Délinquance

9 minutes de lecture

« Si dans le corps humain une seule partie devait être esthétique, il s’agit bien des yeux. Ce sont eux qui montrent l’honnêteté, qui sont des portes ouvertes à nos ressentis. Regarder quelqu’un dans les yeux, n’importe qui, c’est voir sa qualité d’être humain. Si vous n’aimez pas quelqu’un, essayez donc de le regarder dans les yeux. »

Mes yeux sont fascinés par la rose. Elle parait si fragile, si inoffensive. Je tends un doigt tremblant et en caresse un pétale. La douceur de mon geste me surprend, tout autant que la douceur du pétale. L’odeur légère de la fleur parvient à mes narines. Un parfum frais, délicat. Une larme coule de mes yeux le long de ma joue, tombe sur la rose et reste accrochée à un pétale. Mon doigt glisse sur la tige, et une épine y pénètre. Je l’écarte aussitôt. D’autres larmes viennent et s’accrochent elles aussi aux pétales.

Je saisis ma valise par une poignée et pars sans me retourner, quittant ce couloir maudit de ma maison où même une rose dans un vase me repousse.

La voiture de mon père s’arrête devant le centre, dans la banlieue de la ville. Il ouvre la portière, gêné par son attelle au poignet. Je ressens un vague sentiment de culpabilité artificiel, car c’est de ma faute s’il doit la porter. Sans m’adresser un regard, il marche vers l’entrée. Je prends ma valise dans le coffre et le suit.

Le directeur du centre nous laisse, mon père et moi, seuls dans le couloir, afin de nous donner tout loisir de nous dire au revoir en toute intimité.

Face à moi, il s’éclaircit la gorge. Son regard est glacial.

- Bon ... eh bien, euh, commence-t-il.

- Oui, je dis.

Il me fixe intensément.

- Je dois dire que je ne m’attendais pas à te voir un jour ici. Je dois dire que c’est ... décevant.

Ces mots me transpercent de part en part.

- Tu pensais que je m’y tiendrais, hein ?, je réponds d’une voix calme et pourtant haineuse, refoulant les larmes qui menacent de me monter aux yeux. Tu pensais que je me tiendrais, au troisième prénom que tu m’as choisi ? Hyo, le devoir filial. Tu pensais que tu arriverais à faire de moi cela, n’est-ce pas ? A faire de moi un enfant domestiqué ? Tu pensais que je me tiendrais à tes engagements ?

- Tu es mon fils, Aroon, dit-il d’une voix calme.

- Alors quoi ? Tu as fait ça pour mon bien, c’est ça ? Ou pour TON bien à toi, peut-être ?, je réplique, la fureur m’envahissant, comme elle l’a fait si souvent, ces mois-ci.

Il me scrute, avant de dire :

- Tu ne te rends pas compte de ce que je t’ai apporté. J’ai fait ça parce que tu es mon fils, Aroon, et que je t’aime. Je t’aime, Aroon, sache-le.

- Non, je réponds. Ce n’est pas vrai.

Et je fais volte-face et commence à marcher. Juste avant d’atteindre la porte, je me retourne une dernière fois et lui lance, d’un ton presqu’ironique, cherchant à lui faire le plus mal possible :

- Au revoir, Mr Walker.

Il ne manifeste aucun signe de réaction, se contentant de dire sobrement :

- Si je n’ai pas réussi à t’inculquer les bonnes manières, Aroon, je peux t’assurer que ce centre le fera.

J’entre dans la pièce et remarque aussitôt la présence d’un garçon plus âgé que moi, aux yeux verts et aux cheveux hérissés, avachi sur une chaise en plastique.

Je m’assois face à lui. Nous nous dévisageons un long moment, puis :

- T’as une sale gueule, dit-il.

- Pas pire que la tienne, je réplique aussitôt. T’es qui ?

Il ricane avant de répondre :

- Ewan. Avec toi pour les séances de réinsertion à la société normale et les cours. Ici pour avoir buté mon beau-père. Et toi ?

- Aroon. On me prétend incapable de gérer ma colère. T’a au moins 17 ans, qu’est-ce que tu fous en dehors d’une prison ?

- Mon beau-père me battait, on m’a donc considéré non responsable de mes actes.

- Et c’est vrai ?

- Non, je suis responsable. Je suis parfaitement conscient d’avoir tué un être humain.

Il parle d’un ton détaché.

- Putain, mec, t’as vraiment une sale gueule, reprend-il.

- Et toi t’es vraiment un connard.

Il sourit :

- Je pense que ce sera pas vraiment le grand amour entre nous. Mais comme on va devoir se fréquenter pas mal, je propose qu’on en reste là.

Il tend une main. Je le fixe un instant.

- D’accord, on en reste là, je lâche en la lui serrant.

Le directeur me fait visiter le centre, qui est tout ce à quoi on peut s’attendre d’un centre qui se cache derrière le nom de « Centre d’Aide aux Jeunes Souffrant de Délinquance » (CAJSD).

A chaque pièce dans laquelle on entre, il me fait la liste de tous les avantages de la pièce, en répétant que si quelque chose ne me convient pas, je suis parfaitement en droit de le dire, que l’on m’écoutera avec attention. Il termine par me montrer la bibliothèque et salle de détente, où se trouvent des sofas ainsi que des étagères remplies de livres. Une jeune femme d’environ 30 ans nous y attend, debout près d’un distributeur d’eau. Le directeur me dit :

- Je te présente Hélène, ton accompagnatrice de thérapie. C’est elle qui s’occupera de toute la partie administrative de ton dossier et c’est à elle que tu t’adresseras si tu as le moindre souci. Je vais à présent te laisser.

- Merci.

Le directeur sort et referme la porte derrière lui. Je me tourne vers Hélène. Elle a de longs cheveux blonds et des yeux verts en amande.

- Bonjour, me dit-elle, nous avons pas mal de choses à nous dire. Tu veux un jus de fruits ?, demande-t-elle.

- Oui, je veux bien, je réponds. Merci.

Elle sort de la pièce et revient peu après avec deux verres pleins. Pendant ce temps, je m’affale dans un fauteuil en osier. Elle dépose les verres sur la table puis s’assied à son tour. Elle me sourit et soudain je sens que c’est le premier vrai sourire depuis que je suis arrivé. C’est la première personne à me regarder en regardant un vrai être humain, et pas un ado incapable de gérer ses émotions, un délinquant, un fou. Je souris à mon tour, rassuré.

- Tu t’appelles Aroon, n’est-ce pas ? demande-t-elle.

Je ne réponds pas tout de suite. Une pensée vient de me traverser l’esprit.

- Oui, je m’appelle Aroon, je réponds. Mais je ne veux pas que vous, vous m’appeliez comme ça. Appelez-moi Aki, mon deuxième prénom. C’est le seul de mes prénoms que j’aime. Appelez-moi Aki, s’il-vous-plait.

Elle me regarde d’un air intrigué.

- Très bien, répond-elle après un long moment de silence. Aki signifie « l’automne », non ? Je pense que ça te correspond. Entendu, Aki.

- Merci, je réponds, franchement.

Le lendemain, lorsque je me réveille, je garde les yeux fermés un moment. Je suis à un endroit que je n’aime pas, où tout, jusqu’à ce matelas, me considère comme quelqu’un souffrant de « légers troubles neurologiques causés par la période difficile qu’est l’adolescence ». Je ne m’y sens pas chez moi, je ne m’y sentirai jamais. Mais « chez moi » aussi, je ne me sentais pas chez moi. Et si être ici est une horreur, ce n’est rien comparé à la maison de mes parents.

Aurais-je un jour un endroit qui m’appartient, et pas contre ma volonté ? Aurais-je un jour un lieu bien à moi, où je me sentirai en sécurité, protégé des autres et de moi-même ? Tout psychiatre qui se respecte dirait que c’est quelque chose d’important, et même de primordial. Mais moi je sais que jamais je me sentirai en paix quelque part tant que je ne me sentirais pas en paix avec moi-même. J’ai quelque chose à accomplir. Quelque chose qui n’est pas un accès impulsif de colère. Et c’est pour moi primordial.

Aujourd’hui je vivrai avec des gens qui transformeront en des mots ce qu’ils pensent que j’ai. Des gens persuadés de connaître à fond la nature humaine, de connaître ce qui se passe dans mon cerveau. Des gens qui, en me voyant m’énerver, souriront comme des zombies en se disant « Oui, oui, c’est normal, nous nous attendions parfaitement à cette réaction. Il s’agit d’un comportement relatif à un trouble neuro-bla bla bla. Nous savons parfaitement comment guérir cela ».

Me guérir de quoi ? De mon humanité ? De mon refus de me laisser entrainer dans ce système qui détermine mon comportement ?

Vous ne me guérirez pas, il n’y a que moi qui puisse me guérir !

Après le petit-déjeuner, je retrouve les 12 autres pensionnaires dans la salle de classe. Hier soir, j’ai eu l’occasion de connaître le nom et quelques infos sur chacun d’entre eux, lors de l’hebdomadaire « séance de partage en groupe ». Si j’ai bien compris, il s’agit d’un moment où tous les pensionnaires, assis en rond et encadrés d’éducateurs, racontent aux autres leur ressentis, leurs problèmes ou les moments heureux qu’ils ont vécu depuis la dernière séance. Hier soir, cependant, et comme à chaque arrivée d’un nouveau pensionnaire, j’ai eu droit à la présentation de chacun d’entre eux. Puis j’ai dû me présenter moi aussi.

Je m’assois au quatrième rang, sur un banc libre. Les matinées sont consacrées aux cours, donnés par des enseignants spécialisés. Les cours de sport et d’art, les séances de thérapie et d’accompagnement, ainsi que les tâches journalières se déroulent l’après-midi.

Les cours sont plus interactifs qu’à l’école où j’étais, avant, et aussi mieux donnés. Mais le travail scolaire est néanmoins la dernière de mes priorités.

J’observe un instant la plaque de métal fixée au mur.

Mme Elzire Guyonnet

Pédopsychiatre

Psychologue

Je frappe à la porte et elle s’ouvre, dévoilant une femme aux grands yeux, aux longs cheveux bruns frisés, portant un épais châle bleu ciel.

- Bonjour Aroon, dit-elle à voix basse. Je suis heureuse de faire ta connaissance.

Je ne réponds pas. Elle referme la porte derrière moi et va s’asseoir derrière un bureau de bois clair.

- Préfères-tu t’asseoir ou t’allonger ?, demande-t-elle, toujours à voix basse.

Je prends une profonde inspiration, puis réponds d’une voix ferme:

- Je reste debout, je commence, mais je tiens à vous prévenir. Je n’ai pas l’intention de me confier à vous. A personne ici, en fait. Si vous pensez savoir ce que j’ai, et bien détrompez-vous. Vous ne pouvez pas m’aider, car je n’ai pas besoin d’aide. Si vous me posez des questions, sachez que je n’y répondrai pas. Vous êtes en train de vous dire que je suis un ado qui se referme sur lui-même, pas vrai ? Vous êtes en train de vous dire que vous avez déjà eu des centaines de cas comme moi ?

Je m’arrête un instant, guettant sa réaction. Puis j’ajoute :

- Voilà, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Ne croyez pas que je vous manque de respect. Je connais mon état et mon problème, et je ne tiens pas à ce que vous vous en mêliez. Au revoir.

Je m’apprête à tourner les talons mais la psy prend alors la parole, encore une fois à voix basse, ce qui m’agace de plus haut point :

- Le problème, Aroon, c’est que, récemment, tu as fait preuve d’une certaine violence en te mettant très souvent en colère, et ce n’est chouette pour personne. Tu as parfaitement le droit de ne pas vouloir m’en parler, et sache que ce n’est pas mon but de t’y obliger. Je te propose néanmoins – disons, provisoirement –, que tu m’expliques quand même ton problème, afin de pouvoir juger l’aide que je peux t’apporter. Je peux t’assurer que ce qui se dira entre ces murs y restera. Si, au bout de quelques séances, tu souhaites arrêter, ce sera libre à toi. Qu’en penses-tu ?

Je l’observe en fronçant les sourcils. Puis je la salue d’un signe de tête et sors de la pièce.

À 16h30, tous les pensionnaires doivent rester une heure et demie dans leur chambre, afin de réaliser leur travail scolaire et de réfléchir seuls à leurs problèmes. Après cela, tous doivent s’adonner à des tâches quotidiennes telles que le nettoyage, la vaisselle, etc.

Je pense que c’est un bon centre pour aider les « jeunes souffrant de problèmes de société et de délinquance ». Mais je n’en fait pas partie, désolé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lucie Writer ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0