IV

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Un froufroutement de tissu me fait ouvrir les yeux sur une ombre pâle qui me frôle.

Béatrice entre dans la salle de bain et ferme la porte sans un bruit.

Dans un éclair de lubricité, je l'imagine nue sous sa chemise de nuit, puis sous la douche. Et, brutalement, une brusque montée de colère fait écho à une peur sourde que mes visions provoquent : Jeanne, au fond de moi, méprise et écrase cet avorton de virilité qui voit la femme comme un consommable.

Je me sens rougir de honte.

Le visage de Claire de Lune revient flotter à la surface de ma conscience et éveiller en moi, des sentiments contrastés : amour, désir de possession, jalousie, regret, et surtout ça l'épice de la douleur.

Je repense à mon serment fait devant les esprits. Combler Clair de Lune de bonheur, me racheter en faisant de sa vie un havre de paix et de joie.

Et pour Aigle Serein, évidemment.

De partager ce voyage, ces responsabilités, cette intimité et cette amitié avec Béatrice, je me dis qu'il est possible que je réussisse dans cette vie. Que, enfin, nous allons pouvoir être heureux ensemble.

Le bruit de la douche me ramène à des questions plus prosaïques : ma vessie me fait souffrir. Pour donner le change, je consulte mes e-mails sur mon téléphone.

Rien d'important si ce n'est l'annonce de l'envoi du masque Tsimshian.

Et à côté de la confirmation d'expédition, la miniature de la photo.

Je clique.

C'est mon masque.

Mon esprit se bloque, mon corps se fige.

C'est mon masque.

Ma prise de conscience est violente.

C'est mon masque.

Je suis un Tsimshian.

Et je viens de retrouver mon masque rituel.

Une joie mâtinée de peur m'envahit.

Mon masque.

Et, comme un couperet qui tombe après une longue attente, ma petite voix intérieure ajoute : « Tout est vrai ! ».

- Bonjour ! Tu peux y aller !

Un instant, je crois que la voix vient du masque que je fixe, puis je réalise que Béatrice se tient face à moi, un étrange sourire sur les lèvres, plein de douceur douloureuse. On dirait qu'elle a de la peine pour moi.

- Bonjour, réponds-je avec un temps de retard, la voix enrouée. Merci, j'y vais.

Il y a un instant de silence embarrassé et Béatrice reprend le chemin de son alcôve.

Lorsqu'elle disparaît derrière le paravent, je file dans la salle de bain me préparer. J'y suis accueilli par un brouillard humide de condensation chaude et expédie mes ablutions.

C'est une fois prêt à me rhabiller que je comprends mon erreur : j'ai oublié de prendre des sous-vêtements propres dans mon tiroir.

J'enfile mon pantalon et mon T-shirt de la veille, retraverse la chambre en me félicitant que Béatrice soit de dos en train d'ouvrir les rideaux et je retourne en moins de temps qu'il ne faut pour le penser vers l'abri de la salle de bain où je me déshabille à nouveau pour enfiler des vêtements propres.

Un coup d'œil dans le miroir : mouais.

Toujours la même tronche grisâtre.

Espérons que le soleil du Maghreb me fera du bien !

Quand je suis de retour dans la chambre, la silhouette de Béatrice se dessine en contre jour dans les rayons de lumière qui entrent à flot par la fenêtre ouverte. Et, baignant cette image éblouissante, un parfum iodé et frais.

- Viens voir !

Je ne résiste pas à l'appel enthousiaste de ma camarade de chambrée et viens m'encadrer épaule contre épaule devant la vue.

C'est magnifique !

Nous n'avions rien deviner durant la nuit mais les fenêtres de la chambre donnent en plein sur la Méditerranée azure et son ciel dégagé. Nous sentons presque les embruns et inspirons pleinement l'air marin, tout à la jouissance de cette contemplation.

- Et si nous allions prendre le petit déjeuner ?

Mon estomac grogne bruyamment son assentiment et nous rions en nous détournant de la fenêtre.

C'est l'aube : dans le couloir, la moquette étouffe le bruit de nos pas et le silence règne. On devine à peine l'écho de quelques klaxons. Au bout, une fenêtre laisse pénétrer le soleil qui fait briller les dorures et éclater le rouge.

Ils ne se sont pas trop moqués de nous à Paris : c'est petit, mais c'est confortable.

Une fois en bas, nous découvrons le buffet du petit déjeuner et nous extasions un instant dessus afin de faire le plein d'image et de parfums : des pains, des sortes de galettes, des gâteaux, des confitures, du miel, des fruits, du lait, du thé, du café, du jus de fruit... Mon ventre me supplie soudain de sonner l'hallali et je lui obéis en m'emparant d'un plateau que je charge de vaisselle et de victuailles avant d'aller m'asseoir, accompagné de Béatrice, au soleil sur la petite terrasse donnant sur la mer.

Là, je m'aperçois au sourire radieux de mon amie que je souris moi-même sans réserve.

Je suis bien !

J'ai le sentiment d'être en vacances : loin de Paris, loin des soucis, loin de mes phobies.

Un aboiement dans la rue en contrebas me fait violement sursauter et je renverse mon café dans mon plateau, barrant d'un plis soucieux le front de Béatrice.

Je me reprends et ris de ma maladresse pour la détendre mais elle n'est pas dupe.

- Comment tu vas ? Je veux dire côté phobies ?

Sa voix est pleine de sollicitude et je ne suis pas loin de tout révéler.

- Je t'ai entendu cette nuit.

Je marque un temps d'arrêt.

- Tu as entendu quoi ? je lui demande, contrarié d'avoir pu me trahir pendant mon sommeil.

- Rien de clair, s'empresse-t-elle pudiquement de me répondre, mais tu avais l'air de faire des cauchemars.

- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? dis-je, en pouffant pour dédramatiser.

- Tu pleurais.

Béatrice semble désolée d'être ainsi entrée dans mon intimité et reporte consciencieusement son attention sur son assiette dans laquelle elle tartine l'étrange galette avec du miel. Enfin, elle décore l'ensemble d'une olive noire.

Tandis qu'elle mâche, circonspecte, je décide de donner le change.

- C'est bon ?

- Les espèces de galettes sont légèrement sucrées et comme faites à base de semoule ; le miel est bon aussi ; pour l'olive, par contre, je suis partagée : je suis pas sûre d'aimer le mélange !

Je grimace mon assentiment pour la faire sourire.

- Désolé si je t'ai gênée pendant ton sommeil, je lâche finalement tandis qu'elle secoue la tête avec insistance pour me réconforter. C'est la thérapie qui fait remonter des souvenirs difficiles et ça revient me hanter pendant mes rêves. J'espère que ça ne t'empêchera pas de dormir...

Comprenant soudain l'énormité de ce que je viens de dire en suggérant que nous allons continuer de faire chambre commune, je rougis.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquiert-elle alors que mes yeux plongent soudain vers mon assiette.

- Nous allons trouver une solution pour la nuit, pour que tu aies ton intimité.

Elle ne répond rien et nous gardons le silence en mangeant, laissant dériver nos regards vers l'horizon, la plage, les bateaux, le ciel...

Peu à peu, le brouhaha de la ville et sa pollution rendent la terrasse moins hospitalière et, nos plateaux décemment nettoyés, nous regagnons notre chambre, le ventre plein de victuailles à digérer et l'esprit plein de pensées et émotions à assimiler.

- Qu'est-ce qu'on fait, aujourd'hui, me demande Béatrice tandis que j'enfonce la clef dans la serrure.

Je réfléchis quelques instants et l'image d'un des documents remis par Rorgal me revient en mémoire.

- Et si nous contactions notre guide pour visiter la ville ?

- Très bonne idée ! me répond-elle, enjouée.

Dès que nous sommes entrés, je retrouve dans la pochette les coordonnées d'un certain Tariq Babsafar, guide touristique de son état. Après quelques instants de confusion, il comprend qui je suis et se répand en politesses pour m'assurer qu'il sera bientôt garé devant notre hôtel pour nous « faire découvrir Algier comme on le verra jamais avec n'importe qui d'autre ! ».

- Il a l'air très gentil, dis-je à Béatrice, sincère. Il arrive. On descend l'attendre ?

Elle acquiesce et nous nous rendons au pied de l'hôtel, sur un trottoir surpeuplé au milieu du trafic.

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