V

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Lorsque je rejoins Béatrice dans le hall, elle est en train de pianoter sur son portable et ne me voit pas approcher.

Je la contemple un instant sans rien dire, son profil me laissant admirer un sourire doux et la courbe de sa nuque que vient caresser l'orée de ses cheveux bruns.

Enfin, elle range son téléphone et relève les yeux.

- Tu m'attends depuis longtemps ? me lance-t-elle d'un air surpris lorsqu'elle me découvre devant elle.

- Non, je viens d'arriver, mens-je en souriant. On va déjeuner ?

Elle acquiesce et nous sortons sur le trottoir, nos pas déjà réglés nous portant vers notre sandwicherie des derniers jours.

- Un couscous pour terminer cette matinée à notre guise ? dis-je sur un ton facétieux en désignant du menton la devanture d'un restaurant oriental que je n'avais pas remarqué jusque là sur le trottoir d'en face.

Elle hésite un instant.

- Je préférerais une pizza, si tu veux bien, dit-elle doucement en se mordant la lèvre, comme désolée.

- Comme tu veux, je lui réponds avec entrain. Tu n'aimes pas le couscous ou c'est parce qu'on risque d'en manger souvent ?

Elle hésite puis, voyant que je l'encourage d'un sourire :

- En fait, c'est surtout que je suis végétarienne... Du coup, c'est pas toujours simple au restaurant de trouver des plats sans viande. Surtout dans la restauration traditionnelle.

Tiens ! C'est original, je pense en l'entendant me révéler son petit secret. Et, simultanément, parce que je suis totalement étranger à cette question, je suis curieux de connaître ses motivations.

- Je peux savoir pourquoi tu as décidé de ne plus manger de viande ? Par curiosité, hein ! Pas pour te juger !

Elle réfléchit un instant et opine du chef.

- Mon grand-père était boucher et charcutier, commence-t-elle comme on entame un récit déjà fait mille fois mais avec un accent de sincérité qui dément toute lassitude. J'ai donc grandi dans la culture de la viande, dans une famille qui aime la viande. Quand je suis arrivée au lycée, j'ai rencontrée une fille avec qui je suis devenue amie. Comme nous avions pris l'habitude de travailler ensemble, nous passions parfois des après-midi ou des soirées à débattre de sujets de dissertations que nous devions faire. Un jour, en débattant de la civilisation et de la barbarie pour un sujet de philosophie, j'ai eu une révélation.

Elle s'interrompt, comme replongée dans son souvenir, puis elle revient à moi. Je l'incite à continuer d'un hochement de tête.

- Je défendais le point de vue de la nature supérieurement civilisée de l'humain grâce à ses facultés d'adaptation, à son goût pour l'art, à sa capacité d'imaginer pour s'affranchir du réel, quand j'ai soudainement compris que si je nous croyais comme ça, la réalité ne plaidait pas en faveur de ma conviction : racisme, marasme intellectuel, guerres de religion et... barbarie industrialisée de la viande. Il m'est apparu d'un coup comme une aberration d'élever par milliards des êtres vivants dans la souffrance, de maintenir des espèces entières dans la captivité et souvent dans des conditions de maltraitance animale, de les mettre à mort de manière machinale, cruelle, souvent dans la souffrance, pour le seul plaisir gastronomique de notre palais. D'autant plus que les bourreaux souffrent de cet exercice barbare dans les abattoirs et que tout le monde vit dans l'illusion hypocrite qu'un steak pousse sur les rayons aseptisés des grands magasins tandis que les animaux d'élevage vivent une vie heureuse et paisible en plein air chouchoutés quotidiennement par de gentils fermiers souriants. Depuis ce jour, j'ai décidé de ne plus consommer de viande pour ne plus cautionner cette industrie barbare qui nous réduit à l'état de bêtes sauvages alors que nous sommes plus que ça !

Elle est magnifique avec cette farouche flamme de passion dans le regard et je la fixe béatement quand elle finit par s'en rendre compte.

- Qu'est-ce qu'il y a ? me demande-t-elle, sur la défensive.

- Tu es belle, je lâche sans réfléchir.

Et, tandis que nous rougissons tous deux de l'énormité que je viens de lâcher, j'ajoute :

- Enfin je veux dire que tu es... impressionnante de conviction ! La passion a quelque chose de fascinant et je me suis laissé porté par ton enthousiasme. Tu fais comment, du coup ? je demande pour changer de sujet.

- Je fais comment pourquoi ? me retourne-t-elle la question, perplexe.

- Tu fais comment pour avoir une alimentation équilibrée alors que tu ne manges pas de viande ? je m'explique. Tu compenses par le poisson et les œufs ?

Elle sourit à la Ben Salam.

- Je ne mange plus d'animal. Malgré les mots choisis pour ne pas heurter notre sophistication sensible, les poissons et les crustacés ne sont pas des fruits de la mer. Ce sont des animaux que l'on maltraite lorsqu'on les pèche ou lorsqu'on les abat ou cuisine. Ce sont des êtres vivants qui souffrent et que l'on prive de vie pour le plaisir de notre bouche. En plus, les techniques de pêche actuelles sont en train de détruire la vie dans les océans.

Je ne peux m'empêcher de confirmer d'un mouvement du menton. Le discours de Béatrice, bien que je ne me sois jamais posé la question en ces termes, fait écho à une problématique essentielle chez moi : à savoir la place tyrannique et destructrice de l'Homme sur notre planète.

- Pas besoin de tuer une bête pour manger un œuf, continue-t-elle, c'est vrai, mais je fais attention de ne prendre que des œufs de poules élevées en plein air. Mais, j'avoue, plus le temps passe et plus mon végétarisme devient veganisme.

- C'est-à-dire ? je l'interroge d'un sourcil arqué par la découverte de ce mot exotique.

- C'est-à-dire, m'explique-t-elle avec patience, que dès qu'on entre dans la logique de consommer selon ses convictions en prenant conscience des conséquences de nos actes, on n'a plus la conscience tranquille tant qu'on n'est pas allé au bout de sa logique.

Devant ma perplexité, elle développe.

- J'ai arrêté de manger des animaux pour ne pas financer la barbarie industrielle de ces génocides en usines, mais tous les produits issus des animaux impliquent une forme d'élevage et de maltraitance animale. Du coup, être vegan, c'est le moyen de substituer à chaque usage animal un usage végétal ou minéral qui n'implique pas de sévices sur un être sensible.

- Mais c'est impossible ! je m'exclame, surpris.

Elle grimace en secouant la tête doucement.

- Pas impossible. Difficile, mais pas impossible. Il y a de nombreuses protéines végétales, dans les féculents, par exemple, et on n'a donc pas besoin des protéines animales. Les plantes peuvent être utilisées pour remplacer la plupart des fibres animales, tout comme on peut fabriquer la plupart des produits chimiques avec des plantes et des minéraux. L'humanité de demain, pour que la planète puisse la supporter et que nos enfants soient heureux, devra consommer local, vegan et bio.

Je suis sous le charme de sa passion et j'admire comme le rouge de ses pommettes souligne le noir de ses yeux et comment l'essoufflement de sa diatribe met son corps en mouvement. Je m'ébroue intérieurement pour grappiller quelques points de QI et pour soutenir cette discussion de manière digne.

- Mais c'est trop cher et trop compliqué de se procurer tout ça ! Les grands magasins et les grands industriels ont tout verrouillé ! On ne peut pas tous avoir son propre jardin potager et son autonomie alimentaire !

- C'est là que tu te trompes, mon petit Baptiste ! me dit-elle, maternelle, avec un clin d'œil. Il existe de plus en plus de magasins dans les villes qui proposent des produits bios, vegans et locaux. Il existe aussi des AMAP, des associations de paysans bios qui se regroupent et se multiplient pour répondre au mieux aux besoins de la population. On peut consommer éthique. On peut même éviter de soutenir les banques qui pourrissent notre monde avec leur course aux profits !

- Comment ça ? dis-je intéressé mais circonspect quant à ce pouvoir du consommateur sur un système qui paraît implacable.

- La plupart des banques cherchent à maximiser leurs profits en jouant en bourse – pense à Kerviel – ou en investissant dans des projets destructeurs pour les écosystèmes et les sociétés humaines. Quand on lasse ces banques gérer notre argent, elles l'utilisent donc pour détruire notre monde afin de faire davantage de bénéfices. Or, il existe des banques éthiques qui, bien que banques, s'imposent d'éviter ces effets néfastes pour l'Homme et son environnement.

Dans ma tête, les paroles de Béatrice forment un fleuve en crue qui semble déblayer mon vieux lit encombré de déchets pour faire place à un cours ample et puissant qui s'impose avec majesté : la Voie de l'Honneur.

Je m'interroge quant à cette étrange expression qui m'est venue comme une évidence mais les excuses de Béatrice me ramènent à la réalité.

- Pourquoi tu t'excuses ? je lui demande, inquiet.

- Je suis désolé de m'être laissé ainsi emporter par les mots. Je t'impose ma vision des choses et tu te sens jugé, méprisé, et je te présente mes excuses. Il ne faut jamais parler de politique entre collègues. C'est un coup à tout gâcher...

- Eh ! dis-je doucement en relevant son menton pour capter son regard. Je ne suis pas contrarié ! Je suis au contraire réconcilié avec moi-même ! Tu m'as ouvert les yeux sur des gênes diffuses qui me crispaient la conscience sans que je puisse mettre le doigt dessus. Je suis d'accord avec toi ! Tellement que je veux savoir toutes tes adresses pour consommer éthique ! Et puis c'est pas de la politique, tout ça, c'est de la citoyenneté et une question de dignité ! Merci !

Elle me sourit, étonnée et magnifique avec ses yeux brillants. Je n'ai pas retiré ma main de son menton et nos visages, très proches, se font face avec intensité.

Je vois Béatrice se pencher vers les lèvres d'un homme, mais ce n'est plus Béatrice et cet homme n'est pas moi. Je suis ailleurs, à proximité d'arbres, et j'observe les amants avec un mélange d'envie, de souffrance et de colère.

Puis je suis de nouveau projeté face à Béatrice sur notre bout de trottoir parisien. La vision et les émotions que j'ai ressenties m'ont bouleversé et ma main retombe mollement tandis que je me détourne.

Qu'est-ce qui s'est passé ?

Qu'est-ce qui m'arrive ?

- Baptiste, ça va ?

J'inspire à fond.

J'expire lentement.

- Oui-oui, je mens. Pizza, alors !

Et nous nous dirigeons enfin vers la pizzeria la plus proche, en silence.

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