une touche apaisante, nacrée, pareille au nectar d’une fleur. Il a besoin de se sentir vivant jusqu’à la pointe la plus extrême de son être. Seulement de cette façon la vie vaut d’être vécue. Il ne souhaite demeurer en sa propre enceinte de peau mais sentir tout ce qui l’entoure le pénétrer, porter en lui la lumière d’une eau de source. Il est une jeune force de la nature. Il en a la spontanéité, la générosité.

Werther est berger. Il est habitué aux longues transhumances, à la vie austère dans les alpages, au contact avec les bêtes qui sont un peu son naturel prolongement. Aujourd’hui c’est sa journée de repos. Il la destine à la promenade, à la contemplation des paysages, ils sont si beaux ici, si près de soi, tellement destinés à faire éprouver une joie immédiate. Il a chaussé ses pieds de ses gros brodequins, s’est vêtu d’un blouson rustique, d’un pantalon de toile écrue. Rien que du simple, rien que de l’éloigné de quelque mode surfaite. Les sentiers ne demandent ni l’élégance, ni la soumission à quelque loi, seulement un accord, une fraîcheur, une disposition à être selon son cœur, nullement selon son artifice, son calcul. Tout naît de soi et retourne à soi, manière de corne d’abondance qui connaîtrait le cycle de l’éternel retour. Rien n’est superflu, rien de surcroît. Dans sa posture d’homme on n’est, ni plus ni moins, qu’un fils de la Nature, qu’un enfant du pays qui se fond dans la toile unie de la Terre, tout contre la vitre translucide du Ciel.

Le chemin s’élève maintenant, parsemé de grosses pierres contre lesquelles, parfois, butent les chaussures. Werther aime ces blocs de rochers, ces éboulis. Ils font comme un jeu de piste, ils tracent la route en direction d’une pure félicité. Ils sont les rejetons débonnaires de la vaste montagne, ils en indiquent l’immémoriale présence, ils témoignent du lent effritement du temps. Ce sentier qui s’élève de lacet en lacet, de touffe de buissons en semis d’herbe, de mousses en lichens, Werther le ressent en son intime comme un messager qui préparerait la venue de plus éminent que lui, investi de plus hauturières présences. C’est impressionnant une montagne, cela fascine en même temps que cela effraie, c’est un mur levé contre le ciel, une forteresse dont on devine les secrets bien dissimulés au creux d’une faille, dans l’ombre d’un profond abîme. C’est majestueux. C’est mystérieux. Cela possède un étrange pouvoir d’aimantation. Cela contient en soi la pure liberté et le vertical vertige. Cela s’exprime en prose dans les contrées les plus proches, en sublime poésie au plus haut des cimes où étincellent les glaciers.

Maintenant, Werther est parvenu au point à partir duquel le paysage s’ouvre à la manière d’un vaste cirque surplombé de falaises blanches qui courent jusqu’au ciel. Et peut-être même au-delà, tant leur sommet est teinté de gloire, tellement il se donne dans la pliure du ciel, tellement il s’unit à ce qui le dépasse et le requiert en même temps comme sa complétude. A simplement regarder cette vastitude l’esprit est empli de l’illimité, il vole haut dans les marges illisibles de l’éther, il s’embrume d’une douce allégresse. C’est comme si le corps du Jeune Berger, soudain allégé de tout son poids terrestre, devenait semblable à ces aigles majestueux qui agrandissent leurs cercles tout contre ce qui, à force d’invisibilité, ne reçoit plus de nom, peut-être l’Infini, mais il est si difficile à imaginer !

Tu le sais, Solveig, je suis un grand rêveur qui ne vit que de nature et de sentiers qui se perdent dans la blancheur de mon Causse natal. En ceci je rejoins ces Ecrivains romantiques pour lesquels j’ai tant d’admiration. Mais, ici, je vais te donner une réflexion de l’essayiste concernant ce qui anime le sujet de son étude, à savoir ‘Oberman’ qui n’est, bien évidemment, que l’ombre portée, la projection imaginaire de Senancour lui-même. Donc à propos de Senancour :

« Comme Rousseau encore, et Bernardin, il éprouve une indéfinissable douceur à assister au déroulement d’une rêverie confuse entremêlée de souvenirs, et la marche se prête admirablement à ce libre épanchement du rêve. »

Et, encore, à propos de la climatique singulière dont le marcheur est en quête :

« Il faut une nature assez sauvage, mais pas trop, et où les divers éléments forment une sorte d’harmonie qui se communiquera à l’âme. Il faut un ‘site bien circonscrit’, sans quoi la rêverie se perdrait dans les méandres de l’indéterminé. On redoutera les étendues trop vastes. Il est préférable d’aller et de venir dans un même sentier, surtout si celui-ci favorise le recueillement par son isolement et sa pénombre. »

Vois-tu Sol, en réalité Werther prolonge et amplifie, en une certaine manière, les déambulations songeuses de ses illustres devanciers. Combien, au travers des mots que je viens de citer, se profile ce Paysage des montagnes rocheuses’ dont j’ai décidé, aujourd’hui, de t’entretenir.

Mais revenons à Werther. Il est ébloui par la vision qui se pose devant lui à la façon d’une édénique présence. Tout est si beau, si empreint de majesté qui vient à sa rencontre. Il est un peu comme un enfant qui regarde, fasciné, pleuvoir de blancs flocons dans la boule de verre magique dont l’offrande vient de lui être faite. Werther s’arrête à la lisière de ce rêve enchanté. Il est encore dans la part d’ombre, dans ce qui reste de la nuit, dans cette zone intermédiaire entre la veille et le sommeil. Son corps est encore livré aux incertitudes nocturnes, il en sent la résille dense dans ses membres, son esprit est attiré vers la belle clarté. Il est pareil à une chrysalide qui, depuis sa tunique de fibres n’attendrait que son éclosion avant de pouvoir prendre son envol, éventail diapré tout contre le visage du monde. Devant lui s’étend le luxe discret d’un tapis d’herbe verte. La teinte est riche en nuances qui part du vert anglais, passe par la malachite pour aboutir à la profondeur énigmatique du vert sapin. C’est pur bonheur que d’être là, simple variation soi-même de la symphonie idyllique dont le paysage en son entier est visité.

Non loin du Berger, la silhouette craintive de deux chevreuils. Les apercevant, le promeneur s’interroge sur les degrés intimes de la connaissance animale. Perçoivent-ils comme nous percevons ? Ressentent-ils ce que nous éprouvons dans la touffeur de notre chair, sur la plaine disponible de notre peau ? Là est une grande question à laquelle seuls les animaux eux-mêmes pourraient répondre mais leur langage est trop simple pour qu’ils puissent témoigner. Alors, Werther apprécie en sa propre nature cette inclination à un vivant panthéisme où chaque partie procédant du Grand Tout est intimement reliée à chaque chose, où l’animal n’est nullement séparé du minéral, du végétal, de l’humain. Nécessaires rapports d’analogie qui bâtissent un monde à la mesure de toux ceux qui y sont inclus. Toujours la rencontre du Berger avec la Nature en sons sens profond soulève en lui la meute serrée des interrogations. Non, l’intellect ne saurait demeurer figé devant un tel spectacle. Certes ce sont les sensations qui sont sollicitées au premier chef mais ces dernières ne sont nullement séparées de tout ce qui les environne et l’homme est inclus dans ceci même qui l’accueille et le détermine.

Sur la gauche du Berger un bloc de rochers est levé, il brille tel une obsidienne, nuancé de quelques reflets gris. Le Promeneur aime cette solidité du roc, son empreinte inaltérable qui semble dire le paysage en sa primitive existence, en sa calme puissance aussi. C’est étonnant cette force du minéral qui paraît se communiquer à ceux qui l’approchent. Le volcan n’installe-t-il en nous ses projections de flammes, ses gerbes d’étincelles ? N’imprime-t-il dans le massif de notre anatomie le flux souple et incessant des rivières de lave ? Sans doute n’y a-t-il rien de plus précieux que l’osmose qui se donne à connaître entre l’homme et son milieu ?

Toujours sur la gauche, à proximité de la minérale présence, un bouquet d’arbres que colore la force automnale, derniers feux d’une palette que, bientôt, l’hiver éteindra. Richesse inouïe de cette demi-saison qui, à la manière d’un paon, fait la roue tant que la lumière vient féconder ses plumes, révéler ses ocelles tels des yeux ne pouvant renoncer à regarder l’entière beauté de l’univers.

Werther demeure longuement en lui, touché par cette attirance des frondaisons. En leur belle complexité, en leur foisonnement dorment tous les ferments du rêve, il suffit de se laisser aller aux pures fantaisies de son propre imaginaire. Alors, parmi le peuple des feuilles, apparaissent de moutonnants nuages, des visages comme ceux des grotesques de la Renaissance, de lourdes pâtes d’huile, des entassements d’objets identiques à ceux d’une sombre caverne d’Ali Baba. Prodige de la Nature que de contenir en elle toutes les formes dont même le cerveau d’un génie ne parviendrait à faire l’inventaire ! Depuis une falaise de rochers blancs - on les penserait de marbre ou bien de quartz -, se précipite une chute d’eau, mousseuse, aérienne, à la limite d’une vapeur. Werther est heureux d’entendre le son cristallin de l’eau rebondissant sur la falaise.

Ce flux ininterrompu lui dit son temps à lui, logé dans le temps universel, cette éternité dont il ne saisit certes que l’instant, mais dont il tisse le tissu dense de sa présence au monde. Et le prodigieux miroir de l’eau, le Berger pourrait-il en faire l’économie, passer son chemin et n’en même pas garder le souvenir ? Non, Sol, tu sais bien cet attrait de l’eau sur la psyché humaine. Tant d’images s’y impriment, tant de symboles y vivent, tant d’allégories y sont présentes. Symboliquement, tout le monde en ressent l’étrange ondoiement en soi, qu’il s’agisse de la matière fluide de la connaissance, de la manière même d’être de la sagesse, de la transparence de la conscience en tant que miroir des choses.

Ce lac, ici bien circonscrit dans l’écrin de son sublime paysage, est le lieu même du ressourcement du Berger, lui qui ne s’intéresse guère qu’à la manière pastorale de s’inscrire dans la durée, lui qui au contact de cette nature vierge doit être réceptif à la dimension lustrale de cette étendue liquide si paisible. La regarder, s’immerger par le corps ou l’esprit, c’est en quelque sorte se livrer à un acte de renaissance, découvrir sa propre qualité et se mettre en chemin d’une façon plus conforme à l’essence des choses. Le lac est ce beau miroitement, cette manière d’incandescence tranquille, cette flamme alanguie qui s’adresse directement à l’âme et lui dit le lieu irremplaçable de son être.

Werther n’est jamais autant rassemblé en lui-même qu’à contempler ce motif de paix, à méditer sur le reflet métallique de la surface, à imaginer le revers du miroir, sa limpidité de diatomée, son souple fleurissement de lumière. C’est ceci la vertu d’un romantisme bien compris : porter la sensation à son point d’incandescence afin que, métamorphosé par sa subtile donation, on devienne soi au plus intime de soi, à savoir dans ce lieu unique que la vérité délivre, dont la liberté est l’immédiate valeur. Ceci est intraduisible selon les mots, seulement éprouvé intuitivement, glissement sur la peau d’un alizé qui ne dit son nom, mais est déjà loin de soi, a imprimé en l’âme cette touche si délicate qui, jamais, ne s’effacera.

Et, Solveig, tu dois bien te douter que notre Voyageur des espaces prodigieux ne négligera nullement cette montagne qui s’élève à partir du lac pour se perdre dans la nébulosité des nuages, cette façon d’écume qui ne dissimule l’escarpement de ses roches qu’à nous le rendre plus précieux encore. Te dire le bouleversement du Berger devant ce profond mystère d’une apparition-disparition, c’est tout simplement voir dans le lac sombre de ses yeux le manège sans fin de l’éblouissement. Oui, c’est bien ceci qui surgit devant l’incompréhensible, à la fois une attente heureuse, à la fois une crainte de ne pouvoir saisir que l’étoffe évanescente d’un mirage. Si la montagne nous questionne tant c’est bien au motif de notre modestie face à sa grandeur. Immémorial affrontement du microcosme et du macrocosme dont Pascal sut si bien évoquer l’être secret.

« Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. », nous est-il suggéré dans ‘Les Pensées’. Et c’est bien parce que nous sommes, en quelque manière, ‘infinitésimaux’ que cette notion d’infini nous taraude, à laquelle nous ne pouvons donner nulle réponse. La nature, elle, s’en charge, en termes de hautes montagnes, de pics célestes qui disparaissent de notre vue et se dirigent vers un illisible empyrée.

Dans le tableau d’Albert Bierstadt, la fusion des mondes matériels et célestes est si fluide, si fugitive qu’on penserait assister au phénomène de la métamorphose, une réalité en devenant une autre dans la pure grâce de son être. Tout ce qui, jusqu’ici, bien que remarquable, était affecté de contingence, se dote d’une nécessité de telle nature que nous en oublierions même cette terre matérielle pour n’en retenir que la transmutation spirituelle, comme dans les cornues magiques de quelque brillant alchimiste. Ce que fait Werther alors ? Il s’assoit sur l’assise d’une large pierre, contemple de toute l’intensité de ses yeux le spectacle inouï qui vient à lui. Que voit-il ? Eh bien le miracle d’une altérité - la montagne -, qui a rejoint en une sublime unité qui il est - cette singularité - au plein de sa propre réalité. Système étonnant des analogies universelles où tout se reflète en miroir. Werther est lui-même, en première instance, lui qui rencontre le monde, le monde qui le rencontre dans un unique rapport de similitude qui les fait se confondre. De telle manière que Werther peut émettre cette étonnante assertion : « Je suis le monde qui, à son tour, est qui je suis », inscrivant en ceci le dépassement de la supposée impossibilité de faire se conjoindre les contraires. Les contraires ne dressent leurs barrières qu’aux sceptiques et aux incrédules.

Mais la montagne, tu en conviendras Solveig, est cette immensité qui, pour nous, toujours, demeurera cet inconnu dont nous aurions voulu percer la matière dense, opaque, comme si de cette percée même pouvait résulter le déchiffrage de l’énigme du monde. Rien de plus haut que la montagne - en son aspect physique, en sa valeur de connaissance -, ne pourrait nous atteindre plus directement au plein du cœur. Dans notre face à face avec elle, la prodigieuse, l’inapprochable, sauf à la lumière des yeux, c’est bien de ‘révélation’ dont il s’agit, suivons les propos de Béatrice Le Gall dans le livre déjà cité :

« La révélation de la haute montagne illustre très bien ce propos (atteindre quelque chose qui ferait signe en direction de ‘l’ordre primitif’ du monde) : « là, écrit Oberman, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel : là, l’homme retrouve sa forme altérable mais indestructible ; il respire l’air sauvage loin des émanations sociales ; son être est à lui comme l’univers ; il vit d’une vie réelle dans l’unité sublime. »

Lorsque le Berger a vu le presque irréel qui se présente à lui, qu’il a frôlé ce monde idéal dont tout Romantique a rêvé un jour, il se lève, quitte son assise de pierre et entreprend de faire le tour du lac. La lumière a progressé, elle nimbe l’ensemble du paysage de nuances douces, éthérées, venant du plus loin d’invisibles contrées, du plus ténu d’un temps subtil, pareil à la vibration d’une corolle dans le jour naissant. Tout se teinte d’une note virginale, écumeuse, sensible à la beauté des choses. Le jeune Werther emplit ses yeux de ce spectacle magnifique qui n’aura lieu qu’une seule fois puis s’effacera dans la margelle sombre du passé. Plénitude de l’Homme rejoignant celle de la Nature. Vases communicants, jarres prolixes qui jamais n’en finissent de s’épancher l’une en l’autre. Joie disant la joie, l’autre qui rutile au plus haut du ciel. Rien ne se donne plus en tant que différent.

La montagne appelle le nuage

qui appelle le frissonnement de l’arbre

qui appelle le chuintement de la chute d’eau

qui appelle la surface d’argent du lac.

Symbiose des ressentis multiples de ce qui est. L’Homme ressent. La Nature ressent pour la simple raison qu’elle a une âme, laquelle est le principe vital dont elle ne pourrait s’écarter qu’à procéder à sa propre extinction.

Oui, Solveig, tu le comprendras aisément, toi la sensible des latitudes boréales, il faut postuler l’existence d’âmes réciproques afin que puissent s’établir des liaisons, des confluences, des affinités électives au gré desquelles le monde-humain connaîtra le monde-naturel. Une âme, jamais, ne peut communiquer avec la pure matérialité, cette dernière est trop sourde, trop mutique, repliée sur son germe radical, par définition inaccessible. Pourrait-on entretenir un dialogue avec la pierre de silex, le galet, le fragment de granit poncé par la rigueur du vent ? Non, l’on voit bien ici qu’il y a différence de nature, impossibilité de faire se rejoindre l’ouvert et le fermé. Quand nous cueillons un galet sur le bord d’une rivière, que nous le lissons amoureusement du plat de la main, lui destinons un avenir, nous ne nous adressons nullement à ses atomes minéraux, mais à l’esprit de la pierre qui repose en lui. Et peu importe que cet esprit, ce soit simplement nous qui lui ayons attribué quelque élément de réalité. Les choses n’existent qu’au terme des décrets que nous leur adressons.

En ce moment même, Werther emprunte le chemin du retour. Sa respiration est calme, son cœur bat à l’unisson du paysage, son âme est reposée, assurée de la certitude simple que la beauté existe, qu’il suffit de la faire éclore tout juste à l’extrémité de sa propre conscience. Bientôt il rejoindra son chalet. Bientôt son troupeau de moutons l’entourera de sa vivante affection. Ce que les moutons ressentiront, dans les boucles de leur laine : l’abondance qui court dans les veines du Berger. Ils n’en sauront nullement la cause mais ils en ressentiront l’effet. En eux, il y aura un peu de cette harmonie universelle qui, un instant, se sera révélée aux yeux de Werther et ceci sera inaltérable, inoubliable car les choses essentielles perdurent quelque part dans la pliure attentive du monde.

Voilà, Sol, nous avons fait un long chemin avec le Berger, en direction de cette félicité dont nous sommes tous en quête. Sans doute en avons-nous partagé l’unique force, en avons-nous ressenti les ondes aussi multiples que précieuses ? C’est bien là la puissance de l’Art que de nous conduire, par-delà notre massif de chair en des domaines d’immuable présence. Cette peinture d’Albert Bierstadt nous a conduits en un lieu dont nous ne soupçonnions pas la possible existence.

Tu en conviendras avec moi, notre monde contemporain est bien peu versé dans la contemplation romantique de l’existence, de la Nature, des paysages. Les hommes d’aujourd’hui ne regardent pas, ils voient seulement dans une manière de processus physiologique qui fait l’économie de l’esthétique des choses de l’univers, ne percevant que l’immédiate contrée des matières disponibles contribuant à leur soi-disant bien-être. Mais, sais-tu ceci Solveig, la naturelle polysémie du langage ? Ce mot composé, ‘bien-être’, il convient d’en décomposer le sens, ainsi : ‘Bien’ puis, un peu plus loin ‘Être’. De cette manière apparaît un sens qui s’amplifie et s’imprime sur nos rétines bien au-delà d’une vision quotidienne.

Surgissent, le Bien en personne,

l’Être en personne.

Ces Universaux nous interrogent depuis cet ineffable dont ils sont nécessairement atteints. Saurons-nous en percevoir les motifs essentiels ? Dans notre existence de tous les jours ? Dans une peinture romantique telle celle sur laquelle nous avons médité ? Il y a tellement de significations à découvrir ! Tout un peuple assemblé qui n’attend que d’arriver au monde !

Je te souhaite le meilleur sous la belle clarté nordique

Celui qui médite selon la Nature

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