III

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Lorsque je regagne enfin la surface, je ne suis pas en avance mais décide de profiter de mon dernier quart d'heure de marge pour faire un crochet dans un parc voisin où je m'assieds sur un banc face aux passants pressés. Tant pis pour les risques d'immersion dans un animal en transit : j'ai besoin de verdure pour me poser et me recentrer.

Afin de minimiser néanmoins les risques de morcellement de ma conscience, je fixe une jeune pousse de pissenlit qui perce entre les pavés entre mes pieds. Certaines de ses feuilles, racornies et noires, m'indiquent que la municipalité a déjà fait un passage incendiaire mais infructueux face à cette mauvaise herbe récalcitrante qui refuse de s'effacer.

Du coup, je m'identifie immédiatement à cette plante mal aimée des hommes, maltraitée et pourtant si utile : comestible, on en fait des salades, on en cuisine les racines, les fleurs, on en tire même du vin ! Médicinale, elle aide notamment à soigner les maux de la digestion. Et on la pourchasse. Seuls certains anciens conservent encore en mémoire les vertus de cette plante commune et pourtant mal connue. Les anciens et les enfants, qui n'attendent pas les diktats de la civilisation pour accorder leur valeur essentielle aux choses de la vie : souffler un bon vieux pissenlit dont les akènes s'envolent comme poussière d'étoiles au visage d'un ami ou aux quatre vents !

Je souris malgré moi à cette jeune pousse, lui insufflant mon amour inconditionnel et consolateur. Sous mon regard affectueux, les feuilles me paraissent plus vertes et, en effet, je ne distingue plus qu'à peine les traces de brûlure ; la tige semble plus droite, plus haute, plus fière ; la fleur qui s'ouvre au soleil déploie davantage ses rayons de miel et se met à luire d'un éclat chaleureux tandis qu'une première abeille vient la butiner.

Je sors de ma transe au klaxon proche d'un automobiliste impatient et réalise que je suis en nage.

Le pissenlit a doublé de volume et trône désormais en conquérant au-dessus des pavés, faisant disparaître la pierre sous de larges feuilles d'un vert sombre.

Pierre dans laquelle courent maintenant quelques prémices de fissures.

J'ai dopé la croissance de la plante.

Juste avec mon esprit.

Je reste un instant sidéré par ce constat et l'inconcevabilité de cette nouvelle faculté que je peine, encore, à croire.

Je me frotte le visage pour en essuyer la sueur et, machinalement, j'en profite pour jeter un œil à ma montre.

Neuf heures passées.

Je suis en retard.

Je me redresse d'un bond et, saisissant mon sac d'une main, j'empoigne mon téléphone de l'autre.

Trois messages de Béatrice. Et deux appels manqués.

Je démarre mon sprint comme au bon vieux sale temps de mes courses désespérées contre la nuit et rejoins en quelques minutes la tour voisine de la Flexiprospect.

Béatrice est hors de vue.

Je m'engouffre dans le porche à tambour, dans l'immeuble puis dans l'ascenseur où je profite de la lente montée de la cabine pour lire les messages reçus.

« 8h45 - Bonjour Baptiste ! Alors, tu es en retard ? »

« 8h52 – Un problème ? »

« 9h01 – J'espère que tout va bien. Je m'inquiète... Je monte ; rejoins-moi. Je préviens que tu arrives mais tiens-moi au courant. »

Elle s'inquiète de mon absence...

Cette nouvelle me remplit de joie. Avant que ma satisfaction soit douchée par la culpabilité et l'amertume : nos promotions sont liées et elle assumera les responsabilités de mes défaillances personnelles.

Je consulte mon répondeur mais elle n'a laissé aucun message. Mon téléphone était sur silencieux : je l'y laisse.

Un coup d'œil dans le miroir de l'élévateur me montre que je peux remettre un peu d'ordre dans ma tenue et ma coiffure, ce que je fais à la va-vite avant que la cabine s'immobilise sur mon palier et me découvre aux yeux de Béatrice, de la secrétaire et d'un homme maigre et en costume. Le regard de Béatrice est soulagé, celui de la secrétaire méprisant, celui de l'homme interrogateur.

Je m'avance avec embarras.

- Désolé pour mon retard. Un... contretemps sur le trajet.

Voyant qu'à ce niveau il me faut être plus convaincant et, malgré moi fier et préoccupé par les événements du matin, je complète pour me dédouaner :

- Quelqu'un a voulu se jeter sous ma rame de métro et je l'en ai empêché. C'est pour ça que je suis en retard.

Ce n'est pas tout-à-fait vrai mais l'excuse de ma transe-engrais me paraît difficile à servir. Béatrice m'observe avec une drôle d'expression et la secrétaire se détourne enfin de moi avec indifférence.

L'homme en costume gris se racle la gorge.

- Je vous présente Baptiste Roths, me présente soudain Béatrice. Baptiste, voici Khitab Ben Salam. Ce monsieur est professeur de langue et de culture arabe à l'université de Paris VIII et va nous donner ce matin quelques clefs pour comprendre au mieux la culture algérienne afin de favoriser la réussite de notre implantation là-bas.

L'intéressé me sourit doucement et hoche imperceptiblement la tête.

- D'après ce que m'a dit Madame Rossignol, ajoute-t-elle tandis que la secrétaire fait mine de ne pas l'écouter alors qu'elle a tressailli en entendant qu'on citait son nom, nous passerons l'après-midi avec l'informaticien qui gère les réseaux informatiques et téléphoniques de Flexiprospect au siège. Il devrait nous initier au fonctionnement des aspects techniques.

Je la remercie et salue notre professeur de la matinée avant de les suivre en salle de réunion pour cette initiation à la culture algérienne.

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