Ernesto

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Plus de deux ans s’écoulèrent, finalement, entre l’escapade des deux Bigourdans et le départ de Fernand pour sa nouvelle vie parisienne. Entre temps, Antoine avait effectué quelques mois de service actif : comme il avait omis de se présenter au dernier Conseil de révision, il n’avait pu, cette fois, être ajourné pour « faiblesse » et fut, d’office, jugé bon pour le service armé. Il lui restait six mois à faire avant de passer dans la réserve.

L’imprimerie d’Ernesto n’était pas vraiment à Paris mais à Fresnes, à quelques kilomètres au sud de la capitale. Fernand trouva à s’y loger, non loin de la prison au plan novateur qu’on avait inaugurée l’année de sa naissance. L’entreprise vivotait et l’arrivée du jeune homme apporta un peu d’air frais. Sa présence réveilla la fibre commerciale d’Ernesto, d’autant que Fernand lui vantait les nombreuses réussites de son ancien patron. De son côté, Ernesto accordait une grande confiance à Fernand et l’incitait à suivre son instinct. Bref, les deux hommes se stimulaient l’un l’autre et rivalisaient de nouvelles idées pour développer leur affaire. Mais Ernesto disparaissait parfois des heures durant, et même des journées entières, à l’improviste, sans que Fernand parvienne à savoir où il allait ni ce qu’il fabriquait. Le Bigourdan devait alors prendre seul les rênes de la boutique sans connaître les dossiers gérés par son associé.

N’étant pas à Paris même, Fernand sortait moins souvent le soir qu’il ne l’avait espéré. Il profita néanmoins des conseils éclairés d’Ernesto pour s’offrir quelques soirées mémorables dans les mois qui suivirent son installation. La mariée était peut-être un peu moins belle que prévu mais Fernand se faisait une raison et prenait de l’assurance tout en s’acclimatant à sa nouvelle vie.

Quand, soudain, un événement imprévu lui fit l’effet d’un coup de massue : l’arrestation de son associé par l’inspecteur Ramillon qui le conduisit au commissariat du quartier Saint-Germain-l’Auxerrois. L’inspecteur soupçonnait Ernesto – Ernest Billard pour l’état civil – de pratiquer le vol à la tire et l’avait pris en filature à Paris. Descendant l'escalier du métro au Châtelet, « il s'aperçut qu'un journal avait disparu de la poche de son propre veston. Le policier avait été volé par celui qu'il surveillait ! » rapporta « L’Égalité de Roubaix-Tourcoing » dans son édition du lendemain. Car les faits divers parisiens passionnaient tout un chacun. Et il s’agissait là d’un magnifique flagrant délit !

Au domicile d’Ernest – au-dessus de l’imprimerie - où l’inspecteur Ramillon avait aussitôt ordonné une perquisition, on découvrit « une multitude de blagues à tabac, de porte-cigarettes, de porte-cigares et une armée de cigares et de cigarettes », tous objets sans valeur que le quinquagénaire ne pouvait s’empêcher de dérober et de collectionner sans que cela lui rapportât le moindre franc. Mais la manie du kleptomane ne s’arrêtait pas là : « soigneusement classés par mois et par jour, 1 800 billets d'aller et retour du Métro, ramassés on ne sait où, » venaient enrichir sa collection, à défaut de l’enrichir lui-même.

L’affaire était limpide et l’inspecteur parisien n’eut aucun mal à convaincre le juge de condamner « son » voleur afin de lui faire passer, à l’ombre, l’envie de recommencer. Ernest disparut de la circulation. Tout ça n’était pas bon pour les affaires. Même si la plupart des clients restaient fidèles à leur imprimerie, faute de concurrent sérieux dans les environs, les gens parlaient. Le nouvel associé était-il plus honnête que son acolyte ? N’allait-il pas les voler, eux aussi, à leur tour ? Qui se ressemble s’assemble, non ? Il devint plus difficile de trouver de nouveaux clients pour remplacer ceux qui étaient partis. Et puis une association sans associé, ça n’était pas ce que Fernand désirait !

* * *

Le moment était venu de retrouver son frère. Certes, Fernand aurait pu lâcher l’affaire et repartir dans le Sud-Ouest. Mais cela aurait été, cette fois, pour lui, comme un retour en arrière, pire : la preuve incontestable qu’il avait manqué de discernement. Quelques mois furent alors nécessaires pour qu’Antoine abandonne son emploi à Bagnères et vienne le rejoindre à Paris. Fort de son expérience professionnelle, il réussit à se faire embaucher par la Société des transports en commun de la région parisienne.

Antoine fut d’abord affecté à la ligne 23 « Auteuil – Boulogne – Les Moulineaux » et résida plusieurs années dans la proche banlieue sud-ouest de Paris. « C’est encore un peu le Sud-Ouest ! » plaisantait-il. Les deux frères se voyaient parfois, le samedi, quand l’emploi du temps d’Antoine le lui permettait. Ils étaient encore célibataires tous les deux et ne tardèrent pas à écumer les meilleurs établissements parisiens où l’on dansait, le soir venu, au rythme des violons et des bandonéons.

De nombreux orchestres et artistes argentins venaient alors en tournée en France. Antoine et Fernand gardaient, cependant, une tendresse particulière pour Genaro Espósito et Manuel Pizarro, témoins de leur première soirée parisienne qui restait, malgré tout, un grand souvenir pour eux. Pizarro avait dû repartir, un temps, en Argentine. Mais il était revenu à Paris et donnait même des cours de tango place Pigalle. Genaro se produisait maintenant sous le nom d’El Tano Genaro. « Tano » c’était pour Napolitano, un diminutif qui en lunfar – ou lunfardo - désignait en réalité un Italien, quelle que soit sa région d’origine. Un Rital de Buenos Aires, en quelque sorte.

Genaro jouait dans différents cabarets parisiens, de Pigalle à Montparnasse et sur les Champs-Élysées. Mais la salle que les frères Garay préféraient était celle du Claridge, au numéro 74 de la fameuse avenue. Avec sa piscine intérieure, l’endroit était magnifique. Et son histoire particulière les touchait personnellement. Construit en 1914, l’hôtel n’avait pas encore ouvert ses portes qu’il avait été réquisitionné par le ministère de l’Armement pour toute la durée de la guerre. Il n’avait donc reçu ses premiers clients qu’en 1918. À présent, ils y dansaient, signe que la vie avait repris son cours, ou du moins un cours plus ou moins normal. Et c’est au Claridge qu’Antoine et Fernand rencontrèrent leurs futures épouses, ce qui ne fit que renforcer leur attirance pour ce lieu. Le samedi soir, entre désir et nostalgie, les deux frères redevenaient Antonio et Fernando.

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