II - L'Inconnue - 6/7

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 La tension à bord est à son paroxysme, le voyageur en devient nerveux. Il ne comprend pas les raisons d'une telle angoisse sur L'Escapade. Il doit admettre sa faible connaissance de cette partie du monde le tourneboule... Il se réfère donc au mémo avant-mission qui le précise : la régence est indépendante de l'empire. La présence de ces vedettes ne peut avoir un rapport direct avec leur dernière action, déduit-il.

 Il fait part de son incompréhension à Élia. Moqueuse, elle devine qu'il ne connaît point l'officieuse politique de la région : l'Olbsydie.

 " Il est acquis des locaux que la régence n'est pas vraiment libre, mais vassale de l'empire dans les faits. Il y a fort à parier que nous nous sommes emparés d'un tribut de la régence envers l'empire. Vous qui nous avez mis sur le coup, je m'étonne que vous ne le sachiez pas ? questionne-t-elle.

 — C'est les limites quand on est consultant, j'agis moi-même pour un client anonyme. Ce détail était sûrement futile à leurs yeux pour mener ma mission. Quand on sait la somme déraisonnablement généreuse qu'ils veulent m'octroyer pour cette petite chose, on accepte toutes les inconvenues. Personne ne mettra la main dessus, mieux vaut se tenir prêt ! dit-il, catégorique."

 Sa veste libre laisse entrevoir une tintante ribambelle d'armes ; du fleuret au pistolet en passant par des grenades et une espingole.

 " Nous ne devrions pas en venir jusque-là, lui confie Élia.

 Conformément à la procédure, le premier vaisseau de contrôle approche, l'autre reste en retrait, les moteurs en fonction, prêt à rugir. Les deux vaisseaux sœurs, Le Perspicase I et le Perspicase II échangent quelques signaux au photophore. Tandis que le premier aborde à tribord, le second vient après le signal bloquer L'Escapade à bâbord.

 " Quelle idiotie que de nommer deux navires le Perspicace ! Soit l'un d'entre eux l'est — et donc l'autre ne sert à rien — soit aucun des deux ne l'est et il faut changer de nom... marmonne Marius dans sa barbe.

 — Espérons qu'il s'agit du second cas, monsieur Vaeginjar, répond Élia. "

 Une planche est installée. L'uniforme impérial, aux nuances bleu prusse et aux coutures argentées s'invite à bord. Un casque à pointe et des lunettes d'alpinistes occultes rigoureusement le haut des visages. De longs manteaux austères suivent leurs démarches militaires, quelques brodures sur les bords des habits n'ajoute pas d'élégance ; ils sont bien au contraire pompeux. Le long col baroque de leurs vestes se ferme sur le côté, dans une absurde multitude de boutons blancs.

 Le chef, orné d'un Képi est le seul à dénoter. Il lui faut de longues minutes pour daigner venir sur le pont, ses hommes ont déjà rassemblé les interpellées.

 " Et voilà encore une bande avec de magnifiques têtes d'honnêtes marins ! s'amuse un lieutenant ironique.

 Il produit de doctes et virtuoses ronds de fumée. Les bouffées de son cigare ponctuent en cadence ses paroles. Une odeur âcre et camphré se dégage de sa personne.

 " Méfiez-vous officier Romuald, il ne faut jamais baisser sa garde... lui rappelle un homme replet le précédent. Sa tenue en rien militaire, est celle d'un secrétaire.

 — Très juste, le scribouillard, noté ça alors. Bon commençons l'inspection et faite votre rapport de suite ɐzéquiel, qu'on ne perde pas notre temps avec vos papiers. "

 L'homme replet est le chroniqueur de bord, son rôle est de témoigner objectivement des opérations militaires. Certains états savent que sur l'immense mer-nuage et dans les terres lointaines, la discipline se distend, se délie et parfois rompt. C'est au chroniqueur, par ses rapports quotidiens et à sa droiture rare, que revient le devoir de maintenir — par le joug de ses rapports —une certaine tenue et d'éviter les égarements.

 Sur le pont, les membres de l'équipage ne pipent mot : une grande austérité règne. C'est la partie émergée de l'iceberg. Le secrétaire n'imagine pas la justesse de ses paroles. Suspendus dans le vide Kane et Björn jouent les acrobates, ils s'accrochent respectivement aux deux vaisseaux intercepteurs. Ils connaissent par cœur la structure de ces dirigeables de série très utilisés — trop utilisés — par l'empire des Hirondelles. Chargés de mine-ventouses et invisibles pour ceux d'en haut, ils placent les explosifs en des points précis.

 Les douaniers poursuivent une inspection brutale. Ils mettent à sac les marchandises et les effets personnels, leur violence inhabituelle prouve qu'il ne s'agit pas d'une inspection de routine. Ils cherchent comme de nombreux autres fonctionnaires dans ces contrés, le butin du train. Les agents progressent dans la cale et en font rapidement le tour sans rien trouver... Et pour cause, le double fond conçu pour accueillir le lest rocheux est empli avec le magot.

 Élia le sait, en sondant les cloisons ils vont finir par tomber dessus, ce n'est qu'une question de temps. C'est là dans l'infirmerie, que se joue le premier acte.

 " Major ! crie l'un des membres de la soldatesque. Il poursuit d'une voix tremblante et haletante :

 — Ici, on a un malade ! C'est le Mal, je crois... "

 L'évocation de cette maladie fait l'effet d'une chape de plomb. Étant l'un des pires mal connu, le fléau armillaire, de son nom scientifique : Mycelium Armellaria est sobrement nommé : le Mal. En quelques jours le sujet tombe dans le coma ; il se paralyse, un voile blanc couvre les yeux, puis le champignon couvre tous corps, nécrosant les chairs. L'affection est aussi contagieuse que la mort n'est inéluctable. Le Major — beaucoup moins avide de montrer l'exemple et de distribuer des conseils moralisateurs — envoie sobrement le médecin de bord inspecter seul l'infirmerie.

 " Il est mort confirme ce dernier, il crie fort pour se faire entendre depuis les ponts inférieurs. C'est bien le mal, je dois donc ordonner la quarantaine. J'ai également une femme comateuse et victime de grandes brûlures, mais elle semble saine sur le plan fongique.

 Il va falloir garder ces gens sur leur ballon et confiner nos hommes ici présent dans leurs chambres. Envoyer moi deux soldats avant cela, j'ai besoin d'aide pour m'occuper du corps. Il sera toujours moins contagieux dans cette forêt noire sous nos pieds que sur un navire. Le coin n'est plus en saison d'exploitation forestière, il est désert. Les animaux sauvages, immunisés nettoieront notre problème rapidement. On va le jeter par-dessus bord sur ces pins-tyrols. "

 Élia blêmit à cette nouvelle. Non qu'elle pleure la perte de la dépouille — d'ailleurs, personne n'est mort sous son commandement depuis une bonne année — mais c'est que sortir ce cadavre de l'académie de médecine lui a coûté une petite fortune, grand panache et plus d'une négociation ardue.

 Cet inconnu est bel est bien mort du Mal. Toutefois, il n'est plus contagieux : l'embaumement aneutralisée maladie et décomposition pour en faire un objet d'étude. Tout cela les hommes des mal-nommées ; Perspicace I & II l'ignorent donnant alors corps au stratagème.

 Il n'allait pas rester éternellement dans son formol, pense alors l'instigatrice du plan, comme pour se consoler.

 C'est avec tabliers, masques de cuirs à forme de bec d'oiseau et gants épais que les deux soldats désignés volontaires se préparent à jeter le corps. Tant d'argent perdu... ne peut s'empêcher de songer tristement Élia. Elle a beau se remémorer le trésor, une peine s'affiche sur son visage.

 Le secrétaire magnanime — quand bien même il est pressé de regagner son vaisseau — ne peut s'empêcher de remarquer la détresse de la femme.

 " Il y a un problème ? demande t'il avec compassion. "

 Élia n'a pas conscience que sa peine est si communicative. Elle s'étonne d'abord, puis s'inquiète de la question.

 Le voyageur comprend parfaitement la situation et les enjeux. Il fait jouer ses talents de baratineur :

 " C'est que notre capitaine était très proche d'un des navigateurs — si vous voyez ce que je veux dire — elle est trop sous le choc pour vous faire quelque requête — c'est pourquoi je me permets de vous le demander à sa place, je crois qu'elle aimerait conserver le corps. Nous avions prévu suivre les rituels de la religion de notre pauvre défunt, un honorable bûcher funéraire l'attendait à notre futur atterrissage... Nous pourrions suspendre le corps sous la coque, ce qu'elle ne voulait pas se résigner à faire avant, afin d'éviter toutes contaminations ? suggère-t-il. "

 Le petit homme replet laisse sortir un sobre et grave : " Hum... " Il fait signe aux deux hommes chargés du corps et repart sans broncher plus. Il revient quelques minutes plus tard et annonce : 

 " C'est d'accord avec le major et le médecin, on va passer le corps à l'alcool sur le pont et le suspendre dans l'un de nos cercueils. Vous n'avez rien d'illégal à bords et l'empire des Hirondelles se doit d'entretenir des rapports cordiaux avec les ressortissants. "

 La fausse-endeuillée adresse un fugace clin d'œil de gratitude à son acolyte, puis affiche un chagrin factice cette fois-ci. Suivant les règles de la quarantaine, le ballon de L'Escapade est couvert d'un grand trait de peinture jaune dégoulinante par des militaires pressés d'en finir. C'est un signe distinctif de quarantaine en Olbsydie.

 En quelques minutes, il ne reste plus que le Major et les membres de L'Escapade à bord.

 Björn et Kane ont déjà toqué à une écoutille pour rentrer promptement et discrètement. Et un signe discret de Marius apprend la chose à son capitaine toujours sur le pont. Élia se dirige vers le poste radio et croise le Major dans une coursive. Sans faire attention à elle, il continue sa route : l'officier s'assure que les liens qui serviront à remorquer L'Escapade jusqu'au port de quarantaine. Elle pourrait continuer d'attendre et espérer qu'il quitte enfin le pont pour agir, or son instinct lui dicte qu'il s'agit du bon moment.

 Elle active la radio, la fréquence est celle des mines. Une onde fait trembler la charpente, un roulis fait tomber comme dominos les aéronautes. En quelques instants, les structures en bois éclatent sur de chaque côté suivant une série d'explosions. Les coques des Perspicaces éclatent. La série éventre les vaisseaux, mais les nacelles gardent leurs solives. La structure porteuse en aluminium tient : leurs ponts ne se disloquent pas. Les moteurs, les réducteurs de vitesses et le ballast plongent vertigineusement vers la lointaine canopée en contre-bas. Puis viennent condensateurs électriques, chaudières, charbon, engrenages et arbres à cames. Ils tombent happés par les câbles, les tuyaux et les multiples axes moteurs reliant le tout. On discerne quelques mécaniciens hurler dans leur chute, couvrant à peine les sifflements sourds d'une vapeur brutalement relâché.

 Sans pitié de réputation, Élia a pourtant un haut-le-cœur : elle n'est pas encore la bête humaine que certains adversaires prétendent. Une vie est une vie, et chacune doit être épargné autant que possible. Cette solution certes un peu lâche, coûtent moins qu'une confrontation frontale.

 Privé de quelques tonnes d'équipements, pissant l'eau et dans de magnifiques arcs électriques ponctués de jeu hurlant de vapeur ; les deux épaves désarticulées s'élèvent à toute vitesse. Deux membres de L'Escapade parés à la manœuvre, s'emparent des haches d'incendies à bord. Dans un même élan Joe coupe toutes les amarres à tribord et le voyageur celles de bâbord : ils sont libres.

 Débarrassés de leur dernier lest, les deux ballons emportent alors les malheureux douaniers vers les glaciales hauteurs stratosphériques. Une odeur de vapeur suintante et d'acier contrarié embaume l'atmosphère.

 Le Major est coincé sur le pont de L'Escapade. D'une main, il tire son sabre, de l'autre sort son semi-automatique de l'étui. Désorientée, une haine déterminée anime pourtant ses intentions. Aussi habile avec une dague qu'avec sa langue, Djâne le surprend, lame sur la jugulaire. Marius pointe son arbalète et — sans autre forme de sommation — l'assomme avec un projectile à bout molletonné.

 La capitaine reprend le contrôle de son navire : l'officier inconscient est ficelé. On range le cadavre dans son tonneau de formol, dans un recoin du garde mangé, avec les autres tonneaux. Le fait dégoûte quelque peu le voyageur qui pense aux divers repas prit à bord... Là-haut, les deux ballons continuent leur ascension, les douaniers ne semble pas pouvoir lâcher du gaz et ainsi reprendre le contrôle de leur altitude.

 " Capitaine ! On a un souci par ici ! avertit Joe. "

 Tétanisée, une jeune mousse de seize ans, portant l'uniforme militaire, s'accroche aux haubans de l'aérostat, comme une moule à son rocher. Ses pieds gesticulent dans le vide, cherchant une prise sur le ballon, le spectacle fait pointer tous les nez en l'air.

 " Elle a dû tomber quand leur pont a chaviré du fait des attaches ? propose le voyageur, pour donner un peu de sens à la scène improbable

 — Tachez de me la descendre de son perchoir, mettez là aux fers comme l'autre et ranger les dans une cabine solide, histoire d'être serein, dit Élia projetant son attention sur d'autres problèmes. Elle est quelque peu agacée par les regards bovins et crédules d'un équipage fasciné du spectacle comme une vache peut-être d'un train fendant le paysage.

— Je vais avoir besoin d'un autre miracle en salle des machines Marius, interpelle Élia. Il reste en théorie trois jours de navigations pour atteindre Lem ; nous allons le faire en deux, mieux vaut ne plus nous attarder dans ces cieux. Le vent est excellent, pour ce qui est des moteurs, on a besoin de tes talents. "

 L'intéressé hésite une protestation puis résigné, il s'engouffre fissa en son antre : la salle des machines

 Le voyageur est impressionné par le coup d'éclat qui vient d'avoir lieu. Cependant, toujours suspicieux quant à leur sécurité, il questionne Élia :

 " Vous n'avez pas peur de leur radio ? Ils vont prévenir l'état-major...

 — Normalement le sabotage a eu raison de leur système électrique, rassure-t-elle. Dans le doute, je dois hâter la course et .... après une seconde de réflexion, elle ajoute. Merci, votre remarque m'a fait préciser un point important du plan. "

 Elle se dirige vers l'interphone de bord, et passe un message qui gagne à travers les hauts-parleurs toutes les coursives :

 " Contre-ordre ! Nous n'irons pas jusqu'à Lem, mais nous irons le plus vite possible quand même ! Notre vaisseau risque d'être attendu sur les appontements de la ville. Loin de quelques pontons du ciel, j'opte pour un atterrissage dans la région des ermites à l'ouest de la cité.

 Il y a de nombreuses fermes et des hameaux agricoles isolés dans cette forêt. Voilà pourquoi j'appelle à vous : chers collaborateurs ! Si vous avez des contacts susceptibles de nous héberger en toutes discrétions, venez dans mon bureau. "

 Élié perçoit la mine contrariée du voyageur et de nombre de membres, comme Marius. Ces derniers cherchent une autre solution, mais plein d'amertume, ils arrivent aux mêmes conclusions et doivent acquiescer le déplaisant plan.

 Suivant l'idée d'un navigateur, le vieux Arsène, on jette par-dessus bord le superflu. Les outils en double, les éléments de réparation et quelques vivres pleuvent au sol. On garde les strictes réserves pour le vol, ainsi des litrages superflus d'eau et d'éthanol sont largués. Se débarrasser d'un part de l'or fait débat et finalement, c'est des encombrantes et volumineuses statues — ayant miraculeusement survécu à l'accident du train — dont on se déleste. Peut-être valaient-elles plus leur poids en or, personne ne le sera...

 L'idée est de monter en altitude pour profiter du courant aérien continental, le Coriolis-Hirondelle. L'Escapade fait route au nord-est, vers le soleil couchant. Fortuitement, quelques poisons-ballons, semblable à de minuscules lanternes rondouillardes accompagne l'équipage. Le crépuscule révèle leur légère bioluminescence. À mesure que du poids est gagné, les poisons-ballons ne peuvent plus suivre. Ils restent derrière tandis que le voyageur profite d'un coucher de soleil artificiellement allongé grâce à leur prise d'altitude. Ces petits poissons-là qui volent, qui plongent, qui chassent avec leurs petites lueurs tristes, c'est trop délicat pour le ciel, pense-t-il. Le jour semble ne jamais vouloir finir. Une petite voûte céleste, composé de ces points rouges — ces poisons-ballons — fait écho à celle bleuté, géante, celle du ciel.

 Au cœur de la soute, les jumelles s'occupent de changer les bandages de l'inconnue. Le voyageur passe la voir, elle demeure inerte durant les longues minutes où il la regarde. Dans une autre cabine, Joe discute avec le Major Romuald et la jeune mousse, il tâte le montant de leur silence à leur libération, l'affaire est ardue. En salle des machines entre les vilebrequins et les bielles vrombissantes ; Marius graisse, Marius bichonne les ronronnements de son moteur. Le froid de l'obscurité se cumul à celui des altitudes raréfies, la vigie se pare de doudounes à col fourrées. Djâne, autour d'un poêle, remonte le moral de l'équipage suivant des histoires dont elle a le secret.

 En altitude, tutoyant les cirrus, des courants célestes propulsent la nef à presque deux arpents à l'heure, soit le double de sa vitesse mécanique maximale. La nuit tombe enfin, une crainte plane sur leur conscience, celle de ne pas trouver un refuge. Un lever de lune s'érige sur la mer-nuage.

***

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