Un souvenir

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Méryl se laissa tomber contre le dossier de sa chaise. Elle était partagée. À la lecture de l'édito, elle avait d'abord identifié les prémices de la psychose qui avait conduit à l’extinction des crispircasis, ce qui avait éveillé en elle tant un dégoût profond que l'envie, jouissive, de hurler Oh mes dieux, j’avais tellement raison !. Cette histoire de consommation de sang absolutis jouant un catalyseur d’immunité pour les crispircasis était tout à fait ubuesque. On parlait de science ici, pas de magie. La doctorante se fit la réflexion que les gens avaient toujours une fâcheuse tendance à faire des raccourcis fantaisistes tant que cela les complaisait dans leur propre ignorance. Etrangement, ce dernier article avait éveillé son appétit, lui rappelant qu’elle n’avait pas mangé au déjeuner et qu’elle avait très faim. Tout en ouvrant le paquet de chips au bacon qui dormait au fond de son tiroir, elle songea en souriant, c’est tout de même idiot que l’argument du végétarisme soit caduque aujourd’hui, puisque nous sommes redevenus omnivores maintenant, justement par besoin de protéines animales.

***

Année 2469

Salut, j’espère que toi et ta famille, vous allez bien. Si tu veux me contacter, utilise cet email, j’ai sécurisé son traçage. Ma mère dit que je suis parano, mais sérieux, hier soir en prenant le métro aérien tu sais ce que j’ai vu ? Deux quais plus loin, une sapiens a littéralement poussé sur la voie un crispi. Sois disant, elle n’a pas fait exprès. Heureusement, il n’a rien eu. La femme a ensuite essayé de se justifier en prétendant que c’est carrément le mec qui lui a demandé de le pousser en manipulant son esprit avec ses pouvoirs de « crispeurs ».

Crispeurs, c’est comme cela qu’ils nous appellent maintenant. Je ne sais pas quel chargé de communication a trouvé ce surnom, mais il a vachement fait son taf niveau propagande. Hahaha. Tu sais le pire ? C’est que personne n’a rien fait. Tout le monde regardait ses pieds ou son holophone. Déprimant.

Bref, fais-toi discret. Sérieux. Il parait qu’une famille entière de crispi a été arrêtée en Nouvelle Italie. Parano mes fesses.

Donne des nouvelles.

Tobias

***

Journal 3M news, mai 2470. Traduit en 51 langues.

Avis à la population. Par mesure de sécurité et pour le bien de tous, toute personne d’origine crispircasis est priée de se déclarer et de se rendre dès que possible dans la mairie d’Etat rattachée à sa résidence actuelle. Un nouveau domicile lui sera attribué en Australine. Les états prennent en charge tous les frais de transport, de déménagement et d’installation dans le nouveau pays.

***

Origine et date inconnue.

Comme un retour en arrière d’un millénaire. La proposition des états de nous « donner » l’Australine s’est rapidement transformée en une chasse aux sorcières. Était-ce vraiment étonnant ? Non. Le plus ironique dans cela ? L’humanité – la Vraie, comme ils le disent si bien – n’a jamais été aussi soudée. Les querelles de racisme, de religion ou de territoire ont cessé, et les autres se sont levés unis contre le grand méchant crispeur. Tous les humains, qu’ils soient sapiens ou absolutis, se sont ligués contre nous. Exit les superhéros, exit les nouveaux vampires. Bonjour les monstres.

Les sapiens ne se rendent même pas compte que leur propre extinction est proche. Comme une impression de déjà-vu. Est-ce que l’Homme de Neandertal s’est rendu compte de son extinction ? Était-il trop faible par rapport à son homologue sapiens, ou tout simplement trop naïf et trop gentil pour comprendre qu’il allait disparaître ? Pourtant, au départ, absolutis et crispircasis, même combat. Nous étions tous des mutants, tous issus d’une même nouvelle génération d’humains génétiquement modifiés. Les idéalistes et autres philosophes, nous voyaient déjà vivre et mourir en harmonie, mais l’Histoire en a décidé autrement.

Ma théorie personnelle est que nos ancêtres ont choisi le mauvais plan de communication. Les premiers crispircasis ont de suite revendiqué leur différence, alors que les absolutis ont joué sur leurs similitudes avec les humains originels. Le discours était bien rodé. « Les absolutis ne vont pas remplacer les sapiens, nous sommes simplement une, que dis-je, leur évolution naturelle. Et puis, nous sommes toujours de la même espèce, nous. », ai-je encore entendu à un JT la semaine dernière.

En attendant, de plus en plus de sapiens deviennent stériles ou meurent de maladies que l’on croyait disparues. La faute aux vaccins, enfin à l’absence de vaccination. Les gens ne se vaccinent plus. Pourquoi se vacciner, puisque nous sommes immunisés ? disent les absolutis. Oui, mais pas les sapiens et les crispircasis, même si concrètement ils s’en foutent royalement de notre sort à nous.

En fait, je plains les sapiens. Au moins, on veut nous exterminer en toute lumière, sans se cacher.

***

Méryl retira ses lunettes pour se masser les tempes. Était-elle réellement en train de lire ce qu’elle était en train de lire ? Si ces documents étaient authentifiés, cela allait faire du bruit (et accessoirement lui ouvrir les portes de n’importe quel poste à l'université). Ces informations étaient extrêmement précieuses, mais elles étaient aussi horriblement dangereuses. Il y avait bien une raison si l’on ne pouvait trouver aucune trace écrite de l’extermination silencieuse et publique des sapiens et des crispircasis. Qui pouvait donc bien lui avoir envoyé ce colis ? Et surtout, la question à un million de Terrestals, pourquoi à elle ?

***

Le Journal alternatif, automne 2475.

Extrait d’un dossier spécial « Paroles de crispeurs ».

Je ne suis pas né avec la bonne combinaison de gènes. Ou alors je ne suis pas né à la bonne époque. Maman m’a dit qu’avant les gens n’avaient pas peur de nous, et même que certains nous aimaient. Papa ne voulait pas que j’écrive au journal. Il dit que c’est inutile, que vous ne nous écouterez pas.

Mais moi, je veux comprendre. Je veux comprendre pourquoi j’ai faim. Pourquoi vous nous avez parqués dans un pays où trouver chaque jour de la nourriture est un défi. Pourquoi je ne peux pas sortir de chez moi sans avoir peur d’être enlevé ou pire. Je ne devrais pas avoir à penser à cela, je n’ai que 9 ans. Pourquoi vous nous détestez ? Pourquoi avez-vous peur ? Nous ne vous avons rien fait. S’il vous plaît, laissez-nous vivre.

***

14 juillet 2501.

Mes chèr.e.s crispeur.e.s, mes ami.e.s. Si vous voulez survivre, ne restez pas en Australine. L'endroit n’est pas sûr, il ne l’a jamais été. Dispersez-vous. Plusieurs camps ont été établis un peu partout sur le globe. Ne vous inquiétez pas, nous vous trouverons. Nous vous aiderons. Pour la nourriture, adoptez un animal de compagnie. En plus d’être votre nouvel ami, vous pourrez acheter de la viande sans méfiance. Pour l’alcool, évitez-le autant que possible, il altère le contrôle de nos capacités.

Fondez-vous dans la masse des absolutis. Mélangez-vous. Dissimulez vos capacités à tous. Devenez maladroit, inutile, faites-vous bête. Faites-vous oublier. Ne cherchez pas non plus à en savoir plus sur notre histoire, nos origines. Un proverbe ancien disait « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Mais pour vivre tout simplement, nous ne devons plus exister. Les gens oublient plus facilement les souvenirs que les bonnes histoires. Alors, pour survivre, plus qu’une légende, un mythe, nous allons devenir un souvenir.

Un souvenir, pour survivre.

***

Les larmes aux yeux, Méryl effleura le document bioplastifié comme pour s’imprégner du texte. Elle retint sa respiration. Sous ses doigts, elle sentit le papier. Il y avait un trou, clairement. Quelle imbécile ! Maladroite ! Elle avait dû entailler la fine pellicule protectrice avec un ongle. Le papier ancien, lorsqu’il n’était pas traité au nanoquide, pouvait se dégrader en quelques heures sous l'action de l’oxygène. Si elle n'agissait pas très vite, elle allait perdre le document. Paniquée, elle attrapa sa loupe pour voir l’étendue des dégâts. L’entaille était en réalité un trou. Rond, net, comme s’il avait été fait volontairement. C’était improbable. Rapprochant la lampe pour vérifier, un éclat attira son attention. C’était impossible. Le papier, le document ancien possédait un code source. Comme s’il datait de moins de deux ans, osa-t-elle penser, comme si un crispeur avait lui-même écrit ce message.

Elle allait se réveiller à tout moment avec une gueule de bois monstrueuse. En réalité, elle n’était pas dans son bureau à lire les mots de ce qui pourrait être un descendant des crispeurs. Elle était allée au pot avec ses amis qui avaient réussi à la convaincre de boire une coupe de champagne alors qu’elle détestait l’alcool et en toute logique, elle s’était retrouvée ivre dans l’heure suivante. C’était la seule et unique explication rationnelle. Méryl rit nerveusement sachant très bien que son esprit ô combien cartésien essayait tant bien que mal de traiter et d’intégrer l’information. Ressentant soudain le besoin vital de prendre une bouffée d’air, elle se leva à la hâte et trébucha contre le pied de sa chaise. Sa maladresse eut pour conséquence directe – en plus d’un très esthétique bleu en formation – l’éparpillement de tous les documents se trouvant sur son plan de travail. S’insultant mentalement de nouveau, elle s’agenouilla pour les ramasser, histoire de rien perdre de précieux. Lorsqu’elle saisit la dernière archive, tel un serpent quittant sa mue, un parchemin se détacha du polymère.

« Méryl, maintenant que nous avons ton attention, si tu veux connaitre la véritable Histoire de l’humanité, rappelle-toi des principes même de l’évolution. Souviens-toi de nous. Et surtout, souviens-toi de toi. »

Fin (pour le moment).

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