Chapitre 7

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 La montagne des craqueleurs s'étendait de bas en haut à l'est du village d'Amakna. C'était autrefois une montagne sacrée, regorgeant de nombreux minerais tout aussi précieux les uns que les autres. Ceux-ci avaient attiré la convoitise des mineurs qui, armés de leurs pioches et bougies, avaient entreprit de creuser la roche. Tout ceci malgré les avertissements des disciples du Méryde des montagnes, Tasmalin. Alors que les houilleurs avaient ignorés ces mises en garde, Tasmalin les avait transformés en créatures de pierre, leur retirant tout ce qui brillait à leurs yeux. C'est pourquoi la montagne ne comptait aujourd'hui que très peu de minerais.

 Les Mérydes étaient des divinités mineures liés aux jours, choisis par le dieu Xélor, dans le but de limiter leur influence. Effectivement, si cela n'avait pas été le cas, ces dieux inférieurs auraient prétendu au Panthéon. Par conséquent, chaque jour, le Méryde était différent. Chacun d'eux avait un caractère qui lui était propre, différant de celui des autres, et qui avait un impact sur le Monde des Douze. C'était ce qu'on appelait l'Effet Méryde.

 Dans ce dédale de montagnes creusées, les deux miliciens Brâkmariens marchaient tranquillement en parcourant les ombres, se protégeant du soleil chatoyant du début d'après-midi. Degenhard sentait son sang bouillir dans ses veines, mais ce n'était pas à cause de cet astre brûlant. La discussion qui s'était déroulée dans la taverne à l'heure du déjeuner l'avait fait sortir de ses gonds. Cette fille avait persisté à lui affirmer que la cité de Bonta n'était en rien concernée dans la destruction de Brâkmar, dans la mort de ses précieux amis. Malgré son air d'enfant naïf, il ne l'avait pas crue et, même en repensant à ses paroles, ne la croyait toujours pas. Il n'arrivait pas à comprendre comment, après un cataclysme pareil, leur ennemie pouvait encore nier. Tout en marchant, il pesta sous sa capuche.

 À cette heure de repas, chaque aventurier choisissait une auberge afin de se restaurer et se reposer. C'est pourquoi les environs étaient déserts. Degenhard et Carmélia étaient donc seuls, avançant avec confiance dans les hauteurs. Aucun chemin n'avait été tracé, aucun panneau planté dans le roc, mais ils savaient très bien où ils allaient. Ils croisèrent parfois des kwaks, des oiseaux au magnifique plumage irisé, qui couvaient leurs œufs dans des nids perchés. Heureusement, pensa le général, ils n'y avait aucun craqueleur. Si l'un deux avaient osé s'approcher d'eux, Degenhard était suffisamment en colère pour pouvoir les démembrer en un unique coup fatal.

 Bientôt, ils arrivèrent devant des marches d'escaliers qui, creusées dans la pierre, s'enfonçaient dans les profondeurs de la terre. L'homme entama la descente sans aucune hésitation, mais sa compagne le retint, lui empoignant le bras. Il se retourna et leva les yeux sur elle. Ses poils étaient hérissés et ses oreilles rabaissées en arrière, donnant à son visage un air encore plus adorable. Il contempla les iris dorés et ovales de ses yeux en amande qui reflétaient le doute.

— Je... commença-t-elle, peu rassurée. Je ne suis pas prête à annoncer à tout le monde que notre cité est...

 Elle se tut, n'osant pas prononcer le mot auquel elle pensait et qui lui déchirait le cœur. Degenhard lui prit la main, caressant ses poils soyeux.

— Ne te sens pas obligée de venir si tu ne le désires pas, tenta-t-il de l'apaiser. Je le ferai... Je le dirai à tous les Brâkmariens qui entendront notre appel.

 Elle sourit timidement. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il essayât de la consoler. Elle était ravie de l'entendre faire, même si cela n'avait aucun effet. Elle avait peur que les Brâkmariens restant apprennent cette terrible vérité. Comment allaient-ils réagirent ? Que penseraient-ils ? Qu'allaient-ils devenir... ? Que ce fût elle qui le leur annonçât ou Degenhard, leur annoncer la nouvelle allait encore plus briser son cœur.

 Degenhard l'attira dans les abîmes obscures.

 Il faisait sombre et ils ne voyaient pas grand chose. C'est alors que des torches s'allumèrent, s'enflammant par magie. À cette vue, Carmélia se remémora les longs couloirs de la Milice de Brâkmar qu'elle avait parcourus tant de fois.

  Ils descendirent une dizaine de marches, puis arrivèrent dans une grande pièce carrée. Il faisait frais, et une odeur d'humidité montait jusqu'aux narines des miliciens. La roche du mur du fond était taillée de sorte qu'elle pût former un trône démesuré. Les deux soldats posèrent leur regard sur la pierre de cristal rouge lumineuse qui se trouvait sur le siège joliment sculpté. Elle était immense et magnifique. Elle renvoyait la lueur des torches qui s'y reflétaient, si bien qu'on aurait pu croire que la grotte regorgeait de pépites d'or. S'ils avaient été des mineurs, Degenhard et Carmélia auraient miné le roc sans hésitation, aveuglés par les éclats.

 Le général s'avança vers le prisme, tandis que sa compagne restait en arrière. Il observa un instant son visage qui se réfléchissait sur les nombreuses surfaces du cristal. Sous sa capuche, il voyait à peine ses yeux et sa peau semblait encore plus pâle que d'habitude.

  Il leva un bras et tendit la main vers la pierre précieuse. Mais il ne la posa pas. Sachant ce qu'il allait bientôt faire, le souvenir de la scène chaotique de l'anéantissement de Brâkmar lui revint soudainement en mémoire. Ses doigts squelettiques se mirent à trembler. Il hésitait à appeler ses compagnons. Car s'il le faisait, il allait devoir tout leur raconter, dans les moindres détails. Et cela allait être douloureux.

 Mais lui et son amie ne pouvaient pas garder ceci pour eux. Il était de leur devoir de révéler ce qui s'était passé à leurs confrères.

 Degenhard posa sa main sur le cristal. Sous sa chair, il pouvait sentir la pierre qui était froide, lisse et douce. C'était très agréable à toucher. Il aurait voulu ne jamais la lâcher. Mais il avait quelque chose à faire...

  Il se concentra et entra en contact avec le prisme, lui intimant d'appeler tous les miliciens Brâkmariens pour les faire venir ici. Une onde se dégagea de sa paume et parcourut le cristal. Un instant, sa lumière s'intensifia puis redevint normale.

 Le milicien se détacha de la pierre. Il n'y avait plus qu'à attendre.

 Les premiers Brâkmariens arrivèrent au bout d'une vingtaine de minutes, mais il fallut attendre une bonne heure avant que tout le monde fût là.

  Les citoyens restant de la Cité Pourpre s'assirent à même le sol, se questionnant sur le sujet de cet appel. Il était rare que tous les Brâkmariens se rassemblent. Quand c'était le cas, c'était à propos d'un événement important, ou pour parler stratégie. Mais en voyant que leur chef de Milice, Oto Mustam, était absent, ils s'interrogèrent silencieusement.

 Degenhard et Carmélia se tenaient devant la trentaine de personnes qui discutaient tous en même temps et qui, parfois, leur lançaient des regards interrogatifs. Le général observa son amie un moment. Il n'était pas sûr de vouloir faire cela, et elle non plus. Mais elle hocha la tête, lui disant en silence qu'ils étaient obligés et que les autres méritaient de savoir ce qui était arrivé à leur cité bien-aimée.

 Le soldat empoigna sa faux et frappa trois coups sur le sol pierreux. Toute l'assemblée se tut et tourna la tête vers l'homme. Celui-ci se racla la gorge.

— Il est difficile pour nous de vous annoncer ceci, déclara-t-il d'une voix faible. C'est pourquoi... je vais faire au plus simple...

 Sa gorge se noua.

— Notre cité, Brâkmar, n'existe plus...

 Des cris de stupéfaction et d'effroi s'élevèrent, chacun pivota vers son voisin pour en débattre, des premiers pleurs résonnèrent entre les parois de la grotte. On entendait des « Non, c'est impossible ! », « Qui a osé ?! », et les plus téméraires ne cherchèrent pas plus longtemps les auteurs de cet immonde crime en s'exclamant avec colère « Ces Bontariens ! On aurait dû se préparer à ce qu'ils mijotent un coup pareil ! ». La grotte était plongée d'un un brouhaha indescriptible. Degenhard en profita pour s'éclipser avec discrétion, mais Carmélia le remarqua se faufiler entre les Brâkmariens qui étaient concentrés sur autre chose. Elle le rattrapa juste avant qu'il n'empruntât les escaliers pour rejoindre la surface.

— Attends ! l'interpella-t-elle, mais il ne l'écouta pas.

  Il fallut qu'elle tirât sur sa cape pour qu'il daignât s'arrêter.

— Tu leur annonces ça, comme ça, tel un boulet de canon, et tu t'en vas sans rien dire de plus ?

 Elle semblait choquée et la tristesse régnait dans sa voix.

— Que veux-tu que je fasse d'autre ? répliqua-t-il sans se retourner.

— Je ne sais pas... les soutenir peut-être !

 Degenhard rigola.

— Les soutenir ? Et pour quoi ? Pour reconstruire Brâkmar ? Si c'est ce que tu veux, fais-le. Je ne t'en empêcherai pas. Mais ne compte pas sur moi pour rejoindre ton « armée ». Ça ne sert à rien. Que veux-tu que vous fassions alors que nous ne sommes même pas cinquante encore vivants ?

— Mais tu n'es pas du genre à tout lâcher, comme ça, sur un coup de tête !

 Cette fois-ci, il se retourna. Il empoigna les bras de Carmélia, les serrant autour de ses doigts fins.

— Ce n'est pas un coup de tête ! Brâkmar n'est plus, elle n'existe plus ! La Cité Pourpre a perdu, la Cité Blanche a gagné ! Il faut faire face à la réalité, Carmélia. Il n'y a plus rien à faire.

 Il la libéra de son emprise, plus calme. Son amie était sous le choc. Elle ne savait pas quoi répondre à ces remarques qu'il avait déballées à une telle vitesse qu'elle avait eut du mal à le suivre.

— Mais, enfin, reprit-il avec un soupir. Nous pouvons maintenant vivre en paix, loin des sentiers de la guerre. Ne veux-tu pas profiter de cette nouvelle vie de liberté ?

 Carmélia réfléchit. Elle avait passé ses sept dernières années à travailler pour la Milice, à suer dans la salle d'entraînement et sur le terrain, à tenir émotionnellement la pression dont étaient victimes les miliciens. Elle avait rêvé du jour où elle aurait enfin sa liberté, même si elle aimait beaucoup son travail à la Milice et être avec ses amis. Elle l'avait enfin, ce jour dont elle avait tant songé. Mais il était arrivé brutalement, à cause de quelque créature qui avait détruit sa maison. Et tant que cet être était à l'air libre, elle ne pouvait dormir tranquillement sur ses deux oreilles.

— Oui, répondit-elle alors avec retard. Mais pas avant d'avoir découvert qui se cache derrière ce chaos.

 L'autre soupira.

— Tu ne veux pas savoir qui en est l'auteur ? demanda-t-elle en voyant sa réaction.

— Brâkmar n'était pas la vie que j'ai choisie, rétorqua-t-il avec une pointe de colère. Et je me fiche bien de savoir qui l'a détruite !

 La milicienne eut du mal à en croire ses oreilles.

— J'ai toujours su que tu ne portais pas Brâkmar dans ton cœur, mais pas à ce point-là...

 Degenhard avait toujours caché le fait qu'il n'aimait pas sa cité. Il se contentait seulement d'obéir aux ordres qu'on lui donnait, car refuser ou montrer une quelconque rancune envers sa propre nation pouvait avoir de graves conséquences. Il fut donc surpris qu'elle lui parlât de ceci.

— J'espère cependant que tes amis ont une meilleure place en toi.

 Il eut l'impression que son cœur rata un battement dans sa poitrine. Elle le connaissait bien, malgré son secret à propos de la Cité Pourpre. Elle savait donc que ses amis comptaient le plus au monde pour lui. À travers cette phrase, elle lui demandait s'il n'avait pas le désir de lever le voile sur l'identité de celui qui avait créé ce désastre. Celui qui avait tué les membres de sa troupe, ses meilleurs amis. Et peut-être même l'envie de l'achever pour les venger.

— La vengeance est bien sûr là, dit-il en posant son poing sur son cœur. Mais je ne veux pas y risquer ma vie, connaissant la force de l'adversaire. Je préfère continuer mon existence loin de tout ça.

 Il tourna le dos à son amie. Il attendit un moment, comme espérant qu'elle le retînt. Mais elle n'en fit rien. Il reprit son chemin et disparut dans la lumière du jour.

 Il était parti et Carmélia se sentait à présent terriblement seule, malgré le monde qui n'était pas encore parti de la grotte. Elle avait l'impression d'avoir un vide dans sa poitrine. Ses yeux lui paraissaient brûlants et bientôt, quelque chose de froid coula sur ses joues, mouillant ses poils satinés. Elle y passa la main et regarda celle-ci. Trempée, elle brillait sous la lumière des flambeaux.

 Des larmes. C'était la première fois qu'elle en versait, incapable de contenir ses émotions.

 Dans son enfance, son père était son professeur de combat et il lui avait appris à faire taire ses sentiments. Ceux-ci, disait-il, étaient les pires ennemis d'un milicien. Si on ne les maîtrisait pas, ils étaient toujours là, prêts à sortir au moment où on s'y attendait le moins. Quand elle eut rejoint la Milice, Carmélia était la jeune fille douée et indifférente à tout, déjà à l'image des Brâkmariens. Elle avait travaillé deux ans avec un général et sa troupe. Mais ce groupe fut dissout à la suite de la mort de son chef qui n'avait nullement affecté la jeune recrue. Elle s'était donc ralliée à une seconde troupe dirigée par une jeune homme. Elle était tout de suite tombée sous le charme mystérieux de ce garçon à peine plus âgé qu'elle et qui avait déjà atteint un si haut rang. En une seconde, tout ce qu'elle avait appris auprès de son paternel s'était envolé. Depuis ce jour, les émotions étaient revenues et luttaient sans cesse pour s'échapper. Mais elle les retenait, ayant peur de leur répercussion sur sa vie. Et aujourd'hui, elle n'y arrivait plus.

 Pourquoi ? Parce qu'il partait ?

 Elle ne pensait pas que sa beauté ténébreuse l'avait autant chamboulée, ni que sa mystérieuse histoire avait autant attisé sa curiosité.

 Elle monta les marches des escaliers quatre à quatre et surgit en dehors de la grotte, à l'air frais. Elle regarda à droite, à gauche... Rien. Il avait déjà disparu du paysage. Elle avait pourtant bien vu qu'il s'était attardé avant de la quitter. Aurait-elle dû le retenir ? Était-ce ce qu'il voulait ? Maintenant qu'il était parti, ces questions restaient sans réponse.

— Excusez-moi, l'interpella une voix grave dans son dos.

 Elle fit volte-face et se retrouva devant un homme qui avait une tête de plus qu'elle. Sa tête était couverte d'un chapeau sombre orné d'une tête de mort, et ses yeux étaient cachés par un foulard noir. Il portait des vêtements de la même couleur et si serrés que Carmélia crut qu'ils allaient craquer et dévoiler ses muscles volumineux. Il tenait entre ses dents une pipe fumante qui menaçait de mettre le feu à l'épais foulard qui entourait son cou.

— Oui ? demanda Carmélia en séchant le reste de son pelage humide.

— Étant donnée notre nouvelle situation, que devons-nous faire ?

 Elle hésita puis répondit finalement :

— Dites aux autres qu'ils sont libres de faire ce qu'ils souhaitent.

 L'homme la regarda d'un air grave avant de rejoindre ses compagnons.

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