L'épanouissement

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 "Je tiens à vous dire quelque chose.

 Je ne saurais pas vous dire d'où ça a commencé, mais il y a quelques années déjà, j'ai subi un électrochoc. Pour certains, cela arrive après un AVC, un accident grave, ou au décès d'un proche. Pour moi c'est arrivé subitement, lorsque j'ai compris que la vie que l'on me proposait ne convenait ni à mes attentes, ni à mes valeurs.

 J'ai décidé de me prendre en main, de changer de mode de vie, de donner un sens à ma vie. Fut un temps, j'écoutais régulièrement Le Blues du Businessman, pour me donner du courage. J'aime bien cette chanson. Peut-être parce que je me retrouve un peu dedans. Je suis loin de la cinquantaine et pourtant, j'ai l'impression que ma vie est peu à peu gâchée par son histoire.

 Parfois, j'ai des questions saugrenues. "L'éphémère, qui vit entre 1 et 3 jours... tu crois qu'il profite de sa vie ? Tu crois qu'il meurt en se disant que sa vie a été riche et intense ?"

 Bien sûr, j'ai conscience qu'il n'a pas les mêmes préoccupations que les humains, et qu'il a la chance de ne pas se poser ces questions existentielles. Un jour, ce n'est pas grand chose, à l'échelle de l'être humain. Oui, mais quatre-vingts ans, à l'échelle de le la planète, qu'est-ce que c'est ?

 Puis souvent, dans mes réflexions, je me demande quel est l'objectif de l'être humain, ou de la planète Terre. Quand bien même ces créations relèvent du miracle, pourquoi, aujourd'hui, les hommes ont envie d'aller plus loin, explorer l'univers ? Et pourquoi tiennent-ils tant à investir dans la recherche et les nouvelles technologiques ? Et à quoi bon, quand on voit la vitesse à laquelle les humains détruisent leur écosystème ? Et même si la nature reprenait le dessus sur l'urbanisation, la Terre est vouée à disparaître tôt ou tard. Le but ultime de l'humain, finalement, est-il simplement de trouver une solution pour assurer la pérennité de l'espèce ? Partir dans l'espace, trouver un moyen de survivre. Pour quoi, d'ailleurs ? Difficile à dire. Peut-être qu'on espère secrètement qu'un jour, les humains (ou leurs descendants) auront un quelconque pouvoir sur la magie de l'univers.

 Et puis, un jour, tout disparaitra.

 Et moi, que suis-je dans ce vaste monde ? Ma vie a-t-elle un sens ? Quel est mon objectif, sinon de faire des enfants et assurer la continuité de l'espèce ? Autant vous dire que si mon existence se résumait à cela, cela fait longtemps que j'aurais perdu tout espoir en ce monde.

 Alors, je cherche à donner un autre sens à mon histoire. C'est sûrement banal, mais ce que je recherche, et ce que nous cherchons probablement tous au fond de nous, c'est le bonheur. L'épanouissement.

 J'ai longtemps cherché ce dont il me fallait pour m'épanouir. Mais je pense avoir trouvé une première réponse, qui me satisfait : le contact humain. Je veux aider les gens. Je veux les soutenir, leur rendre des services, sans rien attendre en retour.

 Il est vrai, je suis plutôt quelqu'un de taquin, par nature. On pourrait facilement l'assimiler à de la moquerie, voire du mépris. Mais les relations, même professionnelles, que j'ai pu tisser par le passé me sont très précieuses.

 Où en est-on maintenant ?

 Je suis là, devant cet ordinateur, à me demander ce que je fais. Je développe un programme informatique. Comme tout bon employé, je respecte les tâches qui me sont confiées. Je navigue de fenêtre en fenêtre, je tapote sur le clavier. Je discute avec les collègues, je pose des questions. Et je développe. Encore, et encore. Parfois, je me laisse aller à quelques regards sur mon téléphone. Merci, Scribay, de m'apporter toute la distraction dont j'ai besoin pour ne pas me tirer une balle.

 Si l'équipe est sympa ? Mes collègues, oui. Je passerai sous silence le chef un peu mysogyne sur les bords, qui se contente d'un "J'ai rien à lui faire faire.. Regarde pour lui refiler une de tes merdes.".

 Peut-être que s'il n'y avait pas tout ce contexte, cela pourrait être agréable. Par exemple, si je ne devais pas raquer cinq euros de plus pour manger le midi, sous prétexte que je ne fais pas partie des "leurs". Ou si je ne devais pas faire une heure de route pour venir travailler. Ou encore si on ne m'avait pas placée là contre ma volonté.

 "Nous avons exactement la mission qui te correspond ! Elle est faite pour toi !".

 J'entends encore cette phrase. Comment espérez-vous sérieusement que je vais y croire, alors que moi-même, je ne sais pas ce que je veux ? J'ai besoin de communication, de relationnel. Je ne veux pas de cet écran froid auquel je fais face à longueur de journée. Ne me dites pas qu'au sein d'une équipe, il y a toujours de la communication. J'ai besoin d'aider les gens. J'ai besoin de donner un sens à ma vie, en leur donnant des coups de pouce. Même discrets.

 Enfin, je vais citer une phrase, totalement hors propos, mais dont vous comprendrez assurément le message.

"Je refuse d’aller me battre pour soutenir une politique d’expansion territoriale dont je ne reconnais pas la légitimité." (Simon Astier, Kaamelott, Livre I, 39 : Le Cas Yvain)

 C'est bien cela. Travailler dans une société de plus de 70 000 salariés, sans compter les prestataires, cela n'a aucun sens, pour moi. Individuellement, nous ne sommes rien. Notre travail n'a pas de valeur. Nous pouvons être remplacés du jour au lendemain. Encore plus lorsque, comme je l'ai évoqué tout à l'heure, nous ne sommes pas des "leurs". Nous sommes les externes, les rebuts.

 Je ne m'épanouierai jamais dans cette mission.

 Je préfère encore me reconvertir dans un domaine qui ne sera peut-être pas aussi employable ni lucratif que l'informatique, mais qui aura le mérite de me rendre heureuse."

Voilà.

C'était ce que j'avais envie de dire à mon manager, lorsqu'il m'a demandé si cette nouvelle mission me plaisait. Mais je me suis contentée d'une simple phrase, lâchée du bout des lèvres.

- "Bah... C'est pas pire qu'ailleurs..."

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