II

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Le vent a une consistance particulière en bord de mer.

Il est charnel.

Épais, odorant, collant, il se goûte, se sent, se ressent. On le touche de la peau, il nous fouette, nous caresse, s'absente un instant puis revient nous ébouriffer les cheveux. Et tout en se jouant de nos sens, il nous apporte dans le sifflement de ses va-et-vient le ressac régulier, profond et insistant des vagues liquides sur la roche minérale.

C'est violent, puissant, apaisant.

Et effrayant.

Toute cette eau noire qui roule sous cette surface trompeuse qui miroite ce qu'on lui tend.

Cette masse froide, mouvante, qui dissimule comme des pièges la vie et la mort secrètes de ses flots.

Assis à une distance respectable du bord de la falaise, je contemple l'horizon en laissant mes perceptions s'imposer à mes pensées. Cette méditation improvisée est relaxante.

Le soleil se réverbère en flaques et en paillettes sur la Méditerranée tandis que des oiseaux de mer criaillent dans le ciel et dans l'écume, voletant de niche en niche, sans doute, à l'aplomb de la falaise que je devine en contrebas.

A mes pieds, une végétation sèche s'accroche à la pierre.

J'étends mes sens.

Plongeant dans mes perceptions de la touffe d'herbe qui me fait face et qui peine à planter ses racines dans le roc, je m'immisce avec elle dans les fissures invisibles du roc, pressant, fouissant, faufilant ma volonté et mes racines dans les anfractuosités friables, puisant dans le même temps dans l'énergie solaire la force de m'étendre.

Cherchant à repousser mes limites tout en explorant mes facultés, je projette en même temps mon esprit dans les volatiles qui me surplombent, découvrant simultanément la paroi de la falaise, les éclairs argentés des poissons sous la surface des eaux, les rapaces dans les nuées et les creux imperceptibles des flancs rocheux, identifiant mâles et femelles, proies et prédateurs, rivaux et conquêtes éventuels.

En temps normal, ce morcellement de mon être m'aurait effrayé, mis dans la quiétude magnifique des lieux, adossé à la conscience de la pierre millénaire du monument mystique, je me sens capable de faire face.

Et j'ai conscience dans une infinité de présents qui se superposent, se mêlent et pourtant demeurent distincts, de tendre mes pousses vers le ciel, d'étendre mes ailes pour me lisser porter par le courant, de piquer vers mon nichoir à flanc de roche, de fondre sur un mulot en bordure de falaise et de piailler dans le nid pour la nourriture désirée.

Grisé par le flot d'informations et de sensations qui me traversent et que je domine, j'élargis encore ma conscience, effleurant avec révulsion mais fermeté le miroir des eaux, tâtonnant dans cette humidité pleine de formes de vie à la recherche d'une entité que je puisse appréhender. J'accroche les écailles d'un poisson et me glisse dans son corps.

Soudain, la panique m'envahit et je perds contact avec tous mes autres points d'attache.

L'étau glacé de l'eau est partout contre ma peau, sous moi, près de moi, au-dessus de moi, en moi, et je me démène de toutes mes forces pour échapper à son étreinte de mort. Mais c'est en vain que je me débats car je ne trouve rien à quoi m'accrocher.

Je sens le liquide froid, salé et écœurant de la mer remplir ma bouche, glisser dans ma trachée, remplir ma poitrine, et mes yeux exorbités ne trouvent à perte de vue que le flou verdâtre des flots.

Hystérique, je sens les liens, implacables, qui m'attachent à mon siège pour me maintenir sous l'eau, loin de l'air, du soleil, de la terre et de la vie.

Bientôt, ma conscience vacille, mes forces m'abandonnent et, le froid-même desserrant sa prise sur mon souffle, je contemple avec horreur une certaine sérénité qui monte en moi, faisant céder mes résistances, vaciller ma vue, et il ne me reste au moment de perdre pied que les échos des cris et des vagues, déformés par l'eau, et un prénom étrangement familier flottant aux frontières de ma compréhension : Chimène.

Je rouvre les yeux, hébété, aux cris d'un homme qui s'approche en courant.

Je me tourne vers lui.

Je suis sec, nonobstant la sueur qui m'inonde, et lui a le visage ravagé par la peur.

C'est un policier.

- Sayidi ! Labès ?

Il m'attrape et me tire en arrière.

- Monsieur, vous m'entendez ? Ça va ?

Je me sens engourdi, du corps et de l'esprit.

Des souvenirs de ma vision, de ma noyade, me reviennent en mémoire, et je retrouve avec horreur la sensation de l'eau qui entre en moi et me glace la poitrine.

Pris de violentes nausées, j'ai à peine le temps de me retourner, échappant à la prise de l'agent et finissant à quatre pattes.

A quelques centimètres de mon visage, là où il y a quelques instants à peine se tenait le promontoire rocheux où poussait une touffe d'herbe, un bosquet d'arbres a poussé, étendant ses troncs et son feuillage graciles vers le ciel, ses racines découvertes surplombant la mer après avoir réduit en gravats l'extrémité de la corniche qui a disparu, engloutie par les flots.

Ma nausée balayée, je suis envahi par la peur, une peur irrationnelle, phobique, panique. Non pour le vide, qui ne m'impressionne plus que relativement, ni pour l'eau, bien trop lointaine pour m'effrayer désormais, ni pour rien qui m'ait jusque là suscité la moindre frayeur.

J'ai peur de moi.

Je me redresse, titubant devant le regard inquiet du policier qui doit se demander si je suis un danger pour les autres ou bien si je vais sauter dans le vide ou encore lui vomir dessus. Je m'élance dans l'espace vacant entre lui et le vide, courant loin d'ici vers la ville, courant aussi vite que mes jambes peuvent me porter, courant sans but autre que fuir, fuir la scène, fuir ce souvenir d'une nouvelle mort qui m'a frappé, fuir ce pouvoir terrible que je sens croître en moi.

Me fuir moi.

Le policier ne me prend pas en chasse et seuls ma terreur et les râles de mon souffle saccadé me poursuivent tandis que je dévale la colline vers Alger.

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