VI

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Lorsque Tariq nous reconduit devant notre hôtel, il fait presque nuit. Il nous indique un restaurant qu'il nous conseille sur le front de mer, face à l'océan, puis nous salue non sans laisser s'attarder un regard appuyé à l'endroit de Béatrice qui détourne les yeux en rosissant.

A nouveau, ma mâchoire se crispe et mon sourire, forcé, attend impatiemment le départ du guide pour retomber. Quand enfin nous sommes seuls et que la voiture a disparu au coin de la rue, nous marchons côte à côte en silence vers la plage.

Chemin, faisant, sur l'Avenue de la Victoire qui longe la côte, j'avise un guichet de change et en profite pour échanger mes euros contre des dinars algériens. Quelques instants, je me sens encombré par l'énorme liasse et le gigantisme des sommes qui me sont remises contre mes deux cents euros, puis je me rappelle le taxi et j'empoche mon trésor de papier.

- Alors ? Qu'est-ce que tu as pensé de la journée et du guide ? me demande enfin Béatrice.

- Alger est plus belle et plus intéressante que ce à quoi je m'attendais ! J'ai été particulièrement impressionné par le monument des martyrs et j'ai adoré le mélange des genres avec les églises et mosquées qui se côtoient. On est loin du racisme de base de chez nous avec sa laïcité à deux vitesses !

Elle acquiesce avec un sourire triste.

- Et toi ? je la relance tardivement.

- Pareil, avec un petit faible pour le Palais des Raïs : j'ai eu l'impression de voyager dans un conte des Mille et une nuits ! Et puis Tariq est un guide super, hein ?

Je grogne un assentiment minimaliste et désigne le restaurant que le bonhomme en question nous a indiqué : une gargote typique joliment décorée à l'orientale. Nous poussons la porte et sommes installés par une jeune femme affable qui nous dirige dans un recoin où elle nous désigne des coussins autour d'une table basse.

Aïe.

Je suis pas fan des exercices de gymnastique en équilibre lorsque je mange...

Faisant contre mauvaise fortune bon gré, je m'installe néanmoins par terre, le moins inconfortablement possible, puis j'adresse un sourire radieux à Béatrice qui a fait de même.

Le sourire qu'elle me renvoie, bien plus sincère que le mien, balaie la fausseté et l'amertume de mon esprit et mon visage se réchauffe.

- J'ai l'impression que tu n'aimes pas trop Tariq, je me trompe ?

Je me mordille la lèvre, peu convaincant dans ma tentative de dénégation.

- Allez, dis-moi ! Qu'est-ce qui ne t'a pas plu ?

Son ton espiègle et son insistance sont difficiles à éluder...

- Disons que... je n'ai pas trouvé professionnel qu'il te drague ouvertement toute la journée alors qu'on le paie pour nous faire visiter la ville.

Béatrice éclate de rire mais ses pommettes rosissent. Je ne l'ai jamais vue aussi décontractée et heureuse. Ça me réchauffe le cœur mais une ombre se tapit dans ma joie et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.

Elle me regarde, les yeux plissés par le rire, pétillants, et je comprends que, pathétique ou pas, je suis amoureux de cette femme.

Probablement que c'est juste parce que c'est la première avec qui je parle et qui me donne l'impression d'exister, mais je m'en fous. Je suis bien avec elle et j'ai envie que ça dure.

- Le rire te va très bien.

Je rougis en finissant ma phrase et plonge brusquement dans mon verre d'eau, absorbé par l'exercice sérieux de l'hydratation translabiale. A travers le fond du récipient désespérément vide et sec, je vois le visage hilare et déformé de ma collègue et, un instant tenté de disparaître et regrettant de ne pas avoir ce pouvoir-ci dans mon attirail de superzéro, je voue intérieurement notre serveuse au paradis des arabes lorsqu'elle choisit ce moment délicat pour apporter les menus, ce qui me fournit diversion et camouflage appropriés.

Concentré derrière la carte que je peine à déchiffrer tant mes oreilles bourdonnent et mon sang bat à mon front, je suis à l'affût des moindres bruits en provenance de Béatrice, qui n'en fait pas.

Et j'imagine son sourire goguenard, moqueur, qui continue de me cribler de honte.

Qu'est-ce qui m'a pris ? Et moi qui salis le professionnalisme de notre guide puis qui l'imite en plus ringard, façon dragueur à deux balles tombé d'une cinémathèque de rebus !

- Je l'aime bien, Tariq. Je le trouve vrai. Et puis il nous a offert sa ville avec tout son cœur, non ?

Je confirme d'un hochement de tête raide avant de réaliser que, caché comme je suis par le menu, je ne lui suis pas visible, et je grogne alors de façon plus audible un oui sans superflu.

- Tu comptes me parler chameau tout le repas ?

Surpris, par le ton de sa réplique, j'abaisse la carte et croise son regard. Malicieuses, ses prunelles noires brillent à la lueur des appliques murales qui dispensent leur chiche lueur orangée.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?

La question, plantée dans mon regard, ne peut être écartée. Mais que répondre ?

- Je suis fatigué. La journée a été longue et j'ai mal dormi.

Je botte en touche.

Elle a une moue compatissante, baisse à demi les paupières et son regard vient s'accrocher à la fourchette luisante avec laquelle elle joue doucement.

- Est-ce que tu veux parler de tes cauchemars ? Souvent, ça aide de ne pas garder les choses pour soi...

Ce rappel plein de sollicitude à mes réminiscences de la nuit m'empoigne aux intestins et à la gorge, rappelle à ma mémoire la terreur que j'ai ressentie quand j'ai cru que François allait me violer ou que j'allais devoir le tuer. Je réalise que ma main s'est crispée sur le couteau.

Je le repose.

J'inspire à fond.

J'expire longuement, dans un grand soupir qui repousse un peu l'angoisse.

- Désolé mais je ne peux pas en parler, finis-je par répondre. Pas encore. J'espère que mes cauchemars ne te réveilleront pas cette nuit, conclus-je en m'arrachant à la contemplation de ses traits pour revenir me réfugier derrière la carte des plats.

J'avise un couscous. De circonstance. Flânant sur la liste des ingrédients, j'achoppe sur la mention de l'agneau et la vision de l'adorable petit animal gambadant dans les prés ou s'accrochant aux mamelles de sa mère s'impose à moi et me ramène à Béatrice. Béatrice qui a dû laisser sa fille pour la première fois de sa vie et que je n'ai pas entendu se plaindre une seule fois. Béatrice qui s'intéresse à moi qui ne lui oppose que silence guindé et hostilité butée pour la seule personne, au demeurant charmante, qui s'intéresse à elle et s'applique à la rendre plus heureuse.

Claire-de-Lune et Aigle Serein. La vision du couple se surimprime fugitivement devant ma vision de Béatrice et Tariq et je la chasse en m'ébrouant mentalement.

- Au fait, tu as des nouvelles de ta fille ? Tu tiens le coup ?

Son regard se fait intérieur, un sourire mélancolique venant flotter sur son visage.

- J'ai appelé Elina ce matin pendant que tu étais dans la salle de bain. Elle va bien. Elle m'a dit que je lui manque – ses yeux s'embuent légèrement et sa voix se tend -. Elle me manque aussi. Mais ça va.

Une larme roule sur sa joue tandis qu'elle ferme les yeux pour garder le contrôle.

Ma main vient de son propre chef couvrir celle de Béatrice, qui ne se retire pas tandis qu'elle garde les paupières baissées. Je presse délicatement ses doigts, lui envoyant en pensée toutes les ondes positives que je peux afin de la consoler.

- Ça va aller. C'est juste qu'elle m'a dit que ses grands-parents l'emmènent à Astérix ce week-end. Ça fait des mois qu'on parlait d'y aller et elle me tannait tout le temps et, chaque fois, je lui répondais que ce n'était pas le moment. Elle va être tellement heureuse ! Et moi je ne serai pas là.

Sa voix se brise et je prends sa main dans la mienne, incapable de trouver les mots justes.

Alors je me tais et je garde sa main dans la mienne, moitié heureux de ce contact, malgré bouillonnant d'un sentiment d'impuissance frustrée, et sur tout ça un voile de gêne face à cette main dont j'ignore quoi faire au bout du compte.

Elle respire à fond, sèche ses larmes silencieuses de son autre main, rouvre ses yeux humides et les plonge dans les miens.

- Merci.

- Mais de rien ! je rétorque, réellement surpris par sa gratitude sans fondement.

- Si ! Je sais que tu as beaucoup de problèmes et, pourtant, tu prends le temps de te soucier de moi...

Je ressens un sentiment de culpabilité face à sa déclaration et à sa seconde main qui vient se poser sur celle que je lui ai laissée en consolation et dont je me sens désormais encombré.

- C'est rien mes problèmes : ça va mieux ! dis-je pour dédramatiser. Et puis je n'aime pas te voir triste.

Elle me sourit et presse ma main en retour.

- Bon ! tranche-t-elle soudain en se redressant et en tapotant ma main, profitant du changement de posture pour se libérer. Demain, Tariq nous prend vers neuf heures et nous conduit aux locaux de Flexiprospect qu'on puisse se mettre au travail : on a un nouveau Télcash à bâtir !

Je souris de travers à l'évocation des anciens bureaux où j'ai travaillé si longtemps aux côtés de Béatrice. Tout ce temps perdu avant de lui parler...

- On va tâcher de faire mieux, hein ?

Elle acquiesce en riant.

- Ça va pas être dur !

Et c'est à une table gaie que la serveuse vient chercher nos commandes. Béatrice choisit des samsas au bouhezza et sa chorba aadess et, n'ayant aucune idée de ce dont il s'agit et n'ayant finalement pas pris le temps d consulter correctement la carte, je décide de faire confiance à Béatrice et de choisir la même chose.

- Tu te mets à la cuisine végétarienne ? me demande-t-elle, taquine, quand la serveuse est repartie.

- J'avoue que ça me travaille un peu depuis notre échange. Rien qu'en voyant évoqué l'agneau dans les ingrédients du couscous, j'ai vu la pauvre bête gambader dans les prés avec sa mère et je n'ai plus eu le cœur à le manger.

- Et, encore, tu ne l'as pas vu dans ses conditions réelles d'élevage, mis-bas en hangar sur le béton dans le noir au milieu des déjections et des cadavres de ses congénères puis enfermé et gavé dans des cages avant d'être suspendu à moitié assommé mais vivant à un crochet de boucher pour se vider de son sang en gémissant de douleur après un trajet de plusieurs jours dans la remorque étouffante et surpeuplée d'un camion brinqueballant !

Je grimace devant cette vision d'horreur que je sais n'être pas vraiment caricaturale.

- Il faudrait qu'on prenne connaissance en détail des documents qu'on nous a remis si on veut être opérationnels lundi, dis-je pour changer de sujet.

- On a quand même cinq cents recrutements à faire en une semaine tout en installant les locaux ! renchérit théâtralement Béatrice en faisant la tragédienne.

Et la soirée se poursuit, studieuse, à discuter de notre méthode de travail, de la répartition des tâches et, une fois rentrés à l'hôtel et devant le dossier, de la planification des étapes prioritaires et des contacts à solliciter.

Nous n'allons pas chômer mais, étrangement, je suis plus excité par le défi que tout cela représente qu'effrayé.

Et je crois que Béatrice et moi sommes sur la même longueur d'onde et cette idée renforce mon entrain.

Quand nous nous couchons, peu après minuit, le rituel est déjà installé et je ne ressens déjà plus la gêne du premier soir. Je n'ai plus hâte qu'on ait notre intimité : notre promiscuité me donne de la force, et je crois qu'elle ressent la même chose.

Quand nous nous souhaitons bonne nuit, une fois dans le noir, je m'endors le sourire aux lèvres.

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