V

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Maman pleure encore dans son lit.

Je l'entends.

Elle doit croire qu'avec le feu près de moi et le bois de l'alcôve je ne l'entends pas.

Mais je l'entends.

Depuis que le père marche contre les républicains avec les autres hommes des Lucs et des environs, elle passe ses nuits à pleurer.

Le gros Pierre m'a dit qu'il rejoindra bientôt les armées vendéennes pour botter le cul des bleus. Il a plus de douze ans et est fort pour son âge.

Mais la Lucette a entendu monsieur le curé, l'Abbé Voyneau, dire que les royalistes étaient moins nombreux et que, on avait beau dire, Dieu ne les sauverait pas du massacre.

Alors, mon père, depuis six mois qu'on n'en a pas eu de nouvelles, je n'escompte pas le revoir.

Et la mère qui pleure.

C'est la vieille qui fait tout dans la maison : les repas, le balai et le fouet.

Le fouet, c'est quand je traîne dans ses pattes au lieu d'aller m'occuper des bêtes.

Elle défend sa fille.

Mais les filles, c'est rien que des pleureuses.

Même que le gros Pierre dit que les femmes ont été créées pour nous emmerder, sinon elles auraient qu'un seul trou. J'ai pas tout bien compris mais ça m'a fait rigoler.

Du coup, quand j'ai trop mal au ventre tellement j'ai pas mangé, j'utilise mon petit secret.

Mon petit secret, je ne l'ai dit qu'à noiraude, notre chèvre.

Parce qu'elle tient sa langue, elle.

D'ailleurs, la vieille a fait cuire des pains pour le soir et demain et j'ai eu droit qu'à une bolée de gruau coupé à l'eau.

Du coup ça se tortille dans mon ventre.

C'est le moment.

Je guette par la fenêtre et, la voyant dos tourné et le plateau des pains tout chaud entre les mains, j'utilise mon petit secret.

J'aime bien le silence quand je fais la chose.

Au début, ça m'a fait peur, puis j'ai compris que c'était bien pratique à condition de pas me faire prendre.

Là, ça ferait mal.

On a brûlé des sorcières et des hérétiques pour moins que ça par ici.

Alors c'est mon petit secret.

Une fois, au début, je me suis fait surprendre par le père avec la main dans son aumônière.

Il m'a décollé une de ces taloches en beuglant si fort que mes oreilles ont sonné les cloches pendant une semaine ! Et les coups de fouet m'ont fait passer l'envie de recommencer.

Mais j'aime bien faire tourner la vieille en bourrique.

Ça et me remplir la panse.

Alors je reste bien concentré, je me faufile jusqu'aux petits pains, fais un pied-de-nez à la vieille qui s'est arrêtée en pleine grimace et je me marre un instant à regarder sa trogne de vieille pomme flétrie, puis je prends un pain et, le faisant sauter dans mes mains parce que c'est chaud, je me tire de là sans lambiner pour retourner observer par la fenêtre.

Me tenant les côtes, je reste un moment à regarder la vieille pester contre les lutins et sa vieille tête qui prend l'eau et je grimpe dans mon pommier déguster ma prise.

Ça va mieux comme ça.

Y en a plein qui pleurent, chez les copains, de voir les hommes à la guerre. Moi, comme y cognait pas mal, ça me fait plutôt plaisir d'avoir la bride sur le cou.

Reste la vieille, c'est sûr, pour me chauffer la couenne du bout de son fouet de sorcière, mais elle court pas vite et n'a pas le bras tant vigoureux.

C'est là que le Jeannot débarque, tout en jambes qui tricotent sur le chemin de terre.

- Les v'là qui rappliquent ! Y vont tous nous trépasser ! C'est l'curé qui m'envoie vous prév'nir !

Et le voilà reparti aussi vite qu'il était venu, laissant la vieille sonnée à la porte, la mère aux yeux rouges et hagards à ses côtés.

- Louis ! gueule maman.

Et la peur dans sa voix me fait sauter vite-fait de l'arbre pour galoper vers ses jupes.

La vieille a déjà emballé les pains, un vieux saucisson et trois oignons dans un balluchon. La mère m'agrippe la main et la voilà, plus du tout molle et en larmes, mangeant à grand pas le sentier vers le village.

- Y faut qu'on s'mette sous la protection du Seigneur ! répète maman tous les deux pas.

Et son souffle haletant fait des nuages devant sa bouche.

Une fois, un colporteur est passé au village et nous a laissé regarder de loin ses dessins de dragon.

C'était formidable !

J'en ai eu des mauvais rêves pendant des mois.

Ben la mère est comme un dragon avec sa narine fumante et son souffle qui fait de la vapeur.

La vieille nous suit tant bien que mal de ses vieilles jambes, ahanant dans le silence craquant des bois.

- Y z'iront jamais dans l'église ! rajoute-t-elle difficilement. Paraît qu'y croient en rien, ces révolutionnaires ! Y z'ont coupé sa tête au bon roi Louis. Mais y z'auront quand même pas le ventre d'aller défier Dieu dans sa maison !

Chaque fois que j'entends qu'on a coupé la tête au Louis, j'ai comme l'impression de sentir la lame sur ma gorge et j'aime pas trop.

J'accélère.

Bientôt, le petit clocher de bois est en vue derrière les derniers arbres.

On va pouvoir se reposer.

Je me demande qui sera déjà là.

J'espère que la Marigotte sera pas là.

La Marigotte, c'est la sorcière qui vit près du marais. Elle fait peur.

Puis elle pue la mort.

Elle vient jamais à la messe du curé, alors ce serait le comble !

Quand on arrive, l'église est déjà pleine à craquer et plusieurs familles attendent dehors dans le froid.

On pourra pas entrer.

Rapport au fait qu'on est les plus loin, dans le bois. La faute au père qu'est bûcheron.

Ma mère me lâche enfin et je fais le tour pour compter les copains.

Y sont tous là. Mais le cœur est pas à l'amusement et le silence est de mise. Mais c'est pas le silence des dimanches, celui-là. Plutôt celui de quand quelqu'un qu'est malade va pas passer la nuit.

On se faufile entre les grands dans la nef.

L'Abbé Voyneau est pas là.

Jacquet nous répète ce qu'il a entendu : le curé est allé négocier avec les soldats.

Nous nous taisons.

Une robe contre des mousquets.

Même une robe bénite...

Ça nous a l'air léger.

Puis c'est le brouhaha : ceux de dehors ont vu les premiers soldats.

Des cris et le tonnerre.

Silence dans l'église, puis c'est les hurlements.

Tous ceux de dehors qui le peuvent encore poussent sur ceux du dedans pour se mettre à couverts.

Le tonnerre encore et la presse se calme tandis que les voix, moins nombreuses, montent dans les aigus.

On ferme les portes et c'est l'attente.

On est tous à l'affût comme quand on chasse.

Là un craquement de branche qui casse : quelqu'un approche.

Ici un grincement : on marche sur le porche de bois.

On entend des chocs sourds, un peu partout, un peu comme quand un bûcheron donne de la hache sur un tronc.

Sauf que le tronc c'est nous et que c'est pas vraiment une cognée.

Le temps que je reconnaisse l'odeur, tout le monde crie et se presse aux ouvertures pour mourir fauché par les balles.

Ils ont foutu le feu à la maison de Dieu.

Déjà, les flammes ferment portes et fenêtres et la fumée monte comme l'encens former un nuage d'orage sous le clocher.

Jésus, sur sa croix, n'a jamais eu l'air heureux mais, la peau noircie de suie et le front luisant des flammes, il me paraît l'incarnation du diable.

C'est alors que je pense à la mère restée dehors. Et même à la vieille.

Et que je remarque le silence qui s'installe.

Les copains se serrent sous l'autel, les vieux toussent dans leur mouchoir, assis par terre, les mères serrent comme elles peuvent leurs petits contre elles pour les protéger.

J'arrête le temps.

Tant pis pour mon petit secret.

De toute façon, je crois pas qu'il y aura du monde pour en parler.

J'avance vers la porte, enjambant les corps.

J'attrape la poignée et pousse un cri ; tout se remet soudan en mouvement dans les cris et toux des autres prisonniers.

Je me tiens la main en pleurant, au supplice : la porte est brûlante et j'arrive pas à la toucher.

Je me reconcentre et arrête à nouveau le temps.

J'approche du carreau bas d'une fenêtre, fierté du village qui a pu se payer du vitrage : impossible de le toucher. Les flammes qui le lèchent l'ont rendu brûlant lui aussi.

J'attrape un prie-Dieu et le balance à travers le carreau, qui éclate dans un grand bruit au milieu du silence.

Mais je ne peux toujours pas passer : un rideau de flammes figées mais cruellement mordantes me barre la sortie.

Je fais le tour, gagné par la panique, ma main blessée brûlant contre moi.

Coincé.

Enfermé.

Je vais brûler là comme un veau sur l'âtre.

Fatigué et désespéré, je relâche ma concentration et les hurlements et la fumée montent à nouveau sans trouver le ciel, s'accumulant de plus en plus bas au-dessus de nos têtes.

Soudain, l'église se met à trembler comme sous les pas d'un géant et, dans un craquement formidable, je lève les yeux vers le clocher qui s'effondre sur nous.

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