5.

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Elle déchira la lettre avec rage et jeta les morceaux à travers la pièce. Elle préféra s’asseoir dans le sofa après avoir parcouru les dernières lignes, tant les mots lui donnaient le vertige. Le courrier disait :

« Madame,

Un drame ayant frappé notre établissement, et dans l’attente de l'achèvement des travaux imposés par les services de l’état, nous nous voyons contraints de suspendre l’activité de l’internat pour une durée indéterminée.

Outre cette obligation, nous tenions à vous signifier que nous ne désirons plus accueillir votre fils Henri, en raison de ses piètres résultats auxquels s’ajoutent des comportements ambigus. »

— Mais qu’est-ce que t’as encore foutu ? lui demanda-t-elle dans un souffle affligé.

— Moi ? Rien ! C’est une fille qui s’est penchée et qui est tombée par une fenêtre. Des policiers m’ont posé des questions parce qu’on passait souvent les week-ends ensemble, mais c’est tout.

— Et tes notes désastreuses ? Tu vas me dire que tes livres de cours ont glissés par la fenêtre ? Tu m’épuises ! Je n’en peux plus de tes facéties.

Le désespoir de Renée, la lecture du courrier que lui adressait le collège digéré, se transforma vite en une colère de la même ampleur.

C’est grâce à cet événement que Henri découvrit la littérature. Sa mère, à bout d’arguments, inventa une nouvelle sanction : elle l’enferma dans sa chambre avec des piles de bouquins aux sujets hétéroclites et lui imposa d’en faire des résumés. Ca lui assurererait qu’il accomplissait bien la punition.

Au début, Henri s’acquitta de sa tâche, par crainte ou par défi, quoiqu’il en soit, passé plusieurs semaines, il dévorait aussi bien des romans policiers que des livres historiques, avec un réel appétit de connaissance. Il se noyait dans ces pages avec délectation. Les aventures qu’il y découvrait lui offraient de fuir l’ambiance orageuse du logis.

Renée, depuis que Philippe avait prononcé son exil, ne parvenait plus à donner de sens à son existence. Elle se voyait finir seule, vieille fille moquée par les hommes. Elle prétendait avoir encore droit à un peu d’amour. Elle trouvait que c’était long… si long qu’elle pensait qu’il ne reviendrait jamais.

Elle s’était imposé une discipline de fer, tout cela pour que l’aventure s’achève par son mariage raté. De plus s’ensuivirent les humiliations de son entourage. Même sa mère lui reprochait sans cesse ce revers qu’elle l’attribuait à son intolérance. Ça la mettait hors d’elle.

Une certitude naquit dans son crâne dévasté : ce ne pouvait être que ce fils maudit qui fut la cause de ses échecs. Alors, elle décida que le garçon était cinglé.

Elle entreprit des démarches. Un matin, assez contente des résultats, elle annonça à Henri :

— Tu as rendez-vous demain après-midi avec le docteur Lepage, un psychiatre. Essaie au moins de te débarbouiller, tu sens le bouc !

D’abord, Henri empestait un peu à cause de la machine en panne depuis quinze jours que Renée n’avait pas fait réparer : trop cher ! Elle lavait son linge chez sa mère et méprisait le sien, même si, en vérité, ça ne le dérangeait pas outre mesure.

Il s’infligea un coup de gant de toilette humide et fouilla dans le tas de « moins sale » pour en extraire une tenue présentable.

#

La salle d’attente était oppressante. Sans fenêtre, tout était blanchâtre, avec des traits noirs au milieu des murs pour que les dossiers des chaises ne laissent pas des traces. Des néons laiteux donnaient un teint de cire aux visiteurs et une climatisation défectueuse faisait régner un froid sibérien.

Avec toutes les épreuves qu’il avait traversées, Henri n’était pas facile à impressionner, mais il avait toutefois peu dormi : des images de fous hurlants avaient parsemé sa nuit. Il avait lu des choses qui traitaient du sujet dans les livres de sa mère et c'est ce qui le conduisait à redouter la proche confrontation.

Les médecins expliquaient que la plupart du temps les dingues n’imaginent pas qu’ils le sont... puisqu’ils le sont... Et lui, comment pourrait-il savoir s’il l’était, étant donné que dans ce cas, il croirait ne pas l’être ?

Ces thèses entrainaient une immense confusion dans son esprit d’enfant, et il avait hâte d’être fixé sur son sort, ne serait-ce que pour quitter cette glacière.

Le docteur Lepage le fit entrer dans son cabinet. Le contraste était saisissant : de grands sièges colorés trônaient devant une plaque en verre qui servait de bureau. Les murs aux tons ocre exposaient des diplômes prestigieux et des étagères supportaient des centaines de livres bariolés. L’endroit respirait le propre et la quiétude.

Le docteur s’installa et joua avec un crayon en fixant un horizon imaginaire.

— Ta mère prétends que tu es perturbé... Assieds-toi !

Henri s’enfonça dans son profond fauteuil et à présent prisonnier du meuble, regarda le toubib derrière son bureau brillant. Le gars attendait en faisant tourner son crayon entre ses doigts, ce qui avait le don de l’énerver. Il ne l’aima pas dès cet instant. Il s’était imaginé que cet homme prendrait sa défense, l’aiderait à calmer Renée, pourtant son air suffisant semblait indiquer le contraire.

Le médecin se laissa seoir en arrière et fixa le plafond, comme pour montrer son détachement.

— Et si tu me racontais ce qui ne va pas ?

Il osait lui demander ce qui n’allait pas alors que la raison de ses soucis patientait dans la salle d’attente, à moins qu’elle ne soit déjà morte d’hypothermie. Cet individu se prétendait psychiatre et n’avait pas vu que la source de ses problèmes était assise de l’autre côté de sa porte insonorisée.

Sur un ton monotone, Henri se résolut à relater des souvenirs comme ils lui venaient, pas dans l’ordre et pas forcément réels. Pendant qu’il parlait, le docteur continuait de regarder le plafond en tripotant son crayon. Il devait penser à autre chose. Le gamin envisagea que l’homme réfléchissait à son repas du soir, ou se remémorait ses précédentes vacances tant il semblait loin de ses préoccupations.

Lorsque Henri acheva son récit par ses dernières aventures au pensionnat, le psychiatre baissa la tête.

— Où m’as-tu dit que tu allais au collège ?

Henri ne répondit pas, surpris, et finit pas lâcher :

— Ben... à Armentières...

— Ahah... ben voilà !

Il bascula dans son fauteuil pour analyser de nouveau le plafond. Le garçon crut qu’il allait lui annoncer quelque chose d’important à ce sujet, mais le docteur préféra sourire.

Prestement, il se leva, fit le tour de son bureau et s’approcha de Henri. Il lui tendit la main pour l’extraire de son siège en le fixant et serra un peu plus fort.

— À la semaine prochaine mon garçon.

Il retrouva sa mère en phase avancée de congélation qui s’empressa de se diriger vers la sortie. Une fois dans l’allée bien soignée qui sillonnait au travers des pelouses irréprochables, elle ne put retenir davantage la question qui lui brûlait les lèvres :

— Que t’as dit le docteur ?

— À la semaine prochaine !

Renée sentit ses jambes se dérober sous elle au point qu’elle se précipita pour s’assoir sur un banc proche. Elle n’avait pas dépensé une somme colossale pour entendre ça. Elle se devait d’agir.

#

La semaine suivante, elle le mena à l’extérieur de la ville sans rien dire. En pleine campagne, derrière de hauts murs, une sorte de petit château se nichait au sommet d’une colline. La bâtisse ressemblait à un hôtel, comme celui où Henri avait dormi avec ses grands-parents lors de vacances.

En entrant, une forte femme habillée en infirmière les accueillit.

— Veuillez attendre un peu, le docteur termine avec un patient.

Des gens en pyjamas étaient assis à des tables en formica, sauf un gars qui parlait au mur en se balançant. Une fille décoiffée, le regard vide, jouait seule aux cartes, pendant que sa voisine dessinait en tirant une langue de caméléon.

La dame prit le bras de Henri et l’entraina dans un dédale de corridors. Des portes, toutes identiques, jalonnaient les couloirs. Ça sentait le désinfectant. Des cris ou des coups le firent sursauter en passant devant certaines pièces.

— Ce n’est rien, mon garçon ; reste bien au milieu, sur la bande orange, le rassura l’infirmière.

Elle lui indiqua une salle meublée d’une chaise pareille à celle des dentistes et lui demanda de s’y installer. Un homme entra à sa suite qui lui riva une sorte de casque sur le crâne avant de reculer jusqu’à un bouton fixé sur le mur. La décharge fut si forte que Henri crut que son cœur quittait sa poitrine, à moins que ce ne fût ses yeux qui s’échappaient de ses orbites.

La douleur s’atténua et il s’évanouit. Quand il reprit connaissance, il vit le docteur penché sur lui.

— Alors Henri, comment te sens-tu ?

— ... Mal à la tête...

— Ça va passer... dis-moi, quel collège fréquentais-tu l’an dernier ?

— Saint Eustache, à Armentières.

— Ahah... ben voilà !

#

Renée le retrouva assis à une table proche de la joueuse de cartes et de la dessinatrice. Elle avait réclamé qu’il subisse ce traitement, cependant lorsqu’elle découvrit le visage livide de son fils, elle fut bouleversée. Le docteur Lepage arriva tout sourire et s’empressa de la réconforter.

— Un événement a perturbé sa mémoire, ce qui peut expliquer son manque de jugement. Quelques séances le remettront d’aplomb, n’ayez crainte.

Henri se leva d'un bond pour se jeter sur sa mère en criant :

— Maman, je ne veux pas recommencer, s’il te plait !

Son sursaut sortit les autres malades de leur torpeur. La première balaya les cartes d’un revers de main en insultant un adversaire imaginaire pendant que la seconde déchirait ses feuilles en hurlant. Le bruit de la tête de l’orateur qu’il frappait à présent contre le mur faisait vibrer les vitres.

La plus grande confusion régnait dans la salle. Renée colla Henri contre ses cuisses pour le protéger. L’enfant s’étonna de ce geste affectueux, surement instinctif. Un bataillon de blouses blanches jaillit de nulle part et entraina les malades vers le couloir maudit. Les hurlements s’étouffèrent peu à peu au fond du corridor. Renée sentit sa gorge se nouer au point de manquer d’air.

Sur la route du retour, elle ne prononça pas un mot. D’ordinaire, son assurance lui permettait d’excuser ses actes sans jamais sourciller. Là, elle ressentait de la culpabilité. Peut-être que Henri perçut sa gêne, car il osa une seconde fois :

— Maman, ne m’y renvoie pas, par pitié !

#

La parenthèse psychiatrique perturbait Renée plus qu’elle ne voulait l’admettre, au point qu’elle ne put s’empêcher d’en informer sa mère dans une lettre :

« Ma chère mère,

Je tenais à t'expliquer pourquoi Henri ne viendra pas passer les grandes vacances chez vous.

Le comportement de Henri m’inquiète un peu plus chaque jour. Lorsque je le surprends à parler seul, il m’affirme qu’il discute avec un ami. Je l’avais inscrit dans un pensionnat sérieux et réputé, néanmoins, ces résultats scolaires ont été si pitoyables qu’il s’est vu renvoyé de l'école.

J’ai donc demandé l’aide d’un psychiatre qui me conseille de lui faire suivre quelques séances d’électrochocs.

Je ne manquerai pas de t’informer de l'évolution du traitement.

Ta fille. »

Une réponse horrifiée ne se fit pas attendre très longtemps.

« Renée,

À la lecture de ton courrier, je me suis empressée de me renseigner et j’en suis ressorti épouvanté.

Que tu sois contrarié par ton divorce, puis la perte de ta dernière relation sérieuse est légitime. Que tu veuilles en faire supporter la responsabilité à ton fils est inquiétant.

Ton comportement m’a poussé à m’informer: même si tu es sa mère, tu dois solliciter plusieurs avis avant de réclamer son internement. Je te demande instamment de suivre la procédure officielle, sinon je n’aurai aucun scrupule à alerter les services sociaux des méthodes barbares auxquelles tu soumets ton enfant.

Ta mère scandalisée. »

#

Henri se retrouva dans une clinique privée pour subir une batterie de tests. Des psychologues le prirent en charge et cherchèrent à démêler les pensées enfouies dans son cerveau d’enfant. Les médecins ne rencontrèrent guère de difficulté à faire la part des choses. Ensuite, un psychiatre boucla le débat en une simple séance.

À l’évidence, c’était l’environnement de Henri qui était néfaste. Le gamin avait souffert d’assister aux scènes de ses parents. La disparition du père et le caractère odieux de la mère suffisaient à expliquer les troubles du gosse. Renée paraissait bien plus désorientée que lui.

Ce matin, le professeur chargé de superviser le dossier l’avait convoquée pour un entretien.

Henri sentait Renée se raidir à mesure que le spécialiste énonçait ses interprétations. Il les avait installés dans un grand bureau lumineux et parlait en choisissant ses mots. L’enfant observait craintivement les réactions de sa mère, ne serait-ce que pour anticiper une gifle qui, chez elle, jaillissait sans la nécessité d’une raison concrète. L’agacement suffisait et là, elle semblait fort contrariée.

— Madame, votre fils ne présente aucun dysfonctionnement notable. Je suis catégorique, annonça le spécialiste. En revanche, les événements qui ont parsemé votre couple ont pu occasionner des confusions dans l’esprit de votre garçon et provoquer quelques troubles du comportement. N’importe quel gosse en ferait de même. Que le calme revienne dans votre foyer, et je vous assure que tout rentrera dans l’ordre.

D’ailleurs, une question me taraude : de votre côté, pas de soucis professionnels ou sentimentaux ? Êtes-vous certaine que tout se passe bien, que votre vie vous satisfait ?

— Mais enfin, docteur ! je vous ai demandé d’analyser mon fils. Je ne vous permets pas de vous occuper de ma santé. Quelle audace !

Elle se leva aussitôt, rouge de confusion, attrapa Henri par la main et sortit en le trainant derrière elle.

— Maman ! Tu me fais mal.

Renée s’arrêta brutalement dans le corridor et le fixa. En se penchant, elle brandit un doigt vengeur vers son visage. Les mâchoires serrées, elle parvint à articuler :

— Écoute-moi bien, petit con. À cause de toi, j’ai gâché ma jeunesse. Au moment où la chance frappait de nouveau à ma porte en me faisant rencontrer Philippe, tu as fait… je ne sais quoi… à sa Virginie. Et cette fille tombée par la fenêtre du pensionnat, encore un hasard ? Tu devras payer pour tout ça, un jour ou l’autre.

Henri, les joues noyées de larmes, regardait Renée. Il ne parvenait pas à expliquer comment cette femme blonde pouvait le haïr à tel point.

Rentrée à l’appartement, elle se jeta sur le canapé en fermant les yeux et en serrant les dents pour ne pas crier. Une fois apaisée, elle se releva pour contempler son visage dans le miroir posé sur la cheminée.

Elle y voyait sa dernière chance, les ultimes années avant la vieillesse. Pourtant, ce mioche pleurnichard risquait d’entraver chacune de ses tentatives. Elle devait trouver une façon de s’en débarrasser.

Henri l’entendit souvent rager à travers la cloison de sa chambre. Elle lançait des choses de part en part de la pièce. Puis le ballet des hommes éphémères reprit. Ces deux activités sportives semblaient la calmer, alors elle ne s’en privait pas.

À ces moments, Henri s’asseyait sur le tapis, s’adossait à son lit et se plongeait dans les livres. Avec le recul, il réalisa que ces heures de lectures solitaires furent les plus belles de son existence.

Choquée par les plaintes et les agissements de sa fille, la grand-mère saisit le taureau par les cornes et annonça qu’elle se chargerait à présent de l’éducation de Henri.

Il viendrait habiter chez eux, à Saint-Lô, et dans les plus brefs délais.

Renée déposa de nouveau Henri à la gare Saint-Lazare, lui tendit son billet sans un mot, et lui indiqua le numéro du quai sans l’y accompagner.

En montant dans le train, il décréta que sa mère venait de mourir aujourd’hui.

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