I

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C'est les yeux brûlants et l'esprit embrumé que j'arrive épuisé dans la cuisine au petit matin.

Ma mère est encore là, un bol de café fumant m'attendant face à elle près de tartines de pain luisantes de beurre et de miel.

Je n'ai pas faim du tout et la vision du petit déjeuner me donne la nausée.

Mais le regard soucieux de ma mère fait que je m'assieds, docile et silencieux.

- Comment tu te sens ?

Direct et sans préambule. Je ne vais pas pouvoir me défiler en me caparaçonnant de la vertu illusoire de ma dignité vacillante à sauvegarder...

- Fatigué.

Je suis prêt à coopérer, ce qui n'implique pas que je fasse preuve de zèle non plus !

- J'ai réfléchi. J'ai l'impression que Prakaash va un peu vite avec toi. Vous devriez peut-être lever le pied le temps de digérer tes progrès en douceur, tu ne crois pas ?

Oh oui ! C'est sûr que j'aimerais ralentir, mais quand bien même mes progrès inespérés ne me rempliraient pas d'allégresse, l'échéance de dimanche m'empêche de me ménager...

- Qu'est-ce que c'est que quelques cauchemars passagers face à la disparition de mes angoisses ? Le prix est parfois fort, mais ma libération vaut bien ce prix... Et puis, c'est pas comme si j'avais le choix ! conclus-je sarcastiquement.

Son regard se voile. Je l'ai blessée. Son ultimatum ! Elle a compris que je l'attaquais !

- C'est pas toi, maman ! C'est le boulot qui ne me laisse pas le choix ! Je dois partir dimanche soir pour Alger ! Je dois éliminer le plus de phobies possible d'ici là !

- Tu es gentil... dit-elle tristement, pas convaincue dans son coeur de mère d'être aussi irréprochable que je le dis...

Elle se lève devant mon silence gêné et dépose un baiser dans mes cheveux avant de me souhaiter une bonne journée. Je marmonne une réponse et je bois une gorgée de café.

Et j'en conclus que je n'ai pas faim.

J'hésite en regardant le réfrigérateur.

Marre des salades de pâtes ! Si j'ai faim, je déjeunerai dehors ! Peut-être à nouveau avec Béatrice...

Repenser à elle me rappelle que j'ai oublié de récupérer un justificatif de domicile pour le passeport. Je m'empresse de pallier au problème puis achève mes préparatifs.

Je m'habille et file à mon arrêt de bus. Je suis en avance, mais le mouvement du transport et des gens est propice à ma réflexion et m'apaise.

Derrière la vitre embuée je regarde le monde défiler, flou et éphémère. A l'intérieur de l'habitacle, les passagers s'acharnent à s'ignorer tout en se surveillant du coin de l'oeil. Je ne fais pas vraiment exception, d'ailleurs, mais mes pensées me divertissent de la règle élémentaire de suspicion sociale.

J'en reviens à mon rêve. À mon cauchemar, plutôt... Encore des sadiques, encore des souffrances indicibles et bouleversantes. Encore des proches perdus. Encore des expériences étranges et perturbantes. Encore ma mort, atroce. Encore un souvenir ?

Connaissances médicinales, hypnotisme, voyance, contrôle des animaux... Plus ça va et plus cette thérapie est ridicule. Et inquiétante. Je deviens de plus en plus une créature fantastique digne d'être recrutée par les X men !

Ou tout simplement cinglé.

Plus vraisemblablement, d'ailleurs.

Je chasse cette insidieuse mais insistante voix et observe la ville qui s'éveille. Le trafic est déjà intense, la foule grise pressée, l'air acre des gaz d'échappement. Les bâtiments de pierre, d'acier et de verre se dressent comme des murailles bouchant toute échappatoire vers l'horizon.

Je me tends vers le ciel gris, contemple les nuages chargés de pluie, découvre les silhouettes fugaces d'oiseaux en quête de nourriture. Je les envie, moi qui peine à regarder mes pieds de ma simple hauteur, d'être si libres de s'échapper au-dessus des hommes et de leurs constructions, de pouvoir les faire disparaître en quelques battements d'aile, simplement en se coulant dans un courant d'air ascendant...

Sentir l'air glacé fouetter mes plumes tandis que je me grise de la vitesse : je m'absorbe dans un effort ou me repose en planant, bec pointé vers le soleil levant. Voler, virevolter, dans un monde dénué d'obstacles.

Soudain, je ressens une faim intense et replie mes ailes pour une descente en piqué vers un parc de la ville.

Et c'est le choc : plusieurs centaines de mètres plus bas et en approche rapide, le sol se dessine, parsemé de miniatures humaines ou vaguement naturelles.

Je hurle en battant des bras comme un forcené pour freiner aussi fort que possible cette chute vertigineuse. Ma main droite cogne douloureusement la vitre du bus, mon bras gauche bousculant mon voisin qui laisse échapper une flopée d'injures, aussi effrayé par ma crise d'hystérie soudaine qu'outré de se faire agresser inopinément dans sa routine quotidienne.

Je me lève en marmottant des excuses confuses et profite de l'arrêt suivant pour m'évader de ce lieu qui m'est à juste titre devenu hostile.

Je cours jusqu'au parc Malraux, jusqu'à mon banc isolé où je me jette.

Est-ce que je me suis introduit dans l'esprit d'un pigeon ou est-ce que j'ai rêvé ?

Un bruit derrière moi me tire dans un sursaut de mon hébétude stérile.

Un rat.

Un rat qui farfouille entre les racines du buisson le plus proche.

Et qui s'est immobilisé à mon demi-tour soudain pour le regarder.

Lui me regarde aussi, désormais, ses petits yeux intelligents rivés aux miens, ses moustaches frémissantes, ses oreilles se tournant vivement en tous sens pour continuer de surveiller les alentours sans me quitter des yeux.

Je me demande ce qu'il voit en moi : prédateur, rival, proie, sujet d'observation scientifique ? Je décide de retenter l'expérience vécue dans le bus quelques minutes plus tôt. Je me concentre sur le rongeur, tâchant de me mettre à sa place, de me fondre dans ses perceptions.

Soudain, c'est moi que je vois, déformé par la vision du rat, plus net à certains égards, mais aussi différent.

Choqué par l'expérience, je me retrouve expulsé de la tête du rat. Désorienté et excité, je tente vainement de reproduire l'expérience sur un jogger.

Mais rien n'y fait et je suis épuisé.

D'ailleurs je vais être en retard ! Je me lève vivement et pars au trot, doublant mon jogger et dévalant les marches du métro aussi vite que mes doigts crochetant la rampe me le permettent.

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