I

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Finalement, j'ai adoré voler.

Et je suis presque déçu lorsque, déjà, le commandant de bord annonce l'atterrissage imminent.

Le charme est rompu et, le brouhaha et l'agitation gagnant la cabine, voilà le stress qui repointe le bout de son nez.

Avec Béatrice, nous échangeons un regard crispé et un sourire forcé.

Nous y sommes.

A l'étranger.

Seuls.

Dans l'inconnu.

Avec tous les rênes du pouvoir, toutes les responsabilités.

Tous les risques.

Docilement, nous suivons le flot des voyageurs qui s'écoule par l'escalier mobile sur le tarmac.

Dehors, la nuit est chaude.

Je ne reconnais pas ses parfums.

Le ciel n'est plus tout-à-fait le même.

Et tandis que nous nous engouffrons dans l'aérogare algéroise, les sons montent peu à peu autour de nous et je prends soudain conscience que la langue arabe est partout.

Désormais, les étrangers, c'est nous.

En attendant nos bagages, nous parlons peu. Je me sens submergé par tout ce que je perçois et, l'anxiété aidant, je ne parviens pas à prendre assez de recul pour pouvoir me détacher de mon environnement et en discuter avec elle. Et je suppose qu'elle se sent de même.

Quand nous nous retrouvons devant le terminal, sur le trottoir, je ne suis pas loin de faire une crise d'angoisse.

Je ne m'étais pas projeté au-delà de mon arrivée à Alger.

Quand je parviens à arracher enfin mon regard à la vue des habitués filant vers leurs destinations familières, je cherche à croiser celui de Béatrice.

- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Je reconnais à peine ma voix. C'est un coassement pathétique.

Béatrice a un frisson et me fait un sourire inquiet.

- On prend un taxi jusqu'à l'hôtel ?

Bah oui. En fait, ma question était stupide. Et si j'avais deux sous de jugeote, je me serais rappelé que dans la chemise que nous a remise Fauvel, il y a notamment nos réservations avec l'adresse de notre hôtel.

J'acquiesce et cherche aux alentours un taxi tandis qu'elle retrouve l'adresse. Béatrice est plus rapide que moi et en hèle un de loin. Mais il ne s'arrête pas. Il n'a pas dû la voir à temps. Le suivant, je le vois le premier et l'appelle d'un salut du bras.

Le conducteur se gare devant nous en douceur et nous ouvre son coffre avant de nous rejoindre pour charger nos bagages. Nous montons sur la banquette arrière.

- Vous allez où ? nous demande le chauffeur avec un fort accent arabe.

- Hôtel Dar-Tlid-jene, articule Béatrice soigneusement. 1 rue de l'Hôpital Ain Taya, s'il-vous-plaît, ajoute-t-elle avant de sourire à notre interlocuteur.

Celui-ci a un grognement méprisant tandis qu'il me lance un regard mauvais, puis il se retourne sans faire plus de commentaire et démarre.

Béatrice et moi nous entreregardons, surpris.

Il est tard, en même temps. Moi aussi, je préférerais être couché. D'ailleurs, l'excitation et la peur retombant, maintenant que nous sommes rassis et en route pour notre hôtel, je sens la fatigue me gagner. Je réalise que mes yeux me piquent et un bâillement monte profondément. Je me tourne vers Béatrice dont les yeux semblent rougis et que mon bâillement fait bâiller à son tour. Nous pouffons.

C'est bon de ne pas être seul.

C'est bon d'être avec elle.

Dehors, la ville défile, peu éclairée et déserte. De loin en loin, des flaques de lumière éclaboussent quelques bâtiments dont les formes exotiques doivent probablement plus à la nuit qu'à leur architecture.

Le ronronnement et les vibrations du véhicule me bercent et je m'enfonce dans le siège.

Là-haut, les étoiles jettent une clarté douce sur la plaine obscure, découpant en ombres plus épaisses les broussailles qui se dressent entre les cailloux sur la terre grise.

Je reprends ma course, Court-au-vent trottant silencieusement à mes côtés.

Le plaisir de la vitesse, la jouissance de l'effort, la puissance efficace de notre foulée sourde dans la poussière du désert.

Tout-à-coup, dans le courant de brise légère qui croise notre chemin, je sens son parfum.

Un longs-pieds.

La chasse sera bonne.

La poursuite excitante.

Je bondis en avant, imité par mon apprenti.

Il a retroussé ses babines : lui aussi a repéré notre proie.

Dans ma course, je le pousse de l'épaule vers la gauche et il me comprend sans explication inutile : nous encerclons le grand animal.

Déjà, accroupie dans la plaine, sa silhouette massive se dessine.

C'est un longs-pieds géant.

Le combat sera rude. Ces bêtes ne se laissent pas égorger sans se défendre. Et ils sont redoutables.

J'hésite soudain une fraction de seconde avant que le goût de la chasse et le poing de la faim ne redonnent de la fermeté à ma course.

Attends que j'attire son attention avant de lui sauter à la gorge.

Ma pensée, une fulgurance presque inconsciente, fuse vers Court-au-Vent, dont je perçois soudain dans mon esprit le jappement heureux.

Pourvu qu'il reste discret.

A quelques mètres de notre proie, je me montre plus pesant pour faire sonner mon pas sur la terre.

Ça marche : le longs-pieds se retourne vivement pour me faire face et se retrouve avec un coyote qu'il n'a pas vu venir planté dans la gorge. Tandis qu'il se détourne de moi dans une torsion violente pour se débarrasser de son agresseur, je me jette à mon tour à sa gorge.

Notre attaque parfaitement planifiée est implacable.

Nous resserrons chacun nos mâchoires sur la branche qui transporte son sang de son cœur à sa tête et notre proie cesse bientôt de se débattre tandis qu'un nectar chaud et salé, puissant, envahit nos gueules puis nos estomacs, enivrant nos sens.

Quand nous sommes repus, que notre frénésie est apaisée et a laissé la place à un contentement indolent, nous laissons nos hôtes à leur digestion pour réintégrer nos corps.

- Whouhou ! Quelle chasse ! me lance avec enthousiasme mon apprenti en se relevant puis en venant m'y aider.

Je lui souris, indulgent.

Mes premières fusions animales m'avaient à moi aussi fait forte impression.

C'est grisant de se perdre dans une nature étrangère à soi.

Et dangereux.

On ne le fait pas pour le plaisir.

- A ton avis, pourquoi je t'ai emmené avec moi dans la peau du dingo ? je lui demande enfin lorsque son excitation a enfin cessé de le faire tourner en rond en s'agitant dans notre cabane.

Il s'immobilise et baisse la tête, sentant qu'il n'a pas été à la hauteur de son rôle en se laissant déborder par le plaisir animal.

Je le laisse chercher la lumière au plus profond de lui-même.

Brusquement, il redresse la tête, ses yeux brillants d'un éclat farouche.

- Pour que je connaisse l'esprit du dingo et me méfie de ce redoutable chasseur !

Je secoue la tête négativement.

- Ton esprit a envahi celui de l'animal. Tu l'as informé sur ta nature humaine autant que tu t'es informé sur sa nature de dingo. Vous vous êtes ouverts l'un à l'autre.

Il réfléchit à mes paroles et interprète correctement mes paroles :

- En fusionnant avec lui, je le comprends et il me comprend. Ainsi, chacun de nous comprend les besoins de l'autre et nous pouvons vivre ensemble dans le même espace en se respectant.

J'acquiesce avec un sourire. Ce petit est intelligent. Ma fille serait si fière de lui !

- Et ? je l'encourage à poursuivre.

Étonné que je lui demande finalement de chercher davantage, il fronce les sourcils et se replonge dans son esprit.

Au bout d'un long moment, il vient recroiser mon regard d'un air désolé et vexé.

Il croit avoir échoué.

Mais non. Il s'agit juste d'une leçon qu'il n'a pas encore apprise.

Une leçon que la vie lui a épargnée.

Que je ne lui ai pas encore infligée.

- Tu n'as pas connu tes parents. Ton père est mort avant ta naissance et ta mère l'a rejoint en te donnant la vie. C'est moi qui t'ai élevé.

Il acquiesce, connaissant cette histoire, mais avec une concentration qui dénote son intelligence et sa conscience que quelque chose d'important se joue.

- Ton père n'est pas mort dans un accident de chasse comme je te l'ai laissé croire.

Court-au-Vent écarquille les yeux, un éclair de contrariété traversant son visage.

- Tu n'étais pas prêt et je n'ai pas voulu t'infliger d'inutiles frayeurs ni de dangereuses fureurs.

Il crispe ses mâchoires et ses poings.

- Aujourd'hui, tu es presque un homme. Tu deviens maître de la force de ton corps et de celle, plus délicate, de ton esprit. Tu sais quelle est ta place et tu connais le poids des responsabilités d'un homme, d'un chasseur et d'une Voix-des-Êtres. Tu sais que notre village se porte mieux grâce à chacun de nous. Et que le bonheur ou le malheur de chacun de nous dépend des actes et paroles de tous.

Il hoche la tête, décrispant ses poings et se mordant la lèvre.

- Ce sont les blancs qui ont tu ton père. Il est allé chasser trop loin vers leurs routes et il est tombé sur une bande de blancs cruels qui ne l'ont pas laissé rentrer. Il a été imprudent.

Le jeune homme ferme les yeux, et je sens la souffrance et la colère le disputer à la résolution et à la résignation.

Il est prêt.

- As-tu compris l'autre enseignement de cette nuit ?

Il reste figé, silencieux, puis rouvre les yeux et parle d'une voix d'homme, ferme et lente.

- La Voix-des-Êtres est garant de l'harmonie des formes de vie et, surtout, de la survie de son peuple. En connaissant les bêtes qui nous entourent, leurs forces et leurs faiblesses, je connais les armes utilisables pour nous défendre contre les menaces.

Je me lève laborieusement et le prend dans mes bras.

Il est raide, immobile.

Et, tandis que je le serre plus fort contre moi, il se met à trembler.

Bientôt, ce sont des secousses et sanglots, et il s'accroche à moi comme un petit enfant qui vient de perdre son innocence.

- Baptiste, on est arrivé.

La main de Béatrice sur mon épaule.

La voix de Béatrice dans mon oreille.

Le souffle de Béatrice sur ma joue.

J'ouvre les yeux.

On y est.

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